30.5.04


D’Eumène, à Alexandrie, à P . Abellius Sura à Rome.

En même temps que cette lettre, tu recevras la deuxième partie de mon Au­tobiographie que j'ai achevée récemment. Mais je reprendrai surement cette oeu­vre un jour ‑peut‑être proche - puisque, par nature, un tel livre n'est définiti­vement achevé que lorsque son auteur quitte ce monde.

Cette deuxième partie, comme la première, n'est pas destinée à la publication. Ce n'est pas seulement, de ma part, un souci de prudence, mais aussi de discrétion à l'égard des gens qui y sont cités. Je ne souhaite pas que cette oeuvre soit connue de mon vivant ni du vivant des personnes dont je parle, mais je sou­haite ardemment qu'elle me survive, comme a survécu l'Autobiographie de Libanios, bien qu'elle ait été lue, elle aussi, devant un auditoire fort restreint et reproduite, surtout dans sa version intégrale, en un nombre très limité d'exemplaires, au point que j'ai eu beaucoup de difficultés à me la procurer.

Si je souhaite que ce Discours autobiographique me survive, ce n’est pas, tu t'en doutes, par gloriole d'auteur. Je ne dirai pas, moi, comme votre Horace,

J’ ai bâti un monument

Plus durable que l'airain

Je comprends, certes, l'orgueil d'Horace, mais, de ma part, ce serait risible. Par contre, comme - je crois te l'avoir déja dit - la mémoire des hommes est la seule immortalité à laquelle je croie encore, il m'arrive de me persuader que j'aurai vé­cu pour rien, que j'aurai perdu mon temps, que ma vie aura été inutile, si personne ne peut lire le récit que j'en aurai fait. A quoi bon, me dis‑je, tous ces jours vécus, tous ces plaisirs goûtés, toutes ces oeuvres lues, tous ces paysages contemplés, toutes ces villes traversées, toutes ces mers franchies, si personne, jamais, n'en sait rien ? Parfois même, je m'étonne d'avoir pu attendre qu'on me suggère, un soir, à Constantinople, d'écrire cette oeuvre, pour en ressentir la nécessité. Comment ai‑je pu m'en passer si longtemps ? Aujourd'hui, un épisode de mon existence, un événement que j'ai vécu, ne sont tout‑à‑fait vrais à mes yeux que lorsque je les ai racontés.

Il y a une autre raison pour laquelle je souhaite que mon livre me survi­ve. Je ne voudrais pas que les événements de notre siècle que j’y rapporte soient un jour inconnus, ignorés. Réfléchis à ceci : qu'est‑ce qu'un événement ? C'est un fait dont ont parlé des poètes, des historiens, des orateurs, des philosophes, dont les oeuvres ont survécu. Sans Homère, la guerre de Troie n'aurait jamais eu lieu. C'est à Hérodote que Léonidas et Thémistocle doivent leur existence. Que l'oeuvre de Platon vienne à disparaître un jour, et Socrate n'a jamais vécu. Et l'inverse, d'ailleurs, est tout aussi vrai : que de fois mon ami Archias, qui connaît admirablement les écrits chrétiens, m’a‑t‑il démontré, textes en main, que tel fait célèbre de la vie de Jésus ou de ses premiers disciples, n'a jamais pu avoir lieu ! Qu'importe ? Ce fait a existé puisqu'on en parle et qu'on y croit. J'ai d'ailleurs souvent objecté à Archias qu'on peut se poser tout autant de ques­tions à propos des récits juifs. Et il faut reconnaître,que ceux des Grecs soulè­vent aussi parfois bien des problèmes : comment est mort Agamemnon ? assassiné par Egisthe au cours d'un banquet, comme le raconte Homère ? ou tué dans sa bai­gnoire par Clytemnestre, comme il ressort de la pièce d'Eschyle ? Notre connais­sance du passé ne repose que sur les récits que nous ont laissés les anciens et c'est pour cela que ces récits ont tant d’importance.

Mais c'est pour cela aussi que je m'inquiète : je ne vois parmi nous ni Hérodote, ni Thucydide, ni Polybe, ni Tacite capables de faire connaître aux siè­cles futurs les horreurs de notre époque. Par contre, les Chrétiens savent à mer­veille manipuler l'Histoire et pas seulement quand il s’ agit de la vie de leur prophète. Ils finiront par faire croire à la postérité que chaque jour, pendant trois siècles, des centaines de "martyrs" ont été jetés aux fauves dans tous les amphithéâtres de l'Empire. A l'inverse, ils sont très habiles à faire disparaître toute trace de certains faits authentiques, comme ils ont fait disparaître les oeuvres de Porphyre et de Julien. Si je souhaite que mon Discours autobiographi­que survive, c'est que je ne voudrais pas que les méfaits de Théophile et de Cy­rille que j'y raconte, soient inconnus des générations futures. Je ne veux pas qu'ils puissent occulter toutes leurs turpitudes, depuis la destruction du Séra­peion jusqu'à l'expulsion des Juifs d'Alexandrie. Je ne veux pas qu'on ignore à l'avenir ce qui est arrivé à Hiéroclès, comme à moi, à Constantinople. Si un seul livre, un seul, le mien ou un autre, subsiste, contenant la mention de ces événe­ments, ils auront existé. Sinon...

