30.7.05

Roman. Par Jean Even

L'Histoire et l'Eternel

Un esprit libre sous le Bas-Empire romain


Sachant qu’il n’est pas de causes victorieuses, j’ai du goût pour les causes perdues : elles demandent une âme entière, égale à sa défaite comme à ses victoires passagères. Pour qui se sent solidaire du destin de ce monde, le choc des civilisations a quelque chose d’angoissant. J’ai fait mienne cette angoisse en même temps que j’ai voulu y jouer ma partie. Entre l’histoire et l’éternel, j’ai choisi l’histoire parce que j’aime les certitudes. D’elle du moins je suis certain et comment nier cette force qui m’écrase?

Albert CAMUS. Le mythe de Sisyphe.


Présentation du roman « L’HISTOIRE ET L’ETERNEL » :

Le héros de ce livre est un personnage de fiction, Eumène, né dans la moyenne vallée du Nil vers 370 de notre ère. Il fait ses études de rhétorique à Alexandrie où il fait la connaissance de personnages promis à la célébrité, comme Synésios de Cyrène et surtout la jeune et belle philosophe Hypatie dont il s’éprend mais par laquelle il est repoussé. Après la destruction du Sérapeion, sur l’ordre du patriarche Théophile, manifestation de fanatisme du Christianisme triomphant, il part pour Rome en compagnie du poète Claudien. Il y assiste à la défaite du dernier sursaut païen et repart pour l’Orient. Il ouvre une école de rhétorique à Chalcédoine, mais se rend vite suspect, puis coupable, aux yeux des autorités de Constantinople et il est banni en 410. Revenu à Alexandrie où il reprend son métier de rhéteur indépendant, écrivain maintenant connu, il assiste avec indignation à l’expulsion des Juifs, et en particulier de son ami de jeunesse Archias. Mais il a aussi retrouvé Hypatie dont il est enfin devenu l’amant. En 415, la philosophe est lynchée par les moines, à l’instigation du patriarche Cyrille, et Eumène, désespéré, s’exile en Inde, dont on lui a parlé comme d’une terre de tolérance religieuse et de liberté de pensée.

Sur l'auteur :

Jean Even
a fait une carrière d’enseignant dans le second degré (Professeur agrégé de Lettres classiques), mais il a participé aussi à plusieurs activités « annexes » dévoreuses de temps, en particulier le militantisme politique. Aussi c’est seulement sur le tard qu’il a pu s’adonner à la littérature.

Outre des romans historiques, il a écrit quelques œuvres sur des sujets modernes et contemporains, en particulier un recueil de nouvelles intitulé Mirages (1997).
Etant encore étudiant, l'auteur éprouvait déjà de l’intérêt pour la culture antique et c’est sur un philosophe présocratique, qu’il a fait son « Mémoire » de maîtrise. Mais c’est surtout l’hellénisme tardif qu’il a étudié ensuite, car "je me sens", dit-il, "plus attiré par les époques de mutation, bien qu’elles soient parfois considérées comme « décadentes », que par les périodes classiques. Et c’est le Bas-Empire, en particulier sa partie orientale, qui sert de toile de fond à mon premier roman historique, L’Histoire et l’Eternel (1993). J’ai ensuite retrouvé l’hellénisme marginal, voire « exotique » (géographiquement, cette fois), dans un autre roman historique, Le Roi de l’Inde (1999), qui fait revivre les royaumes indo-grecs dans les siècles qui ont précédé notre ère, et spécialement celui de Ménandre (le Milinda des Bouddhistes). Dans la même veine, j’ai un projet de livre sur la « Renaissance » de l’hellénisme antique à Mistra et Florence, à la fin du Moyen-âge, œuvre qui ferait pendant à L’Histoire et l’Eternel qui, lui, raconte l’effondrement de cette civilisation. "


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« L’HISTOIRE ET L’ETERNEL »

Première partie

CONSTANTINOPLE






D’Eumène à Chalcédoine, à Archias, à Alexandrie


Pour situer dans le temps événements et personnages, on se reportera au tableau chronologique, à la fin du volume.


Avant-hier, quand je suis sorti de ma salle de cours, en fin d’après-midi, le bruit courait dans Chalcédoine qu’ en face, à Constantinople, l'émeute grondait. On ne parlait que de cela dans les boutiques et dans les échoppes d’artisans. La nouvelle ne m’a pas surpris : voilà plus d’une semaine que l’annone ne fonctionne plus et le peuple manque de pain. Le matin même, un de mes élèves qui passe chaque jour le Bosphore pour venir suivre mes cours, m’avait dit que, dans la capitale, de graves troubles paraissaient imminents. Il avait vu, en passant sur la Mesè, des attroupements se former. Dans le quartier des boulangeries, les hommes et surtout, paraît-il, les femmes étaient dans un état d’ extrême agitation : ils scandaient des injures et tendaient le poing en direction du prétoire de Monaxios, le Préfet de la Ville, responsable de l’approvisionnement de Constantinople.

Je suis vite remonté chez moi avec Cléomène, le plus brillant de mes élèves, fils cadet de Zénon, le Sénateur. Son père m’avait invité à dîner chez lui, à Constantinople, et à lire mes Dialogue des sages devant le petit cercle de ses intimes. Mais j’avais plusieurs lettres urgentes à dicter à mon Paeonide et, pendant que je le faisais, Cléomène a entrepris la lecture de mon livre. Puis nous sommes descendus au port.

Le vieux Seuthès, mon passeur habituel, nous a déposés au Prosphorianos, sur la Corne d’or, où, à peine débarqués, nous avons été assaillis par des gamins en loques et affamés. En haut de l’échelle des Chalcédoniens, des esclaves de Zénon nous attendaient avec des chaises. Ils nous ont confirmé qu’en ville l’émeute faisait rage; ils avaient imaginé tout un itinéraire pour rejoindre la Troisième Région, où se trouve le palais du Clarissime, tout en évitant les quartiers dangereux, mais je n’ai rien voulu savoir : je tenais à voir ce qui se passait et, malgré les supplications de Cléomène, nous avons pris, non pas le Grand Portique, qui relie la Corne d’or au forum de Constantin, mais les petites ruelles populaires qui grimpent au flanc de la deuxième colline. Sur les placettes à degrés où se fait d’ordinaire la distribution des pains publics, la disette rendait insoutenables les supplications des mendiants et les harcèlements des gosses qui venaient rôder autour de nous. Des femmes aux joues creuses et aux yeux brillants s’ approchaient, leurs mioches sur les bras. Puis les ruelles se sont vidées ; plus personne. Des volets clos. On entendait une rumeur sourde, des bruits lointains. Nous avons débouché sur la Rhégia, la plus belle section de la grande voie centrale de Constantinople qui relie la place de l'Augusteon, où se trouve l'entrée du Palais impérial, aux grands forums, celui de Constantin et ceux de ses successeurs. Sous les arcades, toutes les boutiques étaient closes, leurs éventaires relevés. Une foule énorme et bruyante piétinait dans la rue et dans les portiques supérieurs. J’ai crié à Cléomène de m’attendre et je me suis mêlé aux émeutiers. Au loin, vers la Première Région, celle du Palais Sacré, du Sénat et de la Grande Eglise, un bâtiment brûlait : le prétoire du Préfet de la Ville. Le pire était à craindre : si le vent poussait les flammes, tout le quartier pouvait s’embraser, jusqu’à l’église de la Paix.

Soudain la foule s’est écartée : un groupe d’individus surexcités passaient, traînant un char et hurlant contre Monaxios des injures que toute la rue reprenait en choeur. Ils allaient vers le forum de Constantin d’où je les vis continuer vers les portiques de Domninos. Un traînard, passablement aviné, je crois, me lança, en passant à côté de moi : “Le char de Monaxios !" Le Préfet avait-il été molesté ou même massacré ? Cela me parut vraisemblable.

Beaucoup des émeutiers suivirent ceux qui traînaient le char mais le gros de la foule resta sur place, regardant vers le Palais. Comme toujours en pareil cas, un cri a couru : « A l‘Hippodrome ! » Et l’on se mit en marche. Mais soudain, la cohue s’arrêta. Le silence se fit. Au loin, les Scholes en armes étaient apparus, barrant l’ accès de l' Augusteon. Puis l’on a vu sortir l'une derrière l’autre, passant entre les boucliers des gardes, cinq silhouettes, dont trois revêtues de l’armure et de la chlamyde militaire, l’épée au côté, qui en encadraient deux autres portant des vêtements civils. Ils se sont avancés de front jusqu’à l’entrée de la Rhegia et j’ai reconnu le Comte des Largesses sacrées qui porte le même nom que mon ami de Cyrène, Synésios, ainsi que Varanès, le Consul désigné, qui donnera son nom à l’année prochaine. J’ai joué des coudes et je suis parvenu au premier rang. Derrière, la foule grondait à nouveau. On entendit injures et menaces : manifestement, un noyau d’agités et d’inconscients voulaient en découdre. Près d’un pilier du portique, un petit groupe discutait avec de grands gestes, des meneurs, probablement. Je me suis approché d’eux : contrairement à mon attente, ils paraissaient savoir ce qu’ils voulaient. Ces pauvres diables, dépenaillés et le ventre vide, semblaient intelligents. Ils avaient, sur le fonctionnement de l’annone, sur l’organisation de la flotte et les moyens de remplir la caisse du blé, quelques idées que j’ai trouvées cohérentes

- Eh bien, dis-je au plus volubile, avance-toi et va leur dire ce que vous voulez.

Mais tous refusaient. Peut-être même, bien que je me fusse présenté, me prenaient-ils pour un espion du Palais. Pour eux, celui qui donnerait l’ impression d’avoir été l’instigateur de l'émeute, serait le premier arrêté.

- Parmi les cinq que vous voyez là-bas, repris-je, il y a les Chefs de l’armée, c’est vrai. Et cela signifie qu’ ils sauront vous châtier si les désordres continuent. Mais il y a aussi le Comte des Largesses sacrées. N’ avez-vous pas compris ce que cela veut dire? Ils vous font signe : si vous êtes raisonnables, peut-être pourront-ils satisfaire vos revendications, quitte à en payer le prix.

Ils me regardaient, étonnés. Hésitaient-ils ? Se méfiaient-ils ? En fait, je crois surtout qu’ils tremblaient de peur, épouvantés par la tournure qu’avaient prise les événements. En tout cas, quand je leur ai proposé d’aller parler à leur place, ils ont accepté sans hésitation.

Je me suis donc avancé seul, dans un silence soudain absolu et beaucoup moins rassuré que je ne devais le paraître. Mon geste me parut même soudain naïf et insensé. J‘apparaissais complice des incendiaires, et peut-être même des assassins de Monaxios. Le Préfet du prétoire, Anthémios, pouvait-il avoir donné l’ordre de parlementer avec eux ? Folie. Mais il était trop tard, il fallait continuer. Au loin, la carcasse du prétoire fumait. Les cinq, immobiles, me regardaient venir et j ‘ai entendu prononcer mon nom. Je me suis approché des deux civils et je leur ai résumé ce que m’avaient dit les meneurs. Il n’y eut pas de réponse. Alors j’ai fait demi-tour et je suis revenu vers la foule. Derrière, les cinq ont dû parlementer un moment qui m’a paru très long, puis j’ai entendu des pas et je me suis retourné c’était Synésios qui s’avançait. Arrivé à une vingtaine de pas du premier rang, il a crié d’une voix forte, répercutée par les hautes façades de la Rhegia : “Rentrez chez vous ! Nous ferons ce que vous demandez!”

La surprise les a laissés sans voix pendant un instant. Puis une énorme acclamation a retenti d’un bout à l’autre de l’avenue. Les émeutiers sautaient de joie, s’ embrassaient, criaient qu’ils avaient gagné. J’ai été hissé au-dessus d ‘une mer de têtes et de bras. Mon nom fut repris en choeur. J’ai été ainsi porté en triomphe jusqu’au forum de Constantin et tout autour de la colonne. Cela a duré longtenps, au point que la nuit tombait quand j’ai réussi à rejoindre Cléomène, à moitié mort d’émotion, et qu’ il faisait nuit noire quand nous sommes enfin arrivés au palais de Zénon où 1’on commençait à s’ inquiéter sérieusement de notre retard.

Il y avait là, autour de l’Illustre, de son épouse et de son fils aîné, une douzaine de personnes. Je les connaissais, mais seul Pylémène, l’avocat, que j’ai connu par l‘intermédiaire de Synésios de Cyrène, était un de mes familiers. Cléomène a raconté ce qui venait de se passer en ville. Lui qui avait eu si peur et qui m’avait si vivement dissuadé d’intervenir, parlait de non initiative et de mon triomphe final avec une emphase admirative que j’ai trouvée amusante. Mais c’est la surprise plutôt que l’admiration que je lisais sur le visage des auditeurs.

Tous étaient des amis intimes du maître de maison, comme lui fort riches, comme lui fins et racés, avec cette sorte de détachement et de calme supérieur que donne la fortune quand elle s’allie à une vraie culture de l’esprit. Je regardais ces hommes et ces femmes distingués, allongés sur des coussins profonds, savourant des mets raffinés, dans cette belle salle aux fines colonnettes de marbre, aux tentures de pourpre, aux statues de bronze, aux mosaïques d’or, et je pensais à mes émeutiers de tout à l’heure, ceux qui voulaient réformer l'annone ; sans doute n’ étaient-ils pas plus sots, même s’ils étaient totalement incultes, mais en ce moment ils devaient être en train de crever de faim dans leurs taudis, harcelés par une marmaille hurlante... Quel abîme entre les hommes !

Chez Zénon, je retrouve par moments quelque chose de l'atmosphère que j’ai connue autrefois à Rome dans le palais de P. Abellius Sura, sans toutefois l'espèce de passion inquiète, voire fiévreuse, qui caractérisait non pas Sura lui même, bien trop sceptique pour être passionné, mais plusieurs de ses amis. Zénon est un des rares membres du Sénat de Constantinople, je ne dis pas : qui soit resté fidèle aux anciens Dieux, puisque c’est aujourd’hui impossible, niais qui, du moins, ne cherche pas, comme disait Symmaque de Rome, à faire sa cour en les reniant. Il est pourtant sans illusion : une longue nuit s’est étendue sur tout l'Empire et, comme nous tous, il sait bien que le jour n’est pas prêt de se lever.

On parlait beaucoup des événements : tous jugeaient que c’étaient les plus graves qui se fussent produits à Constantinople depuis les troubles qui ont suivi l'exil de l'évêque Jean Chrysostome, il y a cinq ans. Quelqu’un a même dit qu’ils étaient peut-être plus graves puisqu’ il n’y avait pas aujourd’hui deux factions en présence mais une révolte unanime de la populace affamée. J’ai fait observer qu’il y a cinq ans, c’est contre le Palais, et singulièrement contre l' impératrice Eudoxie, ennemie mortelle de l’évêque, que finalement se soulevaient les émeutiers, alors que cette fois il semblait que seul le Préfet de la Ville, responsable de l’approvisionnement, eût été leur cible.

- Tu n’as certes pas tort, m’a dit Zénon. Il est d’ailleurs vraisemblable que, si Monaxios a échappé à la populace, sa carrière souffrira de ce qui s’est passé aujourd’hui. Mais tu sais bien qu’il n’y a pas de révolte dans la capitale qui ne finisse par atteindre le Palais lui-même. Or depuis l’an dernier, depuis la mort d’Arcadios, le Palais, c’est Anthémios, le Préfet du prétoire, et, sauf événement imprévisible, ce sera lui longtemps encore, puisque l'Empereur, Théodose le jeune, n’est qu’ un enfant de sept ans. Ces troubles pour Anthémios sont d’autant plus graves que ce sont les premiers qu’il ait dû affronter. Je ne sais pas au juste quelles étaient ses intentions aujourd ‘hui : châtier sévèrement le peuple pour le terroriser une fois pour toutes ou, ce qui me parait plus vraisemblable, lui faire quelques concessions pour se concilier sa faveur. Mais, dans les deux hypothèses, ce que tu as fait risque de se retourner contre toi car ou bien c’est de sa répression que tu l’auras frustré, ou bien c’est de sa clémence. Dans les deux cas, il aura du mal à te le pardonner et tu peux compter sur ton ennemi Troïle pour exploiter ton initiative contre toi.

Zénon ne faisait qu’exprimer à haute voix ce que je me disais moi-même et je ne doute pas qu’en effet le Rhéteur Troïle, à qui je n’ai pourtant rien fait, pas même une véritable concurrence, ne profite de mon coup d'éclat pour me discréditer un peu plus encore dans l’esprit d’Anthémios dont il est le conseiller. Mais j’ en suis venu à une grande sérénité sur ce point comme sur bien d’autres :

- L’ homme vertueux, dis-je, doit-il se gouverner en fonction de son intérêt immédiat ou de ce qu’ il croit être son devoir ? J’ai mon opinion la-dessus. Voulez-vous, comme dit Protagoras, un discours ou un mythe ?

- Ni l’un ni l’autre. répondit en souriant Zénon. Nous voulons seulement que tu nous lises tes Dialogue des sages . Tu pourras ensuite composer un Protagoras si tu veux décidément te mesurer avec Platon comme tu l’as fait avec Lucien.

J’ai donc lu mes Dialogues des sages jusqu’à une heure tardive. Je ne te parle pas de ce livre puisque tu en recevras une copie en même temps que cette lettre. Je ne doute pas que tu ne le juges sévèrement, comme tu l’as fait de mon Antée : aux yeux d’un Juif croyant comme toi, autant que pour les Chrétiens ou les pieux Hellènes, je suis un impie, et le fait d’avoir repris la fiction du mécréant Lucien, les Dialogues des morts, aggrave non cas. C’est pourquoi, une fois de plus, ce livre, comme la plupart de ceux que j’ai écrits, restera confidentiel En dehors de toi, je l’adresserai sans doute à Sura, ainsi qu’à mes maîtres alexandrins, le rhéteur Claudien et la divine Hypatie, celle que mon ami Synésios appelait “la grande prêtresse des mystères philosophiques”. Ce sera peut-être tout. Prudence oblige. Ah, non cher Archias, quelle triste époque que la nôtre !

Chez Zénon, ma lecture m’a valu des approbations qui m’ont paru sincères, bien qu'elles ne le fussent peut-être pas toujours. Je pense pourtant que certains de mes amis qui commencent à bien connaître mes idées, nais qui ne les partagent pas nécessairement toutes, peuvent apprécier la présentation que j’en fais, la forme dont je les pare. Ce doit être le cas du charmant Pylémène, l'avocat, l'ami de Synésios de Cyrène. Au milieu de la conversation qui a suivi ma lecture, il m’a fait soudain une suggestion étonnante : il m’a invité à écrire le récit de ma vie. Il s’engageait à nous offrir chez lui une autre soirée où je ferais cette nouvelle lecture :

- Tu serais, lui dis-je, un merveilleux Alcinoos, mais je ne suis pas Ulysse.

J’étais si surpris que je me suis demandé si Pylémène n’avait pas abusé quelque peu de l’excellent vin miellé que nous avait servi Zénon. Mais celui-ci intervint à son tour:

- Je suis, dit-il, de l’avis de Pylémène. Tu n’es pas Ulysse, dis-tu. Augustin d’Hippone ne l’est pas non plus et cela ne l’a pas empêché d’écrire ses Confessions. Tu nous as parfois raconté des épisodes de ta jeunesse ou de tes voyages qui, personnellement, m’ont mis l’eau à la bouche. Tu as été témoin d’événements qu’il pourrait être intéressant pour nous de mieux connaître. Et je suis sûr que le cheminement de ta pensée doit être à lui seul aussi passionnant que les pérégrinations du divin Ulysse.

En l’entendant citer Augustin, j’avais souri :

- Lui, dis-je, c’est différent il se veut une preuve vivante, éclatante, de l’action de la Providence. Je n’ aurais pas cette prétention.

- Si cet exemple te choque, reprit Pylémène, en voici un autre : Libanios d ‘Antioche, rhéteur comme toi, et comme Augustin d’ailleurs, a composé, lui aussi, un Discours autobiographique. A la demande, je crois, de ses élèves. Et lui non plus n’était pas Ulysse.

Tous les autres convives ont repris la suggestion de Pylémène, mais je me suis dit que c’était peut-être par politesse, et je n’ai rien promis.

Quand je suis repassé sur la Mésè hier matin, la vie avait repris; les boutiques étaient ouvertes et l’on ne voyait pas de troupes. Anthemios, apparemment, tenait parole. Mais les gens restaient très nerveux. Dans le quartier des boulangeries, la vue de ces provisions interdites au plus grand nombre, exaspérait ceux qui avaient faim. On m’a reconnu. La litière que Zénon avait mise à ma disposition, a été entourée, bloquée. Des femmes, encombrées de gosses en larmes, me suppliaient d’aller parler au Préfet du prétoire. J’ai eu le plus grand mal à m’échapper et à rejoindre l’embarcadère.

A Chalcédoine, le plus modeste portefaix était au courant de ce qui s’était passé dans la capitale. J’ai été très entouré dès les quais du port et dans les rues qui mènent chez moi. Ce matin, quand je suis arrivé à ma salle de cours, mes élèves et mes assistants m’ont applaudi. Cette popularité ne peut évidemment qu’agacer le gouverneur de Bithynie, chrétien fanatique que je ne me souviens pas d’avoir jamais vu, mais qui, paraît-il, me hait, de même qu’elle ne peut qu’exaspérer Anthémios. Mais de plus en plus, j’éprouve devant ce qui m’arrive ou risque de m’arriver, une indifférence qui parfois me surprend : je crois que je commence à approcher de l’ataraxie.

30.6.05

Je te demande ton indulgence pour mon nouveau livre. J’hésite à en adres­ser un exemplaire à Synésios. Lui qui fut autrefois le plus fervent disciple de la divine Hypatie, "la" philosophe, comme on disait à Alexandrie et comme il di­sait lui‑même, me semble aujourd'hui passé avec armes et bagages dans le camp chrétien. J'en vois la preuve dans le fait qu'il ait accepté que l'évêque Théophile, le pire fanatique que la terre ait jamais porté, célèbre son mariage, comme tu me l'as toi‑même appris. Quand je l'avais rencontré ici, lors de son ambassade auprès de l'Empereur, il y a dix ans, il m'avait avoué qu'il « évoluait » : c'est le mot qu'il avait employé. Je lui avais donné une copie de mon Antée : il ne m’en a jamais re­parlé, quoiqu'il eût promis de le faire. J'ai jugé son silence réprobateur et c’est pourquoi j’hésite à le provoquer une nouvelle fois en lui faisant lire mes Dialogues des sages. Si je te les envoie à toi, c’est parce que je te crois capa­ble de supporter la lecture d'un ouvrage dont tu n'approuves pas le contenu, peut-­être même de le comprendre et de le juger équitablement.

Réjouis‑toi.


De Publius Abellius Sura, à Messine, à Eumène, à Chalcédoine.

Je commençais à m'ennuyer en Campanie. Je suis donc venu m'ennuyer en Si­cile, pour changer un peu. Ce qui me console, c'est que je m'ennuie moins que ma femme, qui ne cesse de se morfondre depuis trois ans que nous avons quitté Rome ; je crois qu'elle ne se remet toujours pas d'être séparée de son histrion, dont je crois t'avoir parlé, cet acteur dont elle s'était amourachée... Moi, c’est la Ville qui me manque. Je ne regrette guère les séances du Sénat, mais je trouve manque des longues conversations que tu aimais, les soirs d'été, dans les jardins du Janicule, et même de ces soirées que tu appelais d'un ton mé­prisant mes "orgies", et dont on a du mal à se passer quand on en a pris l'habitu­de. Ici le paysage est toujours aussi beau. Je me fais parfois porter, le soir, le long de la côte, sur le chemin de Taormine, mais j'ai l'impression d'être secoué comme un sac de noix et je rentre généralement fourbu. Je dois vieillir.

Tu apprendras peut-être avec intérêt que je me suis distrait un moment avec une femme que tu connais bien. Tu n’as pas deviné ? Achantia, bien sûr ! Ce n’est plus un tendron mais elle reste très belle : le corps de Diane et le visage de Junon. Elle nous a suivis jusqu'ici : ma femme ne peut se passer d'elle. Mais elle m'a vexé : figure‑toi qu'elle a osé me dire que tu avais été pour elle un meilleur amant que moi ! Rien d'étonnant : il y a bientôt quinze ans de cela, je pense, et tu es beaucoup plus jeune que moi. De plus, je lui ai révélé qu'à l'é­poque tu recherchais avec elle l'illusion d'être avec une autre, ce qui devait te donner des forces et de l'imagination. Elle ne le savait pas et m'a paru contra­riée. Bref, elle a gardé un très bon souvenir de toi...

Ah, mon cher Eumène, quelle époque vivons‑nous, comme aurait dit Cicéron ! L'Empire, du moins le nôtre, l’Occident, n'existe presque plus : c'est la solda­tesque barbare qui y fait la loi. Je m'étais réjoui, tu t'en souviens, quand Ho­norius, il y a deux ans, avait enfin osé se débarrasser du Vandale Stilicon. Mal m'en a pris : nous voici livrés aux Goths. C'est pire. Je t'ai raconté que cette brute d'Alaric avait osé venir assiéger Rome et qu'il avait fallu acheter son dé­part en mettant à contribution les sénateurs (j'ai payé d'autant plus cher que je n'étais pas sur place) et en dépouillant les temples, Capitole compris, des der­nières oeuvres d'art qui s'y trouvaient encore. Cinq mille livres d'or, trente mille d'argent, des milliers de vêtements de soie, des peaux teintées de pourpre : c'est ce que les anciens maîtres du monde, réduits à la famine, ont dû payer pour qu'une meute de loups enragés veuillent bien consentir à dégager leur ville

Mais nous n'avions encore rien vu. Car depuis, Alaric est retourné assié­ger Rome ! Il se plaignait à nouveau, je ne sais de quoi. Il a commencé par met­tre la main sur tout le blé entreposé à Ostie pour le ravitaillement de la Ville, et les anciens maîtres du monde ont vu le moment où ils allaient devoir recommen­cer à se dévorer entre eux, comme la dernière fois : ils se sont donc empressés de capituler sans condition : un "Empereur", choisi par le Goth, a été investi par le Sénat, un certain Attale, le Préfet de la Ville. Comme ces Barbares sont Chrétiens, Attale s'est dépêché de se faire baptiser. Et comme ils sont ariens, il s'est fait baptiser selon le rite "hérétique" de ses maîtres. Alaric, comme tu vois, n'a pas de souci à se faire sur la loyauté de son fantoche.