Je relis mon récit au moment de te l'envoyer. Une fois de plus, je ne puis que m'étonner de toutes les chances que j'ai eues dans ma vie. Rien ne prédesti­nait le fils d'un obscur décurion d'une petite ville de Haute‑Egypte, à devenir un sophiste connu. Je ne cesse de m'émerveiller d'avoir eu des protecteurs comme toi ou comme Zénon de Constantinople... Et puis je me répète sans cesse ces mots si simples de Plutarque de Chéronée que chacun de nous devrait avoir constamment à l'esprit : « Nous sommes en vie, en bonne santé, nous voyons le soleil. Combien nous nous réjouirions de la présence de ces biens si nous étions capables d'ima­giner leur absence ! Que ne pouvons‑nous réaliser combien désirable est la santé pour ceux qui sont malades et la paix pour ceux qui sont en guerre ! »

Tiens, la santé, justement, cette santé dont j'ai toujours joui jusqu'à présent, que l'on trouve si naturel de posséder, on devrait la tenir pour un pri­vilège d'autant plus grand que nous ne savons rien sur notre organisme. Il y a un ou deux mois, j'ai été amené à consulter le plus grand médecin d'Alexandrie, ce Juif nommé Adamantios dont tu entendras parler dans mon livre. C'est Archias qui m'avait présenté cet Adamantios qui a maintenant, comme tous les Juifs, quitté la ville. C'était un homme en tous points remarquable avec lequel j'ai pris plaisir à converser. Je l'ai interrogé sur son art et j'ai conclu de ce qu'il m'a répon­du que nous ignorons tout de la manière dont nous fonctionnons. Nous nous fondons pour expliquer ce qui se passe en nous sur les spéculations des anciens qui me pa­raissent aussi fragiles que celles de nos philosophes. Aussi devrions-nous considérer la santé, quand nous la possédons, comme un extraordinaire bienfait du Des­tin. Une fois de plus, je voudrais que l'on raisonnât un peu moins et qu'on ob­servât un peu plus. Je l'ai déja écrit dans mon Antée : je préférerais savoir pourquoi j'ai parfois des maux de tête que de connaître les étapes de mon âme dans sa remontée vers l’Empyrée.

Sur ce qui se passe ici, je n’ai rien à te dire de plus que ce que tu li­ras à la fin de mon Autobiographie. Imagine une grande cité comme Rome brusquement privée du quart de sa population et tu auras une idée de ce qu'est aujourd'hui A­lexandrie.

Porte‑toi bien.


De P. Abellius Sura, à Rome, au rhéteur Eumène, à Alexandrie.


Je t’envie, mon cher Eumène. Tu es aimé d’ une femme que j’imagine merveilleuse, si j'en juge par ce que je lis dans ton Discours autobiographique (Ne pourrais‑tu vraiment pas trouver un meilleur titre pour ce livre ?) Et tu es en train peu à peu de construire une oeuvre qui t’ assurera l’immortalité à laquelle tu as­pires. Je sais bien que plusieurs de tes livres ne sont ni publiés ni publiables, à commencer par cette Autobiographie. Mais tes Discours sont connus. Ton nom sur­vivra grâce à eux et je suis persuadé qu'il fera survivre aussi tes autres ouvra­ges. J’ ai fait faire plusieurs copies de ta dernière oeuvre, des codices, comme nous disons, sur parchemin. Sois sans inquiétude à son sujet.

Mes occupations à moi, sont plus terre‑à‑terre. J'ai surveillé la restau­ration de la villa du Janicule : elle est maintenant achevée. Entends par là que la maison est habitable et, effectivement, nous l'habitons. Mais bien que j'aie dépensé une fortune, je n 'ai évidemment pas pu remplacer les statues brisées ou volées, les mosaïques saccagées, les livres brûlés, les bronzes de Corinthe ou les vases de Rhodes emportés. J'ai cherché des imitations, j'en ai trouvé quelques‑unes, mé­diocres pour la plupart. Il faudra des années pour reconstituer l'ancien décor, au hasard des trouvailles. Caïus, après moi, continuera s'il le peut et si Rome n'est pas mise à sac une seconde fois, ce dont je suis loin d'être sûr.

Et pourtant, si je me compare à d'autres, je peux considérer que mon sort est enviable. Tout le Caelius a brûlé, comme l'Esquilin et l’Aventin. Les palais de Valère, de Symmaque ou de Pammaque ne sont toujours que des tas de ruines cal­cinées. Dans le quartier de la porte Salaria, par où sont entrés les chiens enra­gés d'Alaric, à part les propriétés de la perfide Proba dont je t'ai parlé, le spectacle reste désolant. On a nettoyé les rues et les places, certes. On a recommencé à reconstruire. Mais tu ne reconnaîtrais toujours pas, trois ans après le sac, les magnifiques thermes de Dioclétien que tu admirais tant. Le travail à faire reste immense et il m'arrive de me demander si tout sera fini avant la prochaine irruption des Barbares !

Depuis, nous avons eu de nouvelles émotions. Je ne sais si la nouvelle en est parvenue dans votre Orient où règne un calme que je continue à vous envier, même s'il y a quelques troubles çà et là comme ceux de la Cyrénaïque dont tu par­les dans ton livre. A l'époque des usurpations de Constantin et d'Attale, il doit y avoir quatre ans maintenant, je t'avais parlé (peut‑être t'en souviens‑tu) du comte d'Afrique Héraclien : je m'étonnais qu'il restât loyal au milieu de cette épidémie de rébellions. Eh bien, cela n'a pas duré longtemps ! Constantin et At­tale éliminés, Héraclien, le Consul d'Occident pour l'année en cours (!), a dû penser que son heure était venue. Pour justifier sa révolte, il a naturellement trouvé un prétexte : les persécutions massives et, à ce qu'on m'a dit, féroces, organisées contre ces "hérétiques" chrétiens d'Afrique que l'on appelle les "Do­natistes". Ne me demande surtout pas de précisions sur ce qui les distingue des "orthodoxes" : je n'en sais rien et je n'ai pas envie de le savoir. Tu dois d'ailleurs avoir à leur sujet plus de renseignements que moi puisque tu en parles dans ton livre. Tout ce que je sais, moi, c'est qu'ils sont très nombreux en Afrique et depuis fort longtemps, car Symmaque a eu à s'en préoccuper quand il était pro­consul dans cette province : il m'en a parlé plusieurs fois. Héraclien a évidemment exploité le mécontentement suscité là‑bas par la persécution des Donatistes et il est entré en dissidence probablement aussi pour éviter d'avoir à répondre des nombreux crimes qu'il avait sur la conscience.

Il a, comme il se doit, commencé par bloquer le blé africain dans le port de Carthage : cela n'a certes rien de très original mais affamer son adversaire est rarement inefficace à la veille d'une expédition militaire. Après quoi il a débarqué près de l'embouchure du Tibre. Mais un Romain de pure souche comme Héra­clien n'est pas un Alaric : pas question pour lui de venir assiéger Rome. Il n'a donc fait que passer sous nos murs, en dédaignant ostensiblement une ville qui n’est même plus la capitale de l'Occident, que dis‑je, de l'Italie, et il a pris la direction de Ravenne. Le croiras‑tu ? Honorius, qui n'avait pas trouvé la moindre cohorte à opposer aux Goths d'Athaulf, a été capable de mettre sur pied une armée pour barrer la route à l'usurpateur, une armée commandée par un chef de va­leur, le comte Marin, qui a battu Héraclien à plates coutures et l'a poursuivi jusqu 'en Afrique où cet Héraclien a été décapité. J’en viens à trouver que la chance de ce roitelet d'Honorius, terré au milieu de ses marais, tient du miracle. A moins que la légitimité ne suffise à porter bonheur ? En tout cas, le chef de ses armées, Constance, a déjà réussi à le débarrasser de trois "tyrans", comme on dit quand ils ont été battus : Constantin, Jovin, et maintenant Héraclien. Qui dit mieux ? Honorius lui est d'ailleurs reconnaissant : il a fait confisquer les biens d'Héraclien et en a fait cadeau à Constance; il lui devait bien cela !

Tu dois t’étonner que je ne t'aie pas encore parlé des Barbares : j'y viens. Tu connais la fin d'Alaric, enseveli dans le lit d'une rivière que les Goths avaient détournée à cet effet. Pour le remplacer, ces brutes se sont choisi comme "roi" son beau‑frère Athaulf, lequel a continué à déambuler pendant deux ans avec ses hordes à travers l’Italie. Tu n'oublies pas, j'espère que, pendant ce temps, ils traînaient toujours dans leurs bagages non seulement le butin volé lors du sac de Rome, mais les malheureux otages qu'ils avaient pris, à commencer par la propre soeur d'Honorius, Galla Placidia. Je te laisse imaginer dans quel état cette meute a laissé les lieux où elle est passée ! Personne, évidemment, pour leur donner la chasse et mettre un terme à leurs exactions. Tu avais raison : je finirai par regretter Stilicon ! Et puis soudain, un beau jour, cet Athaulf a eu l'idée de quitter l'Italie pour la Gaule. On dit qu'il espérait se mettre au service de l’usurpateur Jovin qui, à cette époque, "régnait" encore à Trèves et qui a été, depuis, éliminé. Je ne sais trop pourquoi ce projet a tourné court. Toujours est‑il que, faute d'avoir pu se vendre à l’usurpateur, le Goth a réussi à s'entendre avec le légitime. Avec Honorius, parfaitement ! Tu ne rêves pas ! Ce­lui‑ci a faitcadeau au ravisseur de sa soeur de la moitié de la Gaule et même, je crois, d'une partie de l'Espagne, avec le titre de "fédéré" et, en outre, la pro­messe de lui livrer chaque année une quantité fixe de vivres pour ses troupes ! Moyennant quoi, Athaulf, satisfait, a contribué à l'élimination de Jovin, ce qui prouve que cet homme a au moins la reconnaissance du ventre.