Nous voilà donc avec deux usurpateurs sur les bras. Car il y avait déjà celui qui répond au nom ronflant de Constantin et qui « régne » en Gaule. Et même en Espagne où il a délégué son fils avec le titre de "César", lui‑même étant "Augus­te", comme il se doit. Après Constantin en Gaule, voilà donc maintenant Attale en Italie. Ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est qu'Héraclien, à son tour, ne se soit pas encore proclamé empereur dans cette Afrique dont il est commandant mi­litaire. Aux dernières nouvelles, il resterait fidèle à Honorius : par les temps qui courent, c'est méritoire.

Quand tu étais parmi nous, tu te désolais, je m'en souviens, de voir que Rome n'était même plus la capitale de l'Empire d 'Occident : c'était alors à Milan que résidait l'Empereur, quand il y en avait un, quelquefois même à Trèves, dans les brumes du Nord. Eh bien, aujourd'hui, c'est à Ravenne. Ravenne ! On s'y fait dévorer par les moustiques, mais l'on y est protégé par les marécages qui entou­rent la ville de tous côtés. Voilà notre nouvelle capitale ! C'est là que se ter­rent Honorius, sa "cour" ou ce qu'il en reste, son "Préfet du prétoire" qui ne com­mande plus à personne, ses "généraux" qui n'ont plus un soldat sous leurs ordres.. Nous en sommes là. L'Empire en est là ! Honorius n'a plus pour lui que sa légitimité. Il est le fils de son père : c'est tout ce qui lui reste. Je te prédis qu'on ne va pas tarder à voir le légitime s'entendre avec un des usurpateurs contre l'autre. Le plus dangereux étant le plus proche, je parie pour une alliance d'Ho­norius avec Constantin contre Attale, plutôt que pour l'inverse.

J'admire la stabilité qui règne chez vous, en Orient. Ici, c’est à une véritable déliquescence que nous assistons. Contrairement à vous, nous ne nous som­mes pas, nous, débarrassés à temps des loups enragés. Tu m'as dit que votre Arca­dios était aussi débile que notre Honorius : du moins y‑a‑t‑il eu, autour de lui, des hommes qui ont été capables de comprendre le danger et qui ont pris au bon mo­ment les mesures nécessaires. La manière dont ils ont éliminé Gaïnas, Tribigild, Fravitta et leurs hordes, est exemplaire. Ici, depuis la disparition de Théodose, c'est un Vandale que nous avons eu pour maître. Un Vandale ! Alors, pourquoi pas maintenant un Goth ?

L'avenir me semble sombre : un jour viendra où ces gueux ne jugeront même plus nécessaire de se dissimuler derrière un fantoche : ils fonderont ouvertement des Etats barbares et les anciens maîtres du monde seront leurs esclaves. Au train où vont les choses, nous n'en avons plus pour longtemps, et parfois je me dis que mon fils Caïus, ton ancien élève, risque d'être un jour au service du successeur d'Alaric ! Il ne restera plus alors que l'Orient et la "nouvelle Rome", comme di­sait Constantin, la capitale chrétienne. Le monde sera donc livré aux évêques et aux moines. Les Chrétiens et les Barbares : voilà l'avenir qui nous attend. Cela revient d'ailleurs au même : les Barbares sont Chrétiens, même s'ils le sont à leur manière, et les Chrétiens sont les pires des Barbares. Tu me l'as souvent dit toi‑même : les Chrétiens fermeront les écoles, les théâtres et les gymnases, comme ils ont fermé les Temples. Ils brûleront les livres, comme ils ont brisé les statues. On perdra jusqu’au souvenir d’Homère. Une nuit noire s’étendra sur le monde entier. Nous n’aurons plus pour toute culture que des sermons et des can­tiques. Et les chants des Barbares... Ah, Eumène, où pourrons‑nous alors nous ré­fugier ?


D’Eumène, à Chalcédoine, à Archias, à Alexandrie.

Je me surprends de plus, en plus souvent à penser à l'idée de Pylémène et de Zénon qui, sur le moment, m'avait paru si saugrenue. Revivre une seconde fois ma vie, faire revivre aussi tous les lieux où je suis passé, tous les êtres que j'y ai connus, tous les événements qui s'y sont produits, cela me tente. Il m'ar­rive de m’acharner, des heures durant, à reconstituer un fragment de mon adolescence, de ma jeunesse, à tenter d'harmoniser les dates, de reconstruire mon his­toire et de la mettre en concordance avec celle du vaste monde. Chose surprenante je retrouve parfois, intacte, avec une précision dont je ne cesse de m'étonner, telle image lointaine, tel détail insignifiant dont je n'ai que faire : le dessin et la nuance de la voile triangulaire d'une felouque fuyant sur l'eau boueuse du Nil, une ombre tragique sur le fronton d'un temple de Rome un certain jour de septembre ... Et j'ai le plus grand mal à reconstituer l'ensemble. J'ai surtout les plus grandes difficultés à faire concorder mon histoire personnelle et l'Histoire tout court. Ma mère était‑elle déjà morte au moment du désastre d'Andrinople ? Eutrope avait‑il déjà été chassé du pouvoir quand j'ai retrouvé pour la première fois Synésios à Chalcédoine ? Depuis combien de temps étais‑je à Rome quand a eu lieu la bataille de la Rivière Froide ? Il y a trois jours, j'ai marché longtemps le long du Bosphore, jusqu'au‑delà de Chrysopolis, en essayant de débrouiller ces écheveaux et d'en faire deux fils bien droits, bien parallèles, avec des repères bien marqués. Il m'arrive même de dicter à Paeonide quelques bribes de ce futur récit : à peine ai-je fini l’une d’elles que je songe déjà à un autre épisode. Je passe ainsi d’Alexandrie à Constantinople, d’Oxyrhynque à Rome, de Chalcédoine à Delphes, des « mystiques festins » de la Divine, comme disait Synésios, aux soirées du Janicule, de la destruction du Serapeion à l'exil de Jean Chrysostome... Ce livre, oui, je crois bien que je l'ai déjà commencé.

Mais parfois je suis saisi d'une sorte de stupeur : voilà que ma vie est là, derrière moi, figée, définitive, comme cet étrange coquillage rejeté par la mer que j'ai trouvé, l'autre jour, sur les bords de la Propontide, que j'ai pris entre mes doigts et que j'ai regardé avec tant d'étonnement parce que je n'avais jamais rien vu de semblable. Ces événements que je m’ apprête à raconter, c’est ma vie. Ce personnage dont je parle, c’est moi. C’est cela que j’ai fait et pas autre chose. Ce sont ces livres‑là que j'ai écrits, et pas d'autres livres. C’est Eumè­ne que je suis et pas un autre. Pourquoi ? Comment suis‑je devenu qui je suis ? C'est la question que se posait déjà Marc‑Aurèle et, comme lui, je m’interroge : le hasard ? la providence ? les astres ? J'ai rarement consulté les astrologues, chaldéens ou autres, et jamais sur mon propre destin : je me demande au fond si je ne crains pas qu'ils ne me disent la vérité. Pourtant ce livre, si je l'écris, je voudrais qu'il me serve à mieux me comprendre moi‑même. C'était le précepte de Socrate et, après tout, le Dieu de Delphes avait permis qu'on inscrivît cette ma­xime sur le mur de son temple.

Je sais qu’ une telle entreprise n’a de sens que si l’on dit la vérité. Je la dirai... Cela me condamne donc, une fois de plus, à écrire un livre confidentiel que je ne lirai qu'à quelques auditeurs bienveillants et discrets, que j'enverrai à quelques amis surs, mais que je ne publierai pas. Notre triste époque me l’in­terdit. La vérité... Elle est pleine de dangers, aujourdhui, mais parfois elle me paraît aussi plus insaisissable que Protée. Qui suis‑je ? Quel est mon véritable moi ? Quand suis‑je "vrai" ? Le discours d'un pieux Chrétien, qu'il soit naïf ou savant, me fait hausser les épaules; mais celui, sommaire et parfois débile, d'un Hellène fanatique, me donnerait presque envie de prendre la défense d'une religion à laquelle, pourtant, je ne crois pas. Tant de fois j'ai essayé de faire la lu­mière en moi‑même, sur moi‑même ! Essayer encore une fois ? Malgré les risques d'échec, je sais bien que mon livre n'aura de sens qu'à cette condition.

Que ma vie, soudain, au moment où j 'entreprends de la raconter, me paraît pauvre et sans relief ! Je ne suis qu'un obscur sophiste dont l’Histoire, sauf miracle, ne retiendra pas même le nom. J'envie Alexandre, quelquefois même Alcibia­de. J'envie Achille, mais plus encore Homère.. Sophocle plus qu'Oedipe, Platon plus que Socrate, tous ceux dont les noms, grâce à leurs écrits, ont traversé les siècles. Cette immortalité‑là, il se pourrait bien que ce soit la seule à laquelle je croie encore. En être privé, c'est la pire frustration que j'éprouve et si je hais mon époque, c'est avant tout parce qu'elle m’inflige cette frustration‑là.

Je n'oublie pas la grande et belle Alexandrie. Salue de ma part tous ceux qui, là‑bas, se souviennent encore de moi.


D’Eumène, à Chalcédoine, à Publius Abellius Sura, à Messine.

Que te dirai‑je de ta lettre ? Je suis d’autant plus tenté de contester ce que tu m’écris que tu dis parfois ce que je pense moi‑même. Crois‑tu que je cultive le paradoxe ? Ou que je sois victime de la déformation professionnelle du sophiste habitué à ne jamais exprimer le pour sans envisager le contre ? C'est pire : je ne crois plus beaucoup à la vérité; j'éprouve une instinctive méfiance pour toutes les convictions. Notre horrible époque m’a montré à quelles extrémi­tés elles conduisent. Aussi, quand j'entends une thèse s'exprimer, fût‑ce une thèse à laquelle a priori j'adhère, j'en mesure aussitôt les faiblesses et les dangers.

A propos des Barbares, par exemple, tu me sembles oublier que s'ils sont chez nous aujourd'hui, c'est parce que nous leur avons ouvert la porte hier. Qui les a installés parmi nous, sinon nous‑mêmes ? Qui leur a donné deux provinces et les a massivement enrôlés dans nos légions, après le désastre d'Andrinople, sinon le très romain Théodose ? Qui commandait les troupes impériales sous les ordres du très chrétien Théodose, à la Rivière Froide, sinon Gaïnas, Alaric et Stilicon? Il en allait d'ailleurs de même du côté des Hellènes, puisque les troupes d'Eugè­ne étaient conmandées par le Franc Arbogast. Et dans les deux camps, la piétaille était pour l'essentiel composée de Barbares. Tu me parles une fois de plus avec mépris de Stilicon, mais je te rappelle que c'est Théodose qui, sur son lit de mort, lui a confié la charge de l'Occident, et sans doute même de tout l'Empire. Pouvait‑il d'ailleurs mesurer sa confiance à un homme qui, par alliance, était son neveu, avant que le prince impérial, Honorius, héritier de l'Occident, ne de­vînt son gendre ?

Si notre armée est aujourd'hui barbare, (et depuis fort longtemps, car il y a des siècles que nous les enrôlons, parfois par tribus entières, dans nos légions), c'est que nos cités ne sont plus capables de recruter des combattants romains : cela, tu le sais aussi bien que moi. J'admets que faire combattre pour nous nos ennemis comportait des risques. Mais avions‑nous un autre choix ? Qu'au­rais‑tu fait, toi, Sura, à la place de Théodose, au lendemain d'Andrinople ? J'ai entendu ici mon ami Synésios réclamer à cor et à cris l'élimination de Gaïnas. Mais sais‑tu qui nous avons trouvé pour combattre Gaïnas ? Un Goth comme lui, Fravitta ! Et sais‑tu qui Synésios réclamait pour remplacer les Goths ? Tu ne le devinerais pas : les Huns ! Ces mêmes Huns qui viennent, tout récemment encore, d'envahir la Thrace et dont il a fallu à prix d'or acheter le départ.

Tu me dis qu'ici nous nous sommes débarrassés des Barbares. Disons plutôt que nos dirigeants ont détourné vers vous le plus dangereux de tous : Alaric. De­puis l’éliminatîon de Gaïnas, je reconnais que nous avons eu de la chance : nous n’avons pas subi sur nos frontières du Nord un déferlement comparable à celui qui a submergé la Gaule il y a deux ans. Et à l’est, les Perses nous ont laissés en paix. Heureusement pour nous ! Car je me demande bien qui nous aurions pu trouver pour nous défendre.