Mais on n'avait pas encore tout vu. Une fois installé dans son nouveau « royaume » gaulois, Athaulf a ressenti le besoin d'avoir une vraie "cour" et, pour commencer, une "reine". Il a donc décidé d'épouser sa captive, Galla Placidia, dont il était, paraît‑il, éperdument amoureux. Dans la mesure où Honorius avait lui‑même, en quelque sorte, installé le Goth sur son "trône", la pauvre femme n'avait guère le choix. Et c'est ainsi que ce va‑nu‑pieds est devenu le beau‑frère de l'Empereur en titre ! Je ne sais pas ce que l'avenir nous réserve mais, après de telles humiliations, je doute que l'Empire puisse tomber beaucoup plus bas. Le mariage a donc été célébré en grande pompe à Narbonne. Il est évident qu'Athaulf a voulu un mariage a la Romaine. Et serais‑tu capable de deviner qui a chanté l'épithalame ? Je préfère te le dire tout de suite : c'est Attale, l'ancien "empe­reur" mis en place par Alaric puis écarté par lui, Attale, ce Grec d'Antioche si cultivé ! Hein, qu'en dis‑tu ? Qui peut se vanter non seulement d'être, après coup, le gendre de Théodose "le Grand", mais d'avoir entendu un ancien empereur chanter l'épithalame le jour de ses noces ?

Trêve de plaisanteries. Je me souviens de t'avoir écrit qu’un jour vien­drait où les Barbares ne chercheraient même plus à mettre en place des empereurs fantoches, mais qu'ils se tailleraient ouvertement des royaumes à nos dépens. Eh bien,tu vois, c'est fait. Et c'est fait avec notre consentement, voire même à notre ini­tiative. La Bretagne a été abandonnée aux Saxons. La Gaule et l'Espagne sont aux mains des Goths. Le roitelet de Ravenne ne règne plus que sur l'Italie et l'Afri­que. Et l'Afrique, je n'en donne pas cher. Elle sera, je te le prédis, une proie facile pour les hordes qui voudront s'y installer. Il leur suffira d'exploiter l'agitation donatiste qui, malgré la persécution, à moins que ce ne soit à cause d'elle, continue plus que jamais. Je commence à trouver tout cela si dérisoire que je ne m'en indigne même plus. Tu ne saurais croire sur quelles futilités délibère le Sénat qui passait autrefois pour une "assemblée de rois". J'y mets d'ail­leurs les pieds de plus en plus rarement et je ne suis pas le seul. Sais‑tu qu'on a vu, il y a quelques années, Pammaque venir siéger à la Curie vêtu de la robe de bure des moines ? Quelqu'un a dit alors à haute voix qu'un moine au Sénat, c'était pire qu'un Barbare sur les frontières.

On vient de voir arriver à Rome les premiers livres d'un ouvrage chrétien qu'on nous annonce monumental par ses dimensions. Son auteur est un évêque d'Afrique que tu dois connaître puisque tu le cites plusieurs fois dans ton Autobiographie : Augustin. Son titre : La Cité de Dieu. Tu te doutes bien que je ne me suis pas infligé la corvée de lire cet interminable sermon, mais on m'en a parlé. Augustin prétend, paraît‑il, expliquer les desseins cachés de son Dieu et, en particulier, répondre aux questions que se sont posées les Chrétiens lors du sac de Rome. On m'a dit qu'il affirme, dans cet énorme livre, que la "cité céleste" des Chrétiens doit prendre le pas sur le royaume terrestre gouverné par l'empereur ! Réalises‑tu ? Il ne t'est pas permis, à toi, de publier tes livres, mais les thé­ories scandaleuses de ce prêcheur sont en vente libre dans les rues de Rome Nous en sommes arrivés là.

Je vieillis, Eumène. Il n'y a plus grand chose qui me procure du plaisir. Et, bien que je n’ aie pas encore soixante ans, j’ en suis, comme certains vieil­lards que je connais, à chercher un semblant d'excitation dans le vice. Te l'a­vouerai‑je ? Je me plais parfois (façon de parler d'ailleurs) à contempler les jeux pervers de ma femme et d'Achantia. Elles sont beaucoup plus jeunes que moi, tu le sais, surtout Achantia qui n’ a même pas ton âge. Et elles sont encore très belles. Leurs jeux, il m'arrive non seulement d'y assister, mais d'y prendre part. J'en sors généralement exténué. J'en sors surtout dégoûté de moi‑même. Et c'est alors que je t'envie le plus de vivre une vraie passion avec une femme qui est peut‑être la plus remarquable de notre temps.

Réjouis‑toi.


D’Eumène, à Alexandrie, à Archias, à Péluse.


Si tu as fini de lire la deuxième partie de mon Discaurs autobiographique, tu connais la tension qui règne, depuis l'an dernier, entre Oreste et Cyrille. Le premier n'a pas pardonné au second de vous avoir expulsé d'Alexandrie et, comme je l'ai écrit, il a fait, à deux reprises, appel à la cour de l'Empereur, après avoir repoussé toutes les tentatives de conciliation. qu'a faites Cyrille auprès de lui. Comme la cour n’ a pas réagi et comme il doit savoir qu’ elle ne réagira pas, Cyrille a voulu pousser son avantage, mais je crois bien qu'il a commis une faute et que le dernier épisode de leur querelle va finalement tourner au profit d'Oreste.

L'autre jour donc, j'étais chez Hypatie ‑ tu n'ignores plus maintenant la nature des relations qui m'unissent à elle ‑ lorsqu'un esclave, soudain, est ve­nu annoncer le Préfet. Je me suis éclipsé, bien sûr, mais fort mécontent, et, malgré les dénégations de la Divine, en proie à l'insurmontable jalousie que j'éprouve chaque fois que je le vois arriver chez elle. Quand je suis sorti de la maison les gardes de l’Augustal, des Goths comme toujours, attendaient autour de son char. Je me suis éloigné à petits pas vers le bout de la rue, en direction de l’esplanade du port et du Caesareion, bien décidé à rester dans les parages jusqu' à la sortie d'Oreste, ne fût‑ce que pour savoir combien de temps il resterait.

Presque aussitôt, j'ai vu débouler une grosse troupe de moines conduits par le lecteur Pierre dont la haute silhouette et la dalmatique blanche faisaient contraste avec les robes de bure fraichement débarquées du désert de Nitrie et dont la plupart, manifestement, découvraient pour la première fois la brillante capitale de l'Egypte. Le lecteur, en tête de la colonne, entouré par les chefs des moines, pérorait en faisant de grands gestes des mains et en désignant du doigt, au loin, la maison d'Hypatie devant laquelle stationnait toujours le char et les licteurs du Préfet. Je n'ai entendu que des bribes de ses propos ou, pour mieux dire, quelques mots prononcés plus fort que les autres et qui sont habituels ­dans sa bouche : "chienne", "idolâtre" ou "pourceau", par exemple. Mais j 'accro­chai au vol également le nom d'Hiérax, ce mouchard de l'évêque dont tu m’as par­lé un jour et qu’ Oreste a fait mettre à mort au théâtre, ce qui a provoqué le drame dont tu as été victime ainsi que tous tes coréligionnaires. J’ en ai conclu que ces fanatiques avaient probablement des intentions hostiles, peut‑être des pro­jets de vengeance, et que j'avais bien fait de ne pas m'éloigner. J'ai laissé passer le flot des robes noires et j 'ai continué tranquillement comme si je me pro­menais. Vers le bout de la rue, des esclaves s’ activaient à la reconstruction d'une grande maison à plusieurs étages qui avait récemment brûlé. A l'intérieur, on entendait les marteaux des tailleurs de pierres et les scies des charpentiers.

J’ ai fait demi‑tour et suis revenu, toujours au pas de la promenade, vers la maison de la Divine. Bientôt, on entendit au loin les sifflets et les huées des moines : Oreste sortait de la maison; l'entrevue avait donc été fort brève. Le préfet, sans doute surpris par cet attroupement, marqua un temps d'hésitation puis il passa entre les deux rangées de ses gardes et monta sur son char. Mais il n’avait pas fait vingt pas que les robes noires lui barrèrent la route et bloquè­rent son attelage. J'entendais les hurlements qu'ils scandaient :

- Oreste idolâtre ! Sacrificateur !

C'était une véritable embuscade, probablement même le début d'un attentat Je m'étais arrêté sur place et je me mis à crier :

- Au secours ! On attaque le Préfet d'Egypte !

Des gens parurent aux fenêtres et j'en entendis plusieurs crier : "Ce sont les moines !" Les esclaves qui travaillaient dans l’immeuble en réparation se bousculèrent aux portes, regardant ce qui se passait au fond de la rue. Je leur lançai :

‑ Vous ne voyez pas que les moines attaquent le Préfet ? Qu'attendez‑vous pour lui porter secours ?

Ils se précipitèrent dans la rue et se mirent à courir vers l'attroupe­ment. Alors j'assistai à un spectacle auquel j'étais bien loin de m'attendre : toutes les maisons de cette rue se vidèrent de leurs habitants qui se mirent à courir à toutes jambes pour porter, eux aussi, secours à Oreste. Je fis comme eux. Il était, en vérité, grand temps que nous arrivions : les gardes, débordés, sub­mergés, avaient lâché prise, à l'exception de deux d'entre eux qui, grimpés sur le char à côté du Préfet, le protégeaient de leurs boucliers, empêchant ses agresseurs de l'arracher de sa place et de le molester. Les chevaux, que des moines a­vaient saisis par la bride pour les immobiliser, hennissaient et se cabraient. Les moines, que les gens du quartier commençaient à attaquer, scandaient toujours :

‑ Oreste idolâtre ! Sacrificateur !

Le Préfet tentait de redresser sa petite taille et je l'entendis glapir:

‑ Mes frères, mes frères ! Que dites‑vous là ? Je suis chrétien comme vous, vo­yons !

‑ Sacrificateur ! Idolâtre !

‑ J'ai été baptisé à Constantinople par l'évêque Atticos !, criait le petit hom­me replet.

‑ Oreste assassin ! Hiérax ! Hiérax !

A côté de moi, un jeune moine, les joues creuses envahies par une barbe hirsute, tenait à la main une énorme pierre. Il hurla :

‑ Si tu es chrétien, qu'est‑ce que tu vas faire chez cette chienne d'idolâtre, ordure ?

Je me jetai sur lui et le ceinturai un instant trop tard : il venait de lancer le caillou. Là‑bas, sur son char, je vis Oreste s'effondrer, la figure en sang : la pierre l'avait atteint en plein visage. Mon moinillon se débattait et j'étais sur le point de lâcher prise lorsque deux gardes qui se tenaient prudem­ment en arrière de la mêlée, le dos au mur d'une maison, sans doute honteux de leur lâcheté, vinrent me prêter main forte et empoignèrent énergiquement l'éner­gumène chacun par un bras. Une partie des robes de bure, voyant ce qui se passait derrière eux, se détournèrent du char et se ruèrent pour porter secours à leur congénère en criant son nom :

- Ammonios ! Ammonios !