As‑tu jamais cru que nous pourrions rester toujours barricadés en toute sécurité derrière ce que vous appelez notre limes, entourés de tous côtés par des peuplades misérables ? As‑tu jamais pensé que les « loups enragés », comme tu les appelles, et qui étaient surtout affamés, continueraient indéfiniment à camper sur les bords du Rhin et du Danube en contemplant de loin nos ripailles ? Il était prévisible qu'un jour ils franchiraient ces fleuves. Ils n'avaient d'ailleurs qu'à suivre notre exemple. Car enfin Trajan l'avait bien franchi, lui aussi, le Danube, pour aller mettre la main sur l’or des Daces. Et pourquoi l’Egypte, la Syrie et toute l’Asie mineure sont‑elles devenues grecques, puis romaines, sinon parce qu'Alexandre, puis Pompée, les ont conquises par les armes ? Moi qui te par­le, Eumène d'Oxyrhynque, je ne suis pas Egyptien, mais Grec, et si je suis né enEgypte, c'est parce que mes ancêtres s'y sont installés, il y a bien longtemps, à la suite des conquêtes d'Alexandre et des Diadoques, de même que les ancêtres de Synésios, qui se flatte de son ascendance spartiate , sont allés s'installer en Libye, comme les Mégariens se sont installés à Chalcédoine et à Byzance bien des siècles avant Constantin. Chez vous, les Gaulois étaient considérés comme les plus arriérés des Barbares avant que César n'en fît des Romains par le fer et par le feu. C'est parce que Scipion "l'Africain" l'a conquise que l'Afrique fait par­tie de l’Empire. C'est parce que Marius les a vaincus que les Numides sont devenus Romains. Et il fut un temps où les ancêtres de Théodose. les Ibères. étaient des Barbares. J'ai lu à Delphes une très antique inscription des Grecs de Tarente célébrant leurs victoires sur les "Barbares" de l’talie du Sud. Eh oui ! Tes an­cêtres étaient des Barbares aux yeux des miens, il y a huit ou neuf siècles ! Ce que nous appelons l’Empire, n'est après tout que le résultat de nos "invasions" puis des vôtres.

Et tous ces anciens barbares sont souvent devenus d'excellents Grecs et de parfaits Romains. La langue maternelle de Lucien était le syriaque : son grec n'en est pas moins cité aujourd'hui dans toutes nos écoles comme un modèle d'atticisme. Porphyre, le plus platonicien de nos philosophes, était de Tyr et son véritable nom était Malchos. Plus près de nous, l'impératrice Eudoxie, pour laquelle je n'avais d'ailleurs aucune sympathie, était, malgré son beau nom grec, la fille d'un chef barbare, d'origine franque, nommé Bauto : Gaïnas n’a pas trouvé d'ad­versaire plus farouche cette femme qui avait le même sang que lui et qui s'est voulue plus "romaine" que son mari. Quant à Stilicon, dois‑je te rappeler qu'il a passé sa vie à guerroyer contre Alaric, qu'il l'a plusieurs fois vaincu et, une fois au moins, écrasé, comme il avait écrasé Radagaise, qui était encore plus re­doutable que lui ? Je voudrais bien savoir si Honorius et ceux qui l'entourent aujourd'hui à Ravenne, ne se repentent pas d'avoir fait ou laissé massacrer leur meilleur défenseur.

Tu admires, me dis‑tu, la stabilité de l'Empire d'Orient. Dans l'immédiat, je te l'ai déjà dit, nous avons la chance que le calme règne, tant bien que mal, sur nos frontières. Faute de quoi, nous connaîtrions le même sort que le vôtre. Et qui sait si nous ne le connaîtrons pas un jour ? Qui sait si Alaric ou ses successeurs ne constitueront pas en Occident un ou plusieurs empires qui pourront devenir redoutables pour nous ? Et surtout, nous ne connaissons jusqu'ici que les Barbares descendus, comme tu dis, "des forêts du Nord". Qui te dit qu'il ne vien­dra pas un jour d'au‑delà des déserts du Sud, des hordes faméliques dont les Ausuriens qui, en ce‑moment, ravagent la Cyrénalque au grand désespoir de Synésios, ne sont que l'avant‑garde ? Ou d'autres dont nous n'avons même pas idée! Et vers l'Est! Que savons-nous de ces « Scythes orientaux » que personne n’a jamais vus mais avec lesquels nous commerçons puisque ce sont eux qui fabriquent la soie que les riches Romaines apprécient tant ? Que se passerait-il si ces masses humaines se ruaient sur nous ? Quelles troupes trouverions-nous à leur opposer ? Pour ma part, je te l’avoue, je n’exclus pas qu’un jour, Alexandrie, Antioche, et, pourquoi pas ?, Constantinople, ne succombent. Notre civilisation peut disparaître comme a disparu celle des anciens Egyptiens ou celle des Babyloniens.

Notre civilisation... Tu dis que les Barbares de l'intérieur, « les évêques et les moines », ont déjà commencé à la détruire. C'est vrai. Je crains même que ce ne soit qu’un début : heureux seront nos descendants s'ils ne les voient pas se transformer en juges et peut‑être en bourreaux. Mais notre civilisation, notre culture, nous sommes coupables de l'avoir laissé se dégrader, reconnaissons-le. Que valent nos pantomimes comparées aux tragédies d'Eschyle ? Ou trouver au­jourd'hui un Thucydide, un Démosthène ? Les compétitions des anciens jeux panhel­léniques ont été remplacées par les répugnantes boucheries de vos amphithéâtres que je reproche pas à Honorius d'avoir interdites. Le stade d'Olympie, ceux de Delphes et de l'Isthme n'accueillaient déjà plus beaucoup de spectateurs quand les Chrétiens les ont fermés.

Qu'est devenue notre philosophie ? Tu sais que cette idée me tient d'autant plus à coeur que je ne suis pas philosophe. J'ai écrit sur ce sujet un nouvel ouvrage dont je t'adresserai un exemplaire quand mon Paeonide aura fini de le recopier, où je reprends la plupart des idées de cet Antée que j'avais écrit chez toi. J'y ai adopté la fiction de Lucien : les dialogues des morts. J'ai imaginé les dialogues que pourraient avoir aux Enfers les grands philosophes d'autrefois et nos platoniciens d'aujourd'hui, les anciens faisant évidemment reproche aux modernes d'avoir, comme je le disais dans mon Antée, déserté la terre pour le ciel et donc d' avoir trahi la mission de la philosophie... Je crois, hélas, que les Chrétiens ne font que porter le coup final à une culture qui n'était déjà plus que l'ombre d'elle‑même.

Tu m’ écris : « Nous n’ aurons bientôt plus pour toute culture que des ser­mons et des cantiques ». Je le crains autant que toi. Et pourtant, comment te di­re ? J'ai du mal à croire que les générations futures puissent indéfiniment se contenter de cantiques et de sermons. Je doute qu'il soit possible d'étouffer du­rablement l'esprit humain comme on éteint la flamme d’une lampe. Qui te dit qu’un jour d'autres cultures ne naîtront pas, différentes de la nôtre peut‑être, et que nous ne pouvons même pas imaginer ? "On perdra, me dis‑tu, jusqu'au souvenir d'Ho­mère". Peut‑être. Mais qui te dit qu'un jour on ne retrouvera pas ce souvenir ? Notre civilisation peut renaître. Ne me demande ni où ni quand ni comment : je n’en ai évidemment aucune idée. Je pense seulement qu’il ne faut jamais insulter l’avenir.

Nous manquons d’imagination. Au pire moment de vos guerres civiles, votre Virgile annonçait magnifiquement le retour de l'âge d'or. Aujourd'hui nous avons le nez tout contre notre déplorable époque. Nous sommes incapables d'élever les yeux au‑delà du triste mur qui nous bouche la vue. Nous avons une vision courte de l'Histoire, comme du Monde. Je contemple parfois la carte qu'a établie Eratos­thène : cette grande île, étirée, tout en longueur, que nous appelons la "terre habitée", est‑ce vraiment l'image de notre monde ? Eratosthène assurait que, si l'océan n'était pas si vaste, il serait parfaitement possible d'aller par mer d'I­bérie jusqu'en Inde. Mais Strabon, dont je finirai par connaître le livre par coeur tant la connaissance du Monde me passionne, objecte qu'entre l'Ibérie et l'Inde, le navigateur d'Eratosthène aurait les plus grandes chances de buter sur d'au­tres terres habitées semblables à la nôtre, parce que situées, comme la nôtre, dans la zône tempérée. Ces terres ignorées. comme l'avenir que nous ne connaîtrons pas, j’y rêve souvent : existent‑elles ? Quels sont les êtres qui les habitent ? L'aventure sera‑t‑elle tentée un jour ? Pourquoi ne l'a‑t‑elle jamais été, même par cet intrépide Pythéas de Marseille que Strabon, à mon avis, a grand tort de mépriser ?

Au milieu de la "terre habitée" d'Eratosthène, je regarde ce petit lac que nous appelons la "mer intérieure", prolongée par le Pont‑Euxin. Je n'en suis jamais sorti et pourtant j'estime faire partie des hommes de notre époque qui ont passablement voyagé. Plus le temps passe et plus je me désespère de tout ignorer de ce qui se passe au‑delà du pourtour de ce lac et, comme toi, je n’ exclus pas de chercher refuge un jour quelque part, très loin, sous d'autres cieux, si vrai­ment la nuit noire que tu prévois s'étend sur tout l’Empire.

Pour l'instant, c'est au‑dessus de ma tête que s'amoncellent les nuages. ­Zénon, le Sénateur de Constantinople dont je t'ai plusieurs fois parlé, m'a con­firmé qu'en haut lieu on a l'œil sur moi. J'ai commencé à me faire repérer quand j'ai inauguré la série de mes Discours publics : mes éloges du passé sont apparus pour ce qu'ils étaient, des critiques à peine déguisées du temps présent. Depuis, j'ai eu l'audace d'aller transmettre aux membres les plus éminents du Consistoire impérial les revendications de la populace qui avait envahi les rues parce qu'elle avait faim. C'en était trop et je risque le pire.

Il n'y a pas longtemps, ici même, à Constantinople, la ville la plus poli­cée du Monde, a eu lieu le procès et le supplice d'un pauvre diable de philosophe alexandrin, nommé Hiéroclès, auteur de savants ouvrages et en particulier d'un commentaire des Vers dorés du divin Pythagore. Hiéroclès était un Hellène impénitent, bien sûr; il a donc été trainé devant les tribunaux et condamné à la flagellation. ()n m'a raconté que ce malheureux, dont plusieurs veines avaient écla­té sous les coups de lanières, eut le courage de recueillir un peu de sang dans le creux de sa main et de s'avancer vers le juge, main tendue, en citant Ulysse :

Cyclope, un coup de vin vin

Sur les viandes humaines que tu viens de manger

Hein, qu'en dis‑tu ? Cela ne manque pas d'allure, ne trouves‑tu pas ? Après quoi, Hié­roclès a été banni et renvoyé dans son Alexandrie natale. Il y a des fois où je me persuade que je suis promis, tôt ou tard, au même sort.

Je crois t'avoir dit que j'ai perdu l'an dernier, dans des circonstances tragiques, la femme qui partageait ma vie et le jeune fils qu'elle m'avait donné; je n'ai donc pas le coeur de te parler de tes amours. Mais je t'autorise à dire à Achantia que je suis flatté du bon souvenir qu'elle a gardé de moi.

"Réjouis‑toi", comme disaient nos anciens. Si du moins tu le peux.


D’Archias, à Alexandrie à Eumène, à Chalcédoine

J’ai à t'apprendre d'étonnantes nouvelles. Et d'abord celle‑ci, qui va te surprendre : ton ami Synésios de Cyrène qui fut, comme tu dis, « le meilleur dis­ciple de "LA" philosophe » c'est‑à‑dire de la bête noire des moines d'Egypte, a été élu (vas‑tu me croire ?) a été élu... évêque ! Parfaitement. Evêque d'une ville de sa Pentapole. Ne m'en demande pas plus : celui dont je tiens cette informa­tion, a été incapable de me rien dire de plus précis. Je crois seulement savoir que Synésios aurait refusé cette charge. Cela ne m'a pas surpris : après tout, il est marié et père de trois enfants.

Autre nouvelle : nous venons de voir arriver un nouveau Préfet Augustal. Un certain Oreste. Il est de Constantinople et, dit‑on, ne manque pas une occasion d'affirmer qu'il est Chrétien. Il précise même, paraît‑il, qu'il a été baptisé par l'évêque de la capitale, Atticos. Tu me diras que tu te moques des croyances du nouveau Préfet d'Egypte. Tu changeras d'opinion quand je t'aurai dit qu’Oreste, tout bon chrétien qu'il prétende être, est un admirateur de LA philosophe. Il ne dédaigne pas d'assister parfois à ses cours publics, ce qui n'a rien d'exception­nel : beaucoup de personnages en vue d'Alexandrie en font autant. Mais on ajoute­ qu'il sollicite aussi de la belle ‑ et obtient ‑ des cours privés. Je ne voudrais pas raviver ta jalousie, s'il est vrai, comme me l'avait dit Herculien, qui le tenait de Synésios, que tu en pinçais vraiment pour celle que tu appelles "la divi­ne". Mais je t’avertis que les entretiens qu'Hypatie accorde fréquemment à Ores­te font jaser. Les moines ne manquent pas de répandre le bruit qu'Hypatie, dont ils font, comme tu le sais, une chienne en chaleur, aurait réussi à la fois à as­souvir ses ardeurs insatiables et à perdre l'âme du Préfet ! Voilà le genre de potins qui font parler dans la deuxième ville de l'Empire

Encore une nouvelle qui t’attristera: la mort de notre maître, le rhéteur Claudien. Nous en avons souvent parlé : ce n'était pas, il est vrai, un homme de génie, mais il faisait bien son métier. Nous serions ingrats si nous ne reconnaissions pas que nous lui devons beaucoup. Je crois qu'il avait été très affecté par la mort, déjà ancienne, de son fils, le poète, que je n'aimais guère, tu t'en souviens, mais qui fut ton ami. Pour le reste, que te dirai‑je ? Certes je suis capable, conme tu me le dis, de «comprendre, voire de juger équitablement » tes Dialogues des sages . Je peux même, comme certains de tes amis de Constantinople dont tu me parles, appré­cier la "forme dont tu pares" des idées que je ne partage pas. J'irai jusqu'à t'avouer que certains de ces dialogues m'ont amusé, tout en me semblant riches de signification : je pense en particulier à celui où tu imagines la rencontre entre Archimède et Plotin. Mais il est vrai que je ne te suis pas dans ton évolution. Je reste, comme tu dis, un Juif croyant. Je me félicite que tu prennes maintenant tes distances aussi bien avec l'idolâtrie des Hellènes qu'avec les élucubrations des Chrétiens, mais je ne t'approuve pas de t'épuiser dans la poursuite d'une sci- ence qui n'est à mes yeux, comme le dit notre Livre, que "poursuite du vent".