Autour de moi, les gens que j'avais sortis de chez eux avaient été rejoints par une véritable foule accourue de partout et qui attaquait les moines. Soudain, dans cette bagarre devenue générale, je reçus un coup de poing en pleine figure; je perdis l’équilibre et tombai à terre. Quand je pus me relever, je por­tai la main à mon visage et la retirai toute sanglante : je saignais du nez abon­dament.

Au loin, je vis Oreste, qui s'était redressé sur son char, s'essuyer le visage avec un pan de sa toge. Cependant noyés sous le flot des Alexandrins qui continuait à grossir, les moines avaient maintenant le dessous. Plusieurs de ceux qui avaient réussi à se dégager commencèrent même à battre prudemment en retraite. Le char était maintenant libre et déjà il s'éloignait. Le Préfet Oreste tenait sa tête toute sanglante entre ses mains, soutenu par ses deux fidèles licteurs; les autres gardes s'étaient enfin regroupés : ils marchaient près du char, entraînant le moine Ammonios, les mains liées derrière le dos. Autour de moi, la furieuse bataille continuait : je vis un des maçons que j'avais ameutés labourer de coups de pied les côtes d'un moine qu'il avait jeté à terre. Un autre en tenait deux ou trois en respect en brandissant un énorme marteau. En rasant les murs, je réussis à rejoindre la maison d'Hypatie toute proche et à m'y réfugier. Je saignais toujours ; la Divine avait aperçu d'une fenêtre tout ce qui s'était passé. Elle me fit laver et soigner par ses femmes pendant que je lui racontais ce que j'a­vais vu et entendu, en particulier les mots aimables que Pierre le Lecteur avait eus pour elle. Elle m'écoutait sans sourciller.

‑ J’ aurais tendance à penser comme un de mes amis de Rome, lui dis‑je en la quittant : une troupe de moines dans Alexandrie, c'est pire qu'une armée de Huns sur le Danube.

L'après‑midi tirait à sa fin. Dans la rue, on ne voyait plus un moine. Seuls des petits groupes de deux ou trois personnes stationnaient sur le pas des portes : ils commentaient ce qui venait de se passer, se glorifiant bruyamment d'avoir mis en fuite les robes de bure. Quel échec pour Cyrille ! Je décidai de rentrer tranquillement chez moi.

Devant l’aile de l’ancien palais des Ptolémées où, comme tu le sais, ré­side le Préfet Augustal et où est installé son prétoire, les moines, ceux de tout à l’heure de toute évidence, étaient rassemblés. Comme tout à l'heure ils scan­daient :

‑ Oreste assassin ! Amonios ! Ammonios !

Un très puissant cordon de gardes était déployé devant l'entrée dont ils interdisaient l'accès. Cuirassés, casqués, boucliers en mains, lances brandies, ils semblaient avoir reçu des ordres stricts. Cela dura longtemps. Les moines s’époumonnaient, et leurs poumons paraissaient infatigables. Je constatai pour­tant qu'ils étaient seuls. Quelques badauds ou passants regardaient la scène de loin, mais la masse des Alexandrins ne bougeait pas.

Soudain le silence se fit : sous le passage vouté conduisant à la cour intérieure du prétoire, on avait vu apparaître deux soldats tenant l’un par une main, l’autre par un pied, le cadavre d’ un homme entièrement nu, sanglant et dé­sarticulé. Malgré la distance, je reconnus le visage hirsute d 'Ammonios que j 'avais vu près de moi, deux heures plus tôt, lancer la pierre qui avait blessé 0­reste. Le Préfet s'était vengé : le moine était mort sous la torture. Les gardes s'écartèrent pour laisser passer les deux sinistres porteurs qui s'avancèrent de quelques pas vers les robes noires et, comme un défi, leur lancèrent le cadavre qui tomba sur les dalles de la place.

Le premier moment de stupeur passé, on entendit un brouhaha puis, à nou­veau les hurlements en cadence :

‑ Oreste assassin ! Ammonios martyr !

Ils esquissèrent un mouvement vers le prétoire mais les pointes des lan­ces les repoussèrent sans ménagement. Au bout d'un moment, ils trouvèrent, je ne sais comment, une pièce d'étoffe dont ils firent un linceul pour le mort, et une procession s'organisa. Ils partirent, portant et entourant leur martyr, en chan­tant des hymnes chrétiens. Je les vis de loin tourner devant le Caesarelon en di­rection de la voie Canopique.

Voilà, mon cher Archias, ce qui se passe aujourd'hui dans la ville qui fut la plus policée de l'Empire, celle où, jadis, Ptolémée Soter réunit et fit traduire tous les livres publiés dans toutes les langues de l'univers, où Aristarque édita les oeuvres d'Homère, où Eratosthène calcula la circonférence du globe terrestre, où Philon fit une synthèse de l'enseignement de votre prophète et de celui de nos philosophes et où Ammonios Saccas ouvrit à Plotin les arcanes du Platonisme.

Je serais bien surpris de n'avoir pas, très prochainement, une nouvelle lettre à t'écrire, car je doute fort que Cyrille s'avoue vaincu et qu'il ne cher­che pas à se venger d'Oreste.


De Zénon à Constantinople au rhéteur Eumène à Alexandrie.


Ton livre a enchanté tous tes amis de Constantinople, au point que chacun en réclame une copie. J'ai pensé que tu ne verrais pas d'inconvénient à ce que j'en fasse faire pour ceux du moins qui avaient assisté à la lecture que tu avais faite toi‑même chez Pylémène de la première partie de cet ouvrage. C'est sans dou­te Pylémène lui‑même qui a été le plus enthousiaste. Il ne cesse de se réjouir de t'avoir donné l’idée de "te raconter toi‑même", comme tu dis. Nous avons été una­nimes à penser que, de toutes tes oeuvres, celle‑là est celle qui contribuera le plus à t'assurer, devant les générations futures, cette notoriété posthume à la­quelle tu rêves. Pour ce qui concerne votre ami commun Synésios, Pylémène, qui a­vait appris sa mort, a été très intéressé, mais aussi un peu surpris, par la con­versation que tu as eue avec lui à Ptolémaïs et que tu rapportes dans ton livre : la manière dont il a été amené à accepter l'épiscopat, même si c'est à son corps défendant, l’a étonné.

Les événements d'Alexandrie sur lesquels s'achève ton récit sont dramati­ques. Outre l'usurpation de pouvoir inadmissible à laquelle s'est livré l'évêque Cyrille et qui suffirait à les faire juger scandaleux, je doute fort que votre grande cité puisse se remettre vite de l’expulsion brutale d'habitants si nombreux et qui contribuaient si activement à sa prospérité. J'avais su, avant même de re­cevoir ton livre, que le Préfet Oreste avait fait appel à l'empereur, qu'il lui avait demandé de châtier l'auteur de ce forfait et d'autoriser les Juifs à revenir dans la ville et à recouvrer leurs biens. Mais je doute fort que cette supplique ait la moindre chance d'être exaucée, pour des raisons que la suite de ma lettre va te faire connaître.

Le Palais, c'est encore, au moment où je t'écris, Anthémios (l'empereur, tu le sais, n'a que onze ans), mais il semble que ce ne sera plus lui très long­temps : Anthémios est gravement malade et tout le monde ici le considère comme condamné à brève échéance. Pour le remplacer à la Préfecture du prétoire, des noms circulent déja : on parle beaucoup d'un retour d'Aurélien. Tu te souviens de lui : c'était le grand homme de ton ami Synésios. Il est resté très populaire à Constantinople depuis l'élimination de la menace gothique et tu n'as pas oublié l'accueil triomphal qu'il reçut, ainsi que ses deux compagnons de captivité quand il revint après avoir été libéré par les Barbares. C'est lui qui me semble avoir les plus grandes chances. Mais on parle aussi de Monaxios. Eh oui ! Ce Préfet de la ville que la foule voulait écharper le soir de la fameuse émeute qui a marqué le commencement de tes malheurs et dont je t'avais dit moi‑même, ce soir‑là, que sa carrière était probablement terminée ou du moins compromise, eh bien, Monaxios refait surface : l’émeute est bien oubliée ! Comme quoi, il ne faut jamais se hâter d'enterrer les politiques.

Cependant, pour te dire la vérité, que ce soit Monaxios ou Aurélien qui succède à Anthémios, le véritable maître de l'Empire, ce ne sera ni l'un ni l'au­tre. C'est une femme, désormais, qui règne au Palais sacré, la soeur ainée du jeune Théodose, Pulchérie. Elle a quinze ans et a été proclamée Augusta. On ne pour­rait trouver dans tout l’Empire, Chrétienne plus fervente que cette jeune fille. Songe qu'elle a fait voeu de virginité perpétuelle ! Pour être bien sûre de ne jamais succomber à aucune tentation, elle interdit l'entrée du Palais à tout homme autre que son jeune frère ! Et cela ne suffisant sans doute pas encore, elle a consacré un autel dans la Grande église sur lequel une inscription rappelle son voeu ! Tant de précautions finissent même par paraître surprenantes à certains, dont je fais partie : car enfin, pour qu'elle les prenne, sans doute faut‑il qu' elle craigne de succomber ? De plus, la pieuse femme incite très vivement ses soeurs, Arcadia et Marina, à l'imiter. Comme on la comprend ! Si ces deux enfants venaient un jour à convoler en justes noces, le spectacle de leur ignoble bonheur ne serait‑il pas insupportable pour cette "épouse du Christ" qu’est notre Augus­ta ?

Bref, c'est une nonne, une "Vierge du Seigneur", qui occupe le trône ! A défaut de pouvoir entrer au couvent, les trois princesses ont transformé en cou­vent le Palais qui n'a jamais été aussi "sacré". Elles chantent en choeur des can­tiques chaque jour à heure fixe et même, paraît‑il, la nuit ! Comme des nonnes, el­les travaillent de leurs doigts et l'on raconte qu'elles filent de la laine comme les vertueuses Romaines du temps jadis.