Tu as cru bon de jouer les bons offices, un soir d'émeute, entre les représentants du pouvoir impérial et le peuple en révolte. Je te dirais bien, moi aussi, comme ton ami Zénon, que ton initiative risque de se retourner contre toi, quelles qu’aient été, ce jour‑là, les intentions d'Anthémios. Mais n'est‑ce pas là ce que tu recherches, au fond de toi‑même ? Tu approches, me dis‑tu, de l'ataraxie ? Je crois que tu te trompes et puisque tu veux te connaître toi‑même, je vais t'y ai­der : tu as le goût du martyre. Le plus beau cadeau que pourrait te faire le Palais, ce serait de te persécuter. J’ai relu tes Discours publics : je les admire et les approuve. Mais il est évident que ce sont des provocations. Il t'arrive d’ailleurs de le reconnaître. Je te le répète : tu recherches la persécution. Si tu l’obtenais, si ton aspiration secrète était enfin réalisée, quelle belle con­clusion ce serait, n’est‑ce pas, à l'Autobiographie que tu as entreprise !

Je ne sais si je dois te la souhaiter. Je crains malheureusement que ce ne soit point nécessaire et je serais plutôt tenté de te dire tout au contraire : sois prudent, prends garde à toi.


D’Eumène, à Chalcédoine, à Archias, à Alexandrie
.

Tu seras le premier, et sans doute le seul, à recevoir mon Discours autobiographique . Je viens de le terminer. Tu constateras que je m’y adresse sou­vent à Pylémène et à Zénon. C’est que j’ai dédié cette oeuvre au Sénateur, puis­que c'est chez lui que l'idée m'en a été suggérée et que c'est finalement lui qui m'a décidé à l'écrire, et c'est devant les invités de Pylémène que je l'ai lu. La copie que je t'adresse est la première qu'ait terminée mon jeune tachygraphe Paeonide qui n'en fera d'ailleurs pas d'autre. Tu seras donc le premier à lire cette oeuvre.

Je crains, hélas, de l'avoir terminée trop tôt. Car je sais maintenant qu' un nouvel épisode dramatique de ma vie se prépare : il y a deux jours, en ren­trant chez moi, j'ai trouvé ma maison sens dessus dessous, les meubles renversés, les coffres éventrés. Dans un coin, Paeonide pleurait à petits sanglots. Dès qu'il m’a vu, il est venu vers moi et je me suis alors aperçu qu’il avait le visage tu­méfié : les sbires du consulaire de Bithynie avaient fait irruption chez moi dans la matinée. Ils voulaient voir mes livres. Sans doute cherchaient‑ils les livres interdits, ceux de Porphyre et de Julien en particulier, afin de me convaincre d’"hellénisme". Je ne les possède pas. Mais ils cherchaient aussi, et peut‑être surtout, mes livres de copies, celles de mes lettres et celles des livres confi­dentiels que j'ai écrits et dont quelque mouchard aura révélé l'existence... Ces brutes ont alors commencé à labourer de coups de poing le visage de Paeonide et, pour lui faire bien comprendre qu'ils ne plaisantaient pas, ils ont exhibé les instruments de torture. Quand le malheureux garçon a vu le chevalet, les brode­quins, les griffes et les pinces, il a craqué : il a livré les copies que les licteurs ont emportées. Paeonide s'en voulait de sa faiblesse et tremblait sans dou­te que je ne la lui reproche. Mais je l'ai rassuré : eût‑il subi la torture, y eût‑il même résisté, cela n'aurait pas empêché les soudards de fouiller la maison et de mettre la main sur ces livres de copies que je ne cachais nullement et qu'il n'était pas difficile de trouver.

Voilà. Toutes mes oeuvres, y compris celles, les plus importantes, qui n'étaient pas publiables, sont entre les mains de mes ennemis jurés; ils en sa­vent donc sur mon compte beaucoup plus qu 'il ne leur en faut pour me faire un procès en impiété. Je m’ y attends d'un jour à l'autre et, comme j’ai moins le goût de la persécution que tu ne le prétends, je ne m'en réjouis pas. Le pire peut‑ê­tre, à mes yeux, c'est que toutes ces oeuvres vont être détruites. Les chances sont donc plus minces qu'avant que ces productions de mon esprit me survivent et par conséquent que mon nom soit sauvé de l'oubli.

Je te demande de conserver précieusement les exemplaires de mon Antée et de mes Dialogue des sages , que je t’ai déjà adressés, ainsi que celui de l'Auto­biographie qui accompagne cette lettre : il était empaqueté, prêt pour l' expédi­tion, quand la perquisition a eu lieu, mais les sbires sont partis satisfaits a­vec mes copies et n'ont pas cherché autre chose. C'est cet exemplaire que j'ai u­tilisé, l'autre soir, pour ma lecture chez Pylémène. Mets toutes ces oeuvres en lieu sûr: elles seront plus en sécurité en Egypte qu’ ici. Et à mon tour de te dire, à toi qui possèdes de tels brûlots : prends garde à toi.


15.5.05


AUTOBIOGRAPHIE D’EUMENE

-I-

Quand vous m'avez suggéré d'écrire l'histoire de ma vie, vous m'avez, mes amis, cité les exemples de Libanios d'Antioche et d'Augustin d'Hippone. Mais vous avez compris, je pense, que ces deux exemples n'étaient pas de nature à em­porter ma conviction. J'ai réussi, non sans mal, à me procurer le texte complet de 1’Autobiographie de Libanios et j’ai relu les Confessions d ' Augustin. Je sou­ris de la naïve satisfaction du premier et guère moins de la fausse humilité de l'autre. Il faut beaucoup de suffisance à Libanios pour célébrer ses talents com­me il le fait et plus encore pour se croire l'objet de la constante sollicitude de la Fortune. Il faut beaucoup d'orgueil, ou de fausse modestie, à Augustin pour voir en lui un exemple vivant de l'action de la providence divine. Car enfin il ne se complaît tant à souligner de quelle boue il était fait que pour mieux exalter l'or pur qu'il est devenu. Je ne les imiterai pas. Si mon histoire peut présenter quelque intérêt, ce sera dans la mesure où je ne chercherai pas à lui don­ner une valeur d'exemple et à paraître plus que je ne suis.

En définitive, c’est toi, mon cher Zénon, qui m’as décidé à raconter mon histoire quand tu m’as dit : "Tu as été témoin d'événements qu'il pourrait être intéressant pour nous de mieux connaître". Intéressant aussi pour moi, me suis-­je dit, de les revivre et pour nous tous d'exercer sur eux notre réflexion. En somme, ni Libanios ni Augustin. Mais Ulysse ou Enée, pourquoi pas ! Je n'ai certes pas vu "Troie s'écrouler de toute sa hauteur", mais j'ai assisté à l'écroulement de tout un monde et de cela, oui, je veux bien parler.

*

Je suis né à Oxyrhynque, en Egypte, la quatrième année de la 287° olympiade, comme on ne disait déjà plus guère au temps où l'on célébrait encore les olympiades, ou, si vous préférez, la neuvième année du règne de Valens à Constantino­ple et de Valentinien en Occident. Il y a donc de cela trente‑sept ans.

Oxyrhynque, ma ville natale, était pleine de moines. Aussi loin que je puisse remonter dans ma mémoire, je revois des crânes tonsurés et des robes de bure. Les rues et les places en grouillaient et les anciens temples des Dieux, peu à peu désaffectés depuis Constantin, étaient transformés en couvents..Comme toutes les cités de la vallée du Nil et du delta, Oxyrhynque avait été autrefois le théâtre de cette zoolâtrie des Egyptiens qui a toujours tant étonné les Romains et les Grecs : son nom lui vient du bec pointu de ce poisson, sorte d'esturgeon du Nil, qui a dû y être jadis adoré, mais qui, selon la légende, n’ aurait pas respecté les morceaux du cadavre d'Osiris et aurait dévoré le phallos du Dieu. On voyait surtout, dans un quartier de la ville, l'ancien temple tétrastyle deThouéris, divinité‑hippopotame, curieusement identifiée par les Grecs à leur A­théna. Et il y avait eu aussi, bien sûr, des sanctuaires d'Isis et de Sérapis. Plus tard, quand les colons grecs, dont faisaient partie les ancêtres de mes pa­rents, étaient arrivés à la suite d'Alexandre et des Ptolémées, ils avaient ame­né leurs Dieux : Dionysos était honoré dans le quartier de Thouéris‑Athéna, ail­leurs Apollon, Déméter, Aphrodite identifiée par les Egyptiens à Hathor, leur dé­esse‑vache. Un temple avait été dédié collectivement à Zeus, Héra, Perséphone et Atargatis‑Astarté, déesse syrienne dans laquelle certains Egyptiens voyaient parfois un doublet de leur Isis. Enfin les Romains avaient édifié un "Capitole", con­sacré à leur trinité nationale, Jupiter‑Junon‑Minerve, et surtout un "Caesareion" où avait été célébré pendant de longs siècles le culte impérial. Tous ces édifi­ces abritaient maintenant les moines : on en comptait quelque cinq mille tant à l'intérieur de la ville qu'aux alentours, à l'extérieur des murailles, sur une population totale d’environ vingt mille habitants. Et il fallait compter aussi les « Vierges du Seigneur » qui s’empressaient à leur service : naturellement cela faisait un peu jaser et, bien que presque toute la population de la ville fût chré­tienne, certains chuchotaient que les anciens temples étaient devenus des lupanars où régnaient la débauche et la fornication.

C'est surtout aux alentours des portes qu’ils s’agglutinaient. Ils restaient là, assis à l'ombre des murs, aux heures chaudes du jour, foule oisive et bruyante dont on entendait le brouhaha dans toutes les ruelles des alentours. Ces parages étaient le lieu de rencontre des moines de la ville et de ceux de l'exté­rieur. Car dans la campagne aussi des couvents avaient été construits pour héberger des moines, sur des terres qu’ils avaient généralement accaparées, prétextant les pratiques "magiques" utilisées par les paysans pour faire pousser les récoltes. Ils cultivaient, récoltaient, transportaient, pétrissaient, pressaient, et, disait-­on, s'enivraient et s'empiffraient.

Au‑delà, vers le couchant, au bord du grand désert libyque, passées les dernières cultures et les derniers palmiers, grimpées les pentes rocailleuses brûlées par le soleil, les plateaux arides qui dominaient le ruban de verdure arrosé par le Nil, étaient le domaine des reclus solitaires. Ils n'y passaient pas leur vie per­chés au sommet d'une colonne comme leurs congénères syriens : eux vivaient dans des grottes ou dans des cabanes auxquelles on accédait par des sentiers difficile­ment praticables, même par des mulets. Ils avaient dans tous les environs une gran­de réputation de sainteté; tout le monde voyait en eux des prophètes et des thau­maturges.

Le plus célèbre était Théon : telle était sa réputation qu'on venait de très loin solliciter sa bénédiction. Il avait plus de 90 ans et vivait seul, com­me autrefois Antoine, dans une cabane de roseaux et de boue sèchée, voué au silen­ce absolu. Il s'était retiré là à l'âge de quatorze ans et n'en était sorti qu'un jour, une vingtaine d’années plus tôt, sous le principat du "tyran Julien", comme disaient les moines. Tandis que, dans tout l'Empire, on restaurait les temples des Dieux, Théon avait entendu la voix du Christ qui lui disait :"Par toi, je détrui­rai la sagesse des sages. Par toi, j'abolirai la science des savants." Il était a­lors descendu vers les lieux habités, squelette effrayant, vêtu de sa peau de bique, suivi de dizaines d'anachorètes fanatisés : ils étaient allés briser les statues de Zeus et de Sérapis et saccager leurs sanctuaires . Après quoi Théon était remonté dans sa cabane d'où il n'était plus jamais sorti. On racontait sur lui les histoires les plus édifiantes. Non seulement il éloignait par ses prières les chacals les plus féroces, mais une nuit il avait pétrifié devant sa porte une bande de brigands qui, croyant sans doute qu'il avait de l'or, étaient venus l'attaquer. Le matin, la foule des pélerins, arrivés de bonne heure comme d'habitude avait voulu les li­vrer au feu mais il avait fait passer une tablette sur laquelle il avait écrit en grec et en copte : "Ne leur faites pas de mal, sinon la grâce des miracles s'éloignera de moi. " Les voleurs avaient alors retrouvé le mouvement et, comme il se doit, ils étaient allés faire repentance dans un monastère des environs.

J'étais tout enfant quand mon père m'amena un jour à Théon, cédant aux har­cèlements de ma mère, chrétienne extrêmement fervente et qui voulait à tout prix que je sois béni par le saint homme. Mon père, qui n'aimait guère les moines et moins encore les ermites, s'exécuta en bougonnant. A ma mère, en effet, l'approche de la cabane était interdite car Théon bannissait toute femme de sa présence et jamais, depuis trois quarts de siècle, ce fou n'avait aperçu un sourire féminin. La foule piétinait, appelant le thaumaturge. Il y avait là beaucoup de malades, des estropiés amenés à dos d'homme, des enfants aux yeux purulents, des nourrissons mê­me, hurlant dans des chiffons. Enfin une lucarne s'ouvrit dans le haut de la porte. Je fus hissé sur le bras de mon père : j’eus le temps d'apercevoir un crâne, un re­gard glacé, une immense barbe et de sentir deux paumes sèches se poser sur mes che­veux.

Oxyrhynque était la ville la plus chrétienne de la vallée du Nil. A l'inté­rieur de l'enceinte, on comptait une douzaine d'églises sans compter les oratoires des couvents et les chapelles bâties pour abriter les reliques des "martyrs". Les élucubrations des conventicules gnostiques d'Alexandrie n'étaient pas arrivées jus­qu'à nous : elles étaient d'ailleurs d'autant plus violemment combattues par les moines et par les évêques qu'elles s'habillaient généralement d'oripeaux chrétiens.

Quant aux "idolâtres", comme les appelait ma mère, on se montrait du doigt leurs derniers représentants qui, à vrai dire, ne méritaient plus ce nom : les cultes ancestraux n'avaient pas encore été interdits à cette époque, mais il n'y avait plus à Oxyrhynque aucun lieu pour les pratiquer. Aussi, quand, sur l'agora, l'évê­que donnait sa bénédiction à la foule, c'était pratiquement toute la cité qui flé­chissait le genou.

Dans les campagnes environnantes, il n'en allait pas de même et "l'idolâtrie"restait vivace parmi les paysans. Le sort de ces malheureux n'avait pas chan­gé depuis les anciens pharaons; la plupart d'entre eux, d'ailleurs, ne parlaient que la vieille langue copte de l'époque pharaonique. Ils s'entassaient avec leurs bêtes dans des villages construits sur les faibles éminences de la vallée pour é­viter l'inondation lors des crues du Nil, et que l'on repérait de loin grâce au bouquet ­de palmes qui les dominait. Quant à leurs minuscules taudis, faits de briques sèches ou de boue mêlée de paille et durcie au soleil, ils se confondaient presque avec les tas d'ordures qui les entouraient de toutes parts. La plupart d'entre eux étaient aussi squelettiques que leurs boeufs qui tiraient l'araire dans la boue a­menée à chaque printemps par le fleuve ou qui faisaient tourner la roue à eau pour alimenter les canaux d'irrigation. Ils arrosaient la terre de leur sueur pour pou­voir fournir aux magasins d'Etat la quantité de céréales à laquelle ils étaient as­treints et qui contribuerait à nourrir Constantinople; encore heureux quand, le soir, ils avaient à se mettre sous la dent une poignée de lentilles ou un morceau de ce mauvais pain fait de grains de lotus‑dont se nourrissaient les plus miséra­bles d'entre eux. La grande majorité de ces pauvres diables étaient "idolâtres"comme l'avaient été leurs ancêtres.

Un jour de printemps, je m'étais avancé assez loin hors de la ville en com­pagnie de mon frère, de deux ans plus âgé que moi, et d'autres enfants de mon âge ­Nous marchions sur un chemin ombragé de palmiers qui longeait un canal bordé de pa­pyrus. Soudain nous vîmes s'avancer un bruyant cortège précédé par des jeunes gens déguisés et masqués qui chantaient ou tapaient sur des tambourins; des femmes por­tant des couronnes de fleurs jetaient d'autres fleurs sur le chemin et rythmaient leur marche et leurs chants par des battements de mains; puis venaient des vieil­lards au crâne rasé, vêtus de longues tuniques blanches portant de grandes « idoles » multicolores, l'une à tête de chien, noire d'un côté., dorée de l'autre, puis une vache noire debout sur ses pattes, suivis de deux autres vieillards portant, le premier une corbeille, l'autre une urne.dorée. Nous apprîmes qu'ils allaient ainsi, passant de village en village, jusqu'aux berges du Nil, à une soixantaine de stades d ' Oxyrhynque.

Quand nous rentrâmes, le soir, je racontai ce que nous avions vu et appris à ma mère et à notre vieille esclave Philista, elle aussi fervente chrétienne : "Puissent‑ils avoir été dévorés par les crocodiles !", me dirent‑elles en choeur. Et elles m'expliquèrent que ces idolâtres grilleraient tous en enfer pendant l'é­ternité, après leur mort. Je ne devais jamais m'approcher d’eux. Parfois, j'enten­dais mon père parler de rixes entre les paysans : il s'agissait toujours de querelles entre villages chrétiens et "idolâtres" pour de sordides histoires de bornes. Elles se terminaient régulièrement par des blessés, souvent par des morts.

Je sus plus tard que les temples des Dieux égyptiens, à Memphis ou a Thè­bes, étaient maintenant livrés aux pratiques magiques dont la révélation était at­tribuée au Dieu‑babouin Thot, appelé par les Grecs Hermès Trismégiste. Vous savez que la magie est une vieille tradition égyptienne qui s'est depuis longtemps ré­pandue dans tout l'Empire. L'année même de ma naissance, l'Empereur Valens avait terrorisé l'Orient par une vague de persécutions et de procès pour magie, celle‑ci servant d'ailleurs souvent de prétexte pour traquer les "Hellènes" restés fidèles aux anciens cultes, par exemple le grand Maxime d'Ephèse, un des maîtres du divin Julien.

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Mes parents, comme pratiquement tous les habitants d'Oxyrhynque, étaient donc chrétiens, mais, pour dire la vérité, ma mère l'était pour deux. Jamais je n’ ai entendu mon père nous dire, ni à mon frère ni à moi, le moindre mot sur la re­ligion. Je devinais seulement, d'après certains propos que je surprenais parfois, qu'il était très critique à l'égard des moines. De plus, je le voyais se livrer, au vu et au su de sa femme, à des comportements qui n’ avaient rien de spécialement chrétien . Il ne se gênait guère, en particulier, même sous les yeux de ses enfants pour lutiner une de nos esclaves, Comito, originaire du grand Sud, à la peau très brune et à la chevelure d'ébène, que la vieille et pieuse Philista foudroyait constamment d'un oeil réprobateur.

Mon père, dont la famille était établie en Egypte depuis de très nombreu­ses générations et dont les ancêtres avaient été souvent gymnasiarques, exegètes, ou cosmètes d'Oxyrhynque, avait suffisamment de bien au soleil pour être inscrit d'office parmi les bouleutes de la cité et donc pour être astreint aux "litur­gies" les plus couteuses‑correspondant à la fonction. Vous n'ignorez sans doute pas que nos villes d'Egypte, souhaitaient depuis l'arrivée des Romains bénéficier de l'autonomie municipale en vigueur dans tout le reste de l'Empire et dont elles avaient toujours été privées. Elles ont fini par l'obtenir, il y a environ deux siècles, au moment où l'appauvrissement général en a fait un fardeau insupporta­ble pour les plus fortunés de leurs habitants. Des landes brumeuses de la Calédo­nie aux déserts de la Mauritanie Tingitane et des rives du Rhin à celles de l'Euphrate, les liturgies auxquelles sont soumis bouleutes ou décurions font la ruine de nos cités. Je pense personnellement que, si le régime municipal a été accordé à l’Egypte, ce fut moins pour répondre à ses aspirations que pour fournir à l'E­tat romain de meilleures garanties pour l'administration de cette province straté­gique et en particulier pour la levée de l'impôt. Mon père, comme tous ses collè­gues, était responsable sur ses biens de l'approvisionnement de la cité, de l'en­tretien des bâtiments publics, de la fourniture des bêtes de somme pour la poste impériale, de l'hébergement des gens de guerre, ces mercenaires barbares à la che­velure blonde et sanglés de cuir, auxquels l'Empire confiait de plus en plus sa défense et que l'on voyait périodiquement descendre vers Diospolis et Syène pour combattre les pillards nubiens qui infestaient la Haute‑Egypte. Pire que tout : l'Etat a pris l'habitude de se décharger sur les Bouleutes de la perception des Impots et de l'exécution des corvées et réquisitions diverses, ce qui a pour ef­fet de les rendre odieux à leurs propres concitoyens. Je crois que mon père n'a­vait pas de souci à se faire, mais j'ai eu l'occasion de l'entendre murmurer qu'il finirait par s'enfuir comme tant d'autres, comme un de ses beaux‑frères, par exem­ple, qui, un beau jour, avait disparu ou comme beaucoup de ces moines oisifs qui ne sont, disait‑il, que des "anachorètes", c'est‑à‑dire des fuyards. Il citait avec indignation l'exemple d'un de ses concitoyens qui avait été fouetté en public sur l'agora d'Oxyrhynque pour une dette fiscale de 300 solidi, avant d'être jeté en prison. Ses enfants avaient été vendus sur le marché aux esclaves et sa femme s'é­tait enfuie dans le désert. "Plutôt franchir la mer que de subir un tel sort", disait‑il avec d'autant plus de force qu'il n'en était pas menacé.

Ces discours glissaient sur le beau visage grave, silencieux et réproba­teur de ma mère. Tout cela lui paraissait impie : faire son devoir, se soumettre à l'autorité légitime, c’était faire la volonté de Dieu; se révolter, c’était une faute : elle ne voulait rien savoir d'autre. Son devoir à elle, c'était d'élever ses fils et de gouverner ses esclaves. Elle faisait semblant de ne pas voir ce qui se passait entre son mari et Comito; elle ne lui en gardait pas moins une rancune muette mais féroce et ne laissait passer aucune occasion de la châtier.

A mon frère et à moi, elle racontait les belles histoires de l’ancien tes­tament et de l'Evangile. Elle prenait fait et cause pour Moïse et les Juifs et con­tre l'odieux Pharaon avec une partialité qui nous surprenait : n'étions‑nous pas Egyptiens ? Non, répondait‑elle, nous étions Grecs et Chrétiens. Ce Pharaon était le roi des îdolâtres, semblables à ces paysans que nous avions vu passer un jour portant des statues à têtes d'animaux... Depuis, le Christ était venu nous révéler la Vérité. Je connus donc l'existence de notre Père qui est dans les Cieux et qui a envoyé Jésus pour nous instruire, lequel reviendra pour nous juger à la fin des temps. Ce Jésus qui chassait les démons et guérissait les malades, m'apparaissait comme une sorte de Théon plus jeune et moins farouche. Lui parcourait la campagne, allait dans les villages, parlait aux femmes et même aux mystérieuses "pécheres­ses". Pourquoi Théon restait‑il là‑haut enfermé dans sa cabane ? C'est, répondait ma mère, qu'il devait se consacrer entièrement à Dieu pour pouvoir intercéder en faveur des pécheurs que nous sommes. Ces propos me laissaient perplexe : que se serait‑il passé, me demandais‑je, si tout le monde avait fait comme lui ?

J’ avais cinq ou six ans, je crois, quand je tombai très gravement malade. Je sus plus tard qu'il avait même été question de me baptiser car on craignait le pire. Ma mère envoya un vieil esclave implorer Théon : elle lui confia une fiole d'huile qu'il ramena bénie de la main du thaumaturge et avec laquelle elle me fit des onctions sur le front et le coeur. Je guéris et le bruit de ce miracle se répandit dans toute la ville.

Ce fut peu de temps après qu’on m'envoya à l'école. Mon maître était un gros homme à poil noir qui nous terrorisait . Il tenait boutique dans une étroite ruelle entre l'échoppe d'un rôtisseur et celle d'un barbier. Un rideau séparait la salle de classe de la rue mais, s'il empêchait tant bien que mal que les écoliers ne fussent distraits par le spectacle, il ne les préservait pas des cris des pas­sants, du braiement des ânes, des supplications des mendiants, des appels des ven­deurs d’eau, des marchands ambulants et des charlatans de toute espèce. Nous nous tenions pelotonnés au pied de la chaire, la tablette sur les genoux, dans la ter­reur de l'imprévisible férule et de la grosse voix du maître qui tentait de couvrir ­le vacarme de la rue.

Je revins plus d'une fois en pleurs à la maison où ma mère, qui attendait un nouvel enfant, s 'arrondissait de jour en jour.Une nuit, mon frère et moi, qui dormions dans la même chambre, fûmes réveillés par des hudements venant du gynécée qui ressemblaient à des cris de bête. Les cris durèrent longtemps, effrayants, insupportables, puis cessèrent brusquement : le silence emplit la maison. Il y eut des chuchotements. J’entendis la voix de mon père. Puis la porte s'ouvrit : Philista, tout en larmes, une lampe à la main, vint nous embrasser : notre mère était morte, ainsi que le bébé. Je passai les mois qui suivirent dans une sorte d'hébétement : ma mère n'était plus là. Philista avait beau me répéter qu'elle était maintenant au ciel avec Dieu, Jésus, les anges, les saints martyrs et le bienheureux Antoine, je ne me con­solais pas. Dieu était bon et il m'avait pris ma mère : cette contradiction m'é­tait incompréhensible. Comito, que mon père ne tarda pas à affranchir, se donnait maintenant des airs de maîtresse de maison et faisait sentir son importance à Philista qui serrait les dents sans mot dire. A l'école, mon maître était sans pitié. Ce fut un moment très dur. Et puis les mois passèrent...

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Les nouvelles du monde finissaient par arriver jusqu'à nous. Un jour je m’ en souviens. avec une certaine précision, une grande effervescence se produisit parmi les moines dont le brouhaha, aux alentours des portes, devint vacarme. On venait d'apprendre le désastre d'Andrinople. Vous vous en souvenez : les Barbares qui, pendant longtemps, s'étaient présentés en suppliants aux frontières de l’Em­pire, étaient maintenant devenus des envahisseurs. Le Nord, misérable et arrièré, ne pouvait plus supporter la prospérité insolente de notre Sud et venait en récla­mer sa part, sans ménagement. A Andrinople, à quelques journées de marche de la ca­pitale, les Goths avaient détruit aux deux tiers l'armée romaine. L’ Empereur Va­lens lui‑même avait été tué : on sut plus tard qu’ il avait tenté de se protéger en cherchant refuge dans une cabane avec quelques‑uns de ses officiers. Les Barbares avaient encerclé la cabane et y avaient mis le feu après avoir entassé des branches d’ arbre tout autour. On ne put même pas donner la sépulture à sa dépouille. L’en­fant que j'étais écoutait ces récits sans y rien comprendre. J'imaginais seule­ment ces hordes épouvantables, avec leurs tignasses blondes et leurs yeux bleus descendant jusque chez nous et mettant le feu à nos maisons après nous y avoir en­fermés, comme ils l'avaient fait là‑bas.

Cette nouvelle provoqua de bruyantes manifestations de satisfaction parmi les moines : Dieu avait châtié l'hérétique. Pendant les treize ans de son règne en effet, Valens avait ouvertement soutenu les Ariens et persécuté les Chrétiens or­thodoxes fidèles au credo de Nicée imposé soixante ans plus tôt par Constantin, et qui proclamait la consubstantialité du Père et du Fils. Toute la ville se racon­tait l'histoire du "saint moine" Isaac de Constantinople qui, peu de temps avant que Valens ne parte en campagne contre les Goths, lui avait demandé de rendre au clergé orthodoxe les églises de la capitale qu'il leur avait enlevées pour les confier aux hérétiques. L’Empereur, furieux, avait fait arrêter le moine : il juge­rait son audace à son retour : « Tu ne reviendras pas, lui avait dit Isaac, si tu ne nous rends pas les églises. » Et Valens n'était pas revenu.

Avez‑vous parfois réfléchi aux subtilités des croyances chrétiennes ? Je ne suis pas tout à fait sûr d'avoir bien compris la fameuse "procession" platoni­cienne par laquelle l’Un transcendant s'éparpille et se dégrade dans la multipli­cité dont nous faisons l'expérience en ce bas monde. Mais il faut avouer que les théories les plus complexes de la métaphysique platonicienne sont des jeux d'en­fant comparées aux complications de la foi chrétienne. Les orthodoxes proclament que le Père et le Fils ont la même substance : ils sont Homoousiens. Les plus con­ciliants des Ariens voulaient bien admettre que la substance, sans être exactement la même, est semblable : ils étaient donc homoïousiens Nuance ! le iota qui les distinguait des premiers les rendait passibles des plus féroces persécutions. En­core y avait‑il pire qu'eux puisque les homéens se contentaient d'affirmer la si­militude des deux personnes, sans mentionner la substance, et que dire des anoméens qui, eux, avaient l'audace d'affirmer que le Fils est différent du Père et inférieur à lui !

Si le Christ n'est pas Dieu exactement comme le Père, il n’ y a plus de Christianisme, disaient les orthodoxes. Mais s’il l'est, le Christianisme devient incompréhensible, répliquaient les Ariens. Comme vous le savez, Constantin, à Ni­cée, avait imposé la consubstantialité. Non sans mal d'ailleurs, puisque l'expres­sion avait été jugée hérétique un siècle plus tôt. L’empereur, pourtant, avait te­nu bon et les évêques récalcitrants avaient été exilés. On comprend la surprise que durent éprouver certains orthodoxes lorsque, sur le tard, Constantin décida de se réconcilier avec Arios ! En Egypte, en tout cas, tous les évêques étaient des adversaires acharnés de l'hérésiarque (bien qu'il fût alexandrin), et de farouches défenseurs de l'orthodoxie. L’ évêque d ' Alexandrie, Athanase, que Valens avait autrefois exilé, comme l'avait fait avant lui. Constance, avait retrouvé son siège et l’Egypte était restée dans l'orthodoxie nicéenne. Mais, dans bien des provinces, l'a­rianisme l’avait emporté avec l’appui de Constantinople et les moines en avaient contracté une haine féroce de Valens. Ils oubliaient que celui‑ci avait surtout persécuté les Hellènes restés fidèles aux Dieux, qu’ ils avaient été partout trai­nés dans les prétoires, torturés et mis à mort pour magie. Aux yeux des moines, tout cela ne comptait pas : c'est le suppôt d'Arios que leur Dieu avait puni et, pour un peu, ces fanatiques auraient fait des Goths les instruments de la Providence divine, oubliant que ces Barbares étaient eux‑mêmes ariens ! Peut-être savez‑vous que les Goths se sont massivement convertis à l'arianisme par reconnais­sance pour Valens qui avait porté secours à un de leurs rois aux prises avec un usurpateur !

Peu de temps après, on apprit que le jeune empereur d'Occident, Gratien, neveu de Valens, mais catholique orthodoxe, lui, à la différence de son oncle, a­vait fait appel, pour sauver l'empire, à un général de trente‑deux ans, Théodose, originaire de la lointaine Ibérie, et lui aussi orthodoxe. Ce militaire, fort bi­got, fut bientôt élevé à l'Augustat, avec en charge l'Empire d'Orient. Le peuple d'Oxyrhynque fut donc convié un jour à entendre le stratège du nome proclamer sur l'agora l'avènement de "Flavius Théodosius Caesar Augustus, notre Seigneur" et à contempler son portrait.

Vous connaissez la suite : Gratien, quelques années plus tard, tombait victime de l'usurpateur Maxime. Aux yeux des Hellènes, il était manifestement puni par les Dieux. N'avait‑il pas, pour la première fois depuis le divin Auguste, refusé d'assumer le titre prestigieux de "Souverain Pontife", et donc de chef de la religion des ancêtres ? N'avait‑il pas fait enlever de la salle du sénat de Rome l'autel de la Victoire sur lequel on brûlait l'encens au début de chaque séance depuis des temps immémoriaux ? Le jeune frère de Gratien, Valentinien II, arien comme sa mère Justine, n'était qu'un adolescent : Théodose était donc devenu de fait le seul maître légitime de tout l'Empire, des colonnes d'Héraclès aux rives de la mer Erythrée. Epouvantée, Justine vint avec son fils se jeter aux pieds de l'empereur : leurs malheurs étaient justifiés, leur dit‑il, puisqu'ils étaient a­riens ! Justine sut cependant le séduire en poussant sans ses bras sa fille Galla, qui était fort belle. Car pour être dévôt, Théodose n'en était pas moins homme. Il renforça donc sa légitimité en épousant la soeur du jeune Valentinien et défit Maxime, après avoir fait semblant de vouloir composer avec lui. Mais auparavant, il lui avait fallu régler le problème barbare : il le fit, comme beaucoup d’ autres a­vant lui, au prix d'énormes concessions. Les Goths furent massivement enrôlés dans notre armée et de plus, ils reçurent des provinces : la Pannonie et la Mésie inférieures devinrent barbares. Nous prenions de plus en plus l'habitude de confier à nos ennemis le soin de nous défendre et, après avoir été un instrument de romani­sation, notre armée ne servait plus qu'à germaniser les provinces frontalières. Mais avions‑nous un autre choix ? Je continue à en douter aujourd'hui.

Au fin fond de l’Egypte, à vrai dire, le premier moment de frayeur passé, on ne se souciait guère de la menace gothique: le nouvel empereur était un fervent défenseur de l'orthoxie nicéenne : n'était‑ce pas l'essentiel ? Peu de temps après son avènement, tous les évêques de l’Empire, réunis par lui à Constantinople, con­damnèrent solennellement l'arianisme et Théodose s'empressa de promulguer un édit interdisant l'hérésie : les moines triomphaient sur toute la ligne.

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Je grandissais. Bientôt j'eus l'âge de fréquenter les thermes et le théâ­tre. Je fréquentai aussi le gymnase au cours de mes années d'éphébie que les jeunes Grecs d'Egypte accomplissent dès qu'ils atteignent quatorze ans. Je commençai à lorgner, puis à courir, les filles. J'étais pourtant studieux, à la différence de mon frère, garçon à mes yeux superficiel et violent., et qui n’ aimait pas l' étude. Bientôt, je reçus une initiation qui allait décider de toute la suite de ma vie : celle des poètes. Je la dois à un excellent maître qui aurait pu, je le crois, il­lustrer la brillante Alexandrie : le philologue Diogène. C'est avec reconnaissance que je repense à ce petit homme fluet, à la voix monocorde ; j'aimais la gravité un peu triste de son regard et je ne sais quelle application méticuleuse qui impré­gnait toute sa personne.. Jusque là, hormis quelques fables d'Esope et de Babrios, je ne connaissais guère que les récits bibliques et évangéliques. Soudain, chez Diogène, je vis s’ouvrir devant moi le domaine merveilleux et inépuisable de la poésie. Quelle révélation ! Je découvris les grands lyriques d'autrefois, et les Tragiques, et l'immense Homère, ses aurores aux doigts de rose, sa mer violette, les beaux bras blancs de ses femmes et les yeux pers de ses déesses. Diogène ai­mait les auteurs qu'il nous faisait découvrir. Grâce à lui, les contraintes pour­tant si pesantes, qui régissent nos études littéraires, apparaissaient aussi néces­saires que la méthode qu'il faut acquérir pour bien courir ou bien lancer le jave­lot. L'établissement même du texte, la confrontation de ses variantes, l'exégèse patiente du sens littéral, tous ces exercices traditionnels et fastidieux, Diogène les utilisait savamment pour éclairer les intentions du poète et préparer son pro­pré commentaire. Je vibrais. Je vibrais d'autant plus que jamais il ne me serait venu à l'esprit d’ opposer, voire même de séparer admiration et compréhension. J’ a­vais au contraire besoin d'analyser mon plaisir et de m'expliquer mon enthousiasme. Bien des fois, le cours fini et les élèves envolés, je me suis approché de la chai­re de Diogène pour lui demander de préciser tel point de son commentaire. Je n'a­vais guère plus de quinze ou seize ans, mais mon avenir était fixé : plus tard, moi aussi, j'enseignerais.

En découvrant les poètes, j'étais entré dans un univers nouveau : celui des Dieux. Ces "idoles" détestées, dont on avait fermé les temples, traqué les prêtres et pourchassé les fidèles, voilà qu'elles rayonnaient dans les livres, gran­dioses, faibles, terribles, drôles, étranges, fascinantes... C'est par l'étude des oeuvres remplies de leur présence éblouissante que l'on formait l'esprit des ado­lescents, y compris des adolescents à demi‑chrétiens comme moi, qui n'avais pas en­core été baptisé, mais qui assistais à l'office des "cathécumènes", le dimanche, chaperonné par ma vieille nourrice Philista, fidèle à la mémoire de ma mère. Je devais composer des amplifications sur la colère de Poséidon voyant Ulysse sauvé de la tempête ou sur la douleur de Déméter après l'enlèvement de sa fille par Plu­ton, et, chaque dimanche., j'entendais l'évêque d'Oxyrhynque tourner en dérision les "démons" et les "fables" qu'on racontait sur eux ! Ces Dieux, étrangement, se manifestaient parfois aux hommes en prenant l'apparence d’un mortel familier, tout comme les anges dans la Bible chrétienne. Mais quels Dieux surprenants ! Ils n'avaient créé ni le monde ni les hommes, ils éclataient de vie et de passions, ils ignoraient superbement le "péché"... Quand je sortais d'un cours, encore tout ébloui par Ho­mère ou Pindare, et que je croisais dans les ruelles les robes noires et les crânes tonsurés, j'avais fortement conscience de passer d'un monde dans un autre. Dès cet instant, je compris que que ce n'était pas à tort qu'on désigne sous le nom d'Hel­lènes les fidèles des anciens cultes. Ce nom, réhabilité par Julien, le restaura­teur de la religion traditionnelle, et qui, depuis sa disparition, est devenu une insulte, voire un chef d'accusation, je commençai à le revendiquer : au grand scan­dale de Philista, je résolus de reporter à plus tard le moment du baptême chrétien.

Diogène ne fréquentait pas l'église et l'on chuchotait, parmi les élèves qu'il était initié à plusieurs "mystères" idolâtriques. Ces mots, que je ne com­prenais guère, m'intriguaient. Un jour qu'il nous avait fait étudier une idylle de Théocrite sur un des douze travaux d'Héraclès, je pris mon courage à deux mains et j'allai lui demander s'il croyait aux aventures d'Héraclès, à celles de Zeus ou d'Osiris. Diogène me regarda droit dans les yeux :

- Si tu me demandes si j'y crois comme à la bataille de Marathon ou à l'assassinat de César, je te réponds non.

‑ Alors, ce ne sont que des fables ?

Diogène réfléchit, cherchant manifestement des mots simples pour me faire comprendre une réalité complexe, puis, de sa petite voix douce, il me dit :

‑ Ce sont des fables vraies, mon cher Eumène. C'est éternellement qu'Héraclès ter­rasse le lion de Némée, éternellement que Typhon dépèce le corps d'Osiris et qu'I­sis le réanime, éternellement que Zeus châtie puis pardonne à Prométhée...

Sans doute jugeait‑il que la prudence lui interdisait de m'en dire plus. Il me posa la main sur l'épaule et me dit en soupirant :

‑ Peut‑être comprendras‑tu cela plus tard...

Je compris en effet cela plus tard, quand je lus les oeuvres de l'Empereur Julien et de Salluste, son Préfet du Prétoire. C'est plus tard aussi que je ccmpris pourquoi Julien avait un jour promulgué l’édit qu'on lui a tant reproché, qui réservait aux "Hellènes" le privilège d'expliquer les poètes helléniques.. Mais pour l'instant, beaucoup d'interrogations commençaient à trotter dans ma tête : je ne savais rien des "mystères"; j'ignorais tout de l'enseignement des Platoniciens; je ne connaissais de l'"idolâtrie" que les condamnations sommaires que j'avais toujours entendu prononcer autour de moi. Je commençais pourtant à soupçonner que tout n'était pas aussi simple qu'on me l'avait fait croire. Si mon ignorance était profonde, j'étais du moins capable d'en prendre la mesure. Et je voulais savoir. Un jour, je fus choqué d'entendre l'évêque d'Oxyrhynque lancer d'une voix tonnante : « Quoi de commun entre Athènes et Jérusalem, entre l'Académie et l'Eglise ? » et je fus franchement outré quand je l'entendis s'écrier un autre jour : « La Bible ne suffit‑elle pas à l'éducation d'un Chrétien ? Voulez‑vous de l’ Histoire ? Lisez le livre des Rois . De la poésie ? Les Prophètes. Du lyrisme ? Les Psaumes. Une cosmo­logie ? La Genèse. » Cet éloge de lignorance me scandalisa et me confirma dans mon intention de différer le moment du baptême.

*

Ma mémoire ne me permet pas de situer exactement une rencontre que je fis à quelque temps de là. En y repensant, je me dis pourtant que c'est sans doute elle qui a décidé de tout mon avenir. Un jour, en approchant de l'agora, j'aperçus au loin, sous un portique, un attroupement silencieux. On entendait une voix qui pa­raissait juvénile et, quand elle se tut, de longs applaudissements éclatèrent. En m’approchant, j'entendais le bruit de pièces tombant et roulant sur les dalles tandis que la foule se dispersait. Arrivé sous le portique, maintenant presque dé­sert, je vis le jeune orateur, à peu près de mon âge, me sembla‑t‑il, occupé à ra­masser le joli pécule qu'il venait de gagner. Il s'était, sans doute par provoca­tion, vêtu du tribonion, le petit manteau d'étoffe grossière des anciens Spartiates, devenu au fil des siècles celui des philosophes, qui, comme vous le savez, se portait généralement sans tunique, à même la peau ; mais le jeune homme ne portait ni la besace ni le bâton des philosophes. Il était très rare de voir chez nous, comme partout ailleurs, je crois, un de ces prêcheurs cyniques qui ont pratiquement disparu aujourd'hui, surtout depuis que Valens, dans sa folie sanguinaire, a en­trepris de faire la chasse aux "philosophes", y compris à ceux qui se contenten­taient d'en arborer le costume; on était moins habitué à voir ce costume dans notre ville, que les robes de bure. Je m’approchai du jeune homme, bien qu’ il me pa­rût méfiant. Il semblait. intelligent. Je lui trouvai l'air extraordinairement sé­rieux, mais aussi, à tort ou à raison, quelque peu exalté. J'appris qu'il se nom­mait Hiéron, qu'il venait de Lycopolis en Thébaïde ("la ville du divin Plotin", me dit‑il) et qu'il allait étudier à Alexandrie. Comme il n'avait que de maigres res­sources, il s'était constitué un petit répertoire de "diatribes" qu’il déclamait dans toutes les villes où il passait. Je l'amenai chez moi où il resta plusieurs jours : nous les passâmes en promenades et en conversations. J'eus la surprise de découvrir que, fidèle à l'enseignement du platonicien Porphyre, il pratiquait un régime végétarien très strict.

Hiéron avait de l'ambition. Plus tard, il ferait carrière dans les charges publiques. Il n'ignorait pas que ce serait difficile car, comme il me l'expliqua dans le langage usité du temps de Julien et auquel je n'étais pas habitué, il é­tait "Hellène" et l’Empire, hélas, était livré aux "Galiléens impies". Mais il y arriverait. Et il me cita l'exemple d'un de ses cousins d'Ascalon, ville d'où sa mère était originaire, qui avait été l'élève de Libanios d'Antioche. Libanios, me dit‑il, avait souvent réussi à faire attribuer des postes importants à ses élèves, même Hellènes. Hiéron, lui, quoique sa famille fût assez modeste, comptait faire de solides études à Alexandrie : il s'inscrirait chez le rhéteur Claudien, un des frè­res "du grand Maxime d'Ephèse". Il comptait aussi suivre les leçons philosophiques de "la divine Hypatie".

Ce qu'il me disait là m'intéressait au plus haut point car, si je voulais plus tard enseigner, je devais commencer par étudier, je le savais. Mais je dus lui avouer mon ignorance : je ne connaissais pas plus le grand Maxime d'Ephèse que le rhéteur Claudien ou la divine Hypatie. Ni d'ailleurs le divin Plotin, son compatri­ote de Lycopolïs.

Hiéron entreprit donc de m'instruire : j'appris que le grand Julien, quand il émergea enfin des ténèbres où l'avaient plongé les Galiléens et voulut connaître les Dieux qui gouvernent notre monde inférieur, s'était adressé au philosophe pla­tonicien Maxime d'Ephèse. Cet homme accomplissait des prodiges dont le bruit était parvenu jusqu'à ses oreilles : ses disciples n'avaient‑ils pas vu un jour, dans un sanctuaire d'Hécate, la statue de la nocture déesse s'animer à sa voix, un sourire éclairer son visage et s'allumer la torche qu'elle portait en main ? Plus tard, de­venu Empereur, Julien avait interrompu une séance du Sénat de Constantinople pour aller accueillir et saluer Maxime qu'il avait appelé auprès de lui. Le théurge l'a­vait accompagné partout pendant son court règne et il était à son chevet quand il mourut, blessé par un javelot dont Hiéron ne doutait pas un instant qu'il fût parti d'une main galiléenne. Plus tard, Maxime avait été victime de l'odieuse chasse aux Hellènes qui avait suivi la mort de l'Empereur. Soumis à la torture au point d'a­voir demandé à sa femme, qui se tenait près de lui, d'aller lui chercher du poison, (mais elle s'empoisonna la première), il avait été remis en liberté par un gouver­neur de la province d'Asie un peu plus humain que les autres. Mais peu après, il a­vait eu le malheur d'interpréter un oracle qui annonçait à la fois sa propre mort et celle de Valens, lequel, avait‑il prophétisé, « n’aurait même pas un tombeau ». Arrêté, accusé de magie, comme tant d'autres,, il avait été mis à mort : ainsi s’ ac­complissait la première partie de l'oracle; l'autre devait se réaliser quelques an­nées plus tard à la bataille d'Andrinople.

Maxime avait deux frères : l'un deux, rhéteur à Smyrne, était devenu comme lui un collaborateur de Julien, l'autre, Claudien s 'était établi à Alexandrie où il enseignait la rhétorique. C'est chez ce maître que Hiéron comptait étudier.

‑ Peut‑être t'y rejoindrai‑je dans quelque temps, lui dis‑je, si m'on père m’y au­torise.

J'avais exprimé tout haut cette idée au moment où elle me venait, sans a­voir pris le temps d'y réfléchir. Elle sembla réjouir Hiéron. A Alexandrie, il lo­gerait, me dit‑il, chez Olympios, un prêtre du Serapeion que son père connaissait.

‑ Parle‑moi, lui dis‑je, de la divine Hypatie.

Hypatie, selon Hiéron, était une véritable incarnation d'Athéna. Fille d'un des maîtres les plus éminents du Musée d’Alexandrie, elle était comme lui géomètre et astronome, et avait composé plusieurs traités mathématiques fort savants. Elle aurait donc pu, comme Platon, écrire sur sa porte : « Nul n'entre ici s'il n'est géomètre ». Car elle était platonicienne et enseignait la doctrine du divin maitre et de ses modernes successeurs. « Je crois même, ajouta Hiéron, qu'elle a suivi à Athè­nes les cours de l'illustre Plutarque. »

Les connaissances "helléniques" de mon nouvel ami étaient singulièrement plus étendues que les miennes. Je le lui dis, ajoutant que, dans ma ville, hormis les leçons de mon excellent maître Diogène, je n'avais pour m’instruire que les homélies dominicales de l'évêque et les rabachages des moines.

- Toute la Thébaide, dit Hiéron, que dis‑je!, toute l'Egypte, en est infestée.

Une rage froide le soulevait. Il ajouta :

‑ Une race odieuse : des pourceaux, des goinfres, des brutes ignorantes, et qui veulent imposer leur ignorance au monde entier... Ils ne savent que démolir les temples des Dieux et enfouir à leur place les ossements de criminels condamnés pour athéisme. Quelle époque ! Constantin a livré l'Empire à ces adorateurs de cadavres. Ils commencent par détruire les temples, mais ils ne s'arrêteront pas là : après, viendront les théâtres, les stades, les gymnases, les thermes, les écoles, les li­vres... Ils ont déjà commencé. Je te le dis : les Huns, les Vandales et les Goths sont moins dangereux !

Nous étions, ce jour‑là, partis vers le Nil, en suivant les chemins, enco­re pleins de flaques d'eau, sous les palmiers. Derrière les haies de roseaux, des bêtes à faces humaines fouillaient la boue, rivées à leur araire que tirait un boeuf efflanqué. Au bout de plusieurs heures de marche, nous parvînmes au bord de l'immense fleuve mystérieux dont nul mortel n'a jamais atteint les sources. Nous étions en octobre, je crois. Le Nil venait seulement de rentrer dans son lit, après avoir, comme tous les ans, inondé la vallée de ses eaux bienfaisantes. Sur l'autre berge, très loin, on distinguait à peine les silhouettes des hommes et des femmes, des chameaux, des attelages. L'eau rougeâtre coulait rapidement vers le Nord. Elle emportait des felouques à voiles triangulaires qui descendaient vers le Delta, vers Alexandrie. Au‑delà, il y avait la mer violette, Constantinople, Rome, les sept merveilles du monde, les colonnes d'Héraclès, l'Océan... Je rêvais à Alexandrie, à ses foules, à ses merveilles, à la divine Hypatie, et aux milliers d'autres femmes de cette grouillante métropole. Je le dis à Hiéron qui eut une moue de dédain :

‑ La philosophie, me dit‑il, consiste à libérer la flamme divine emprisonnée dans notre enveloppe mortelle. Il est honteux de s'attacher à d'autres corps comme le nôtre.

A ce compte, lui répondis‑je, les Dieux et les Déesses chantés par les poè­tes, n'étaient guère philosophes. Mais Hiéron me rétorqua que les mythes avaient toujours un sens supérieur caché : les prendre au pied de la lettre était enfantin. C'est ce que m'avait déjà soufflé à demi‑mots Diogène, et je n'en fus que davantage convaincu de mon ignorance. Le fleuve coulait, les felouques glissaient... Quand nous arrivâmes aux portes de la ville, ce soir‑là, les constellations commençaient à s'allumer une à une, tandis que l'énorme brasier du soleil achevait de s'étein­dre derrière les falaises de l'Ouest. Quelques jours après, une felouque emmena Hiéron.

Je ressentis une accablante solitude et je n'eus dès lors qu'une idée en tête : partir à Alexandrie. Ce n'est pas mon père que j'eus le plus de mal à con­vaincre : il éprouvait même une certaine vanité à l'idée que l'un de ses fils se­rait un jour un maître connu et mon départ pour la grande ville, les hautes études que je devais y faire, lui vaudraient un surcroit de considération et de prestige à Oxyrhynque. Il n’ en fut pas de même pour mon frère, un grand garçon qui se van­tait de son inculture et avec lequel, pour cette raison, j'avais peu d'affinités. Ce n'est pas tant le prix que coûteraient mes études et donc le traitement de fa­veur que mon père allait faire pour moi qui l'indisposaient : c'était surtout la perspective de devoir assumer seul, plus tard, les "liturgies" ruineuses auxquelle était soumis notre père. Pour le fléchir, je n'hésitai pas à renoncer en sa faveur à ma part d'héritage : si fort était mon désir de m'instruire, si faible mon attachement aux biens matériels, si grande ma hâte de gagner Alexandrie, que ce sacrifi­ce ne me coûta guère et je ne l'ai, depuis, jamais regretté. Un an, approximative­ment, après le passage de Hiéron, je partis à mon tour pour la capitale de l'Egyp­te, muni d'une lettre de recommandation de Diogène destinée au rhéteur Claudien, qu’ il connaissait, et d ' une autre de mon père adressée à l’un de ses amis, Basilide d'Hermoupolis, chez qui je devais loger, et qui serait mon curateur.