Quant à son frère, dois‑je te dire avec quel soin la jeune Pulchérie veil­le sur son éducation ? Elle forme son esprit, bien sûr , mais aussi son extérieur et son maintien. Elle s'occupe de ses vêtements, lui apprend à s'asseoir, à se le­ver, à marcher, à se donner une apparence impressionnante : si elle continue, el­le va en faire un chien savant ! Ce sera, en tout cas, un bon Chrétien, tu t’en doutes, et un Catholique orthodoxe : ce n’est surement pas lui qui aura de la sympathie pour les "hérétiques". Il bâtira des églises, ouvrira des monastères et, accessoirement, fermera des temples, s'il en reste d'ouverts. D'ores et déja, les Hellènes ont été exclus de l'armée. Il faut désormais être Chrétien pour être of­ficier dans les légions romaines. Qu'il est loin, le temps où les fidèles du Christ ­refusaient de porter les armes ! Qu'il est loin aussi celui où ils condamnaient l'argent, le luxe, les emplois publics, et finalement l'Empire lui‑même !

Pourtant ce jeune Théodose, le futur empereur, Pulchérie ne pourra pas en faire un moine : il faudra bien le marier pour assurer l'avenir de la dynastie.El­le ne l'oublie pas. Figure‑toi qu'elle a réussi à attirer à la "cour", si tant est qu'on puisse désigner par ce nom le couvent qu'est devenu le 'Palais, une jeu­ne Athénienne, fille du philosophe Léontias, et qui portait le nom d'Athénaïs. Nom détestable, en vérité, qui rappelait la fille de Zeus, la « déesse aux yeux pers » des poèmes homériques. Athénaïs est, dit‑on, d'une intelligence remarquable et, ce qui ne gâte rien, d'une grande beauté : elle séduira donc facilement le jeune Théodose quand il en aura l'âge. Car Pulchérie a décidé de faire épouser un jour A­thénaïs à son frère. Athénais ou plutôt Eudoxie. En effet la pieuse Augusta s'est fait un devoir de sauver l'âme de sa future belle‑soeur dès son arrivée à Constantinople, ce qui impliquait l'abjuration de la détestable philosophie que lui avait enseignée son père, la conversion au Christianisme, et pour faire bon poids, un changement de nom : Pulchérie lui a donc donné le nom de sa mère qui n'était pour tant pas un modèle de vertu ni même de fidélité conjugale ! Elle a pourtant préféré le nom de cette "pécheresse", persécutrice du "bienheureux Jean", comme on commence à dire ici pour désigner feu l'évêque Jean Chrysostome, à celui de la déesse vierge qui sortit tout armée du front de Zeus. Athénaïs‑Eudoxie doit aussi, je suppose, chanter des cantiques nuit et jour avec les princesses. Pour l'instant, elle accepte tout : que ne ferait‑on pas, n'est‑il pas vrai, pour être impératri­ce ? On chuchote pourtant qu’ elle a du caractère et qu’ elle attend son heure.

Ai‑je besoin de te dire que Constantinople n'a jamais été aussi confite en dévotion ? Il y a quelques mois, le Préfet de la ville en personne, Oursos, s'est rendu solennellement au Prosphorianos pour y accueillir des reliques qui arrivaient de "Terre sainte" par Chalcédoine, celles du patriarche Joseph, fils de Jacob, et celles de Zacharie, père de Jean dit le Baptiste. A la place des Chré­tiens, j'aurais quelques doutes sur l'authenticité de ces ossements, mais apparem- ment personne n'en a eu dans la ville où elles ont fait leur entrée au milieu d'une procession magnifique et d'une grande affluence populaire. Nous avions déja les clous de la passion, le chef de Jean‑Baptiste et je ne sais combien de pièces du vêtement de la Vierge Marie. Maintenant, avec ces nouvelles reliques, nous sommes vraiment à l'abri de toute menace et nous ne risquons pas de connaître le sort de Rome ! Et ce n'est sans doute pas fini : cet évêque Alexandre que tu as rencontré à Cyrène et dont tu parles dans ton livre, ne s’ est pas trompé : on dit que les reliques de l'évêque Jean Chrysostome pourraient, un jour prochain, revenir dans la capitale. Sans doute espère‑t‑on qu'il protègera, lui aussi, la ville qui l'a naguère banni.

Tu racontes dans ton Discours autobiographique la pieuse histoire des sept jeunes "martyrs" d'Ephèse qui, selon les moines de cette ville, viennent de s’y réveiller après un sommeil d’un siècle et demi. Eh bien, ici, on a vu mieux. Sais‑tu qu'on vient de retrouver les reliques des quarante martyrs de Sébaste, au­trefois exposés nus sur un étang gelé au temps de la persécution de Licinius ? Ces vénérables ossements se trouvaient dans notre ville depuis un siècle et personne n'en savait rien !

Tu comprendras aisément qu'avec tant de reliques de saints, de martyrs, de prophètes et de patriarches, avec une si pieuse Augusta et un futur couple impé­rial si pénétré de ses pieux devoirs, Constantinople ne puisse que se bien porter : ton ami Sura a tort de s'en étonner. Une preuve éclatante de la bonne santé de no­tre ville, c’est que sa muraille, est devenue trop étroite. Si Ephèse ou Athènes, flottaient dans leurs vêtements devenus trop larges, comme tu l'expliques dans ton livre, Constantinople, au contraire, était à l'étroit dans les siens. La popula­tion ne cessait d'augmenter : la place manquait pour bâtir de nouveaux immeubles. Les vastes jardins qui, autrefois, entouraient les palais, avaient tous été lotis et construits. Tu n'as pas oublié le palais de Proclos encastré au milieu des constructions qui s'étaient faites dans son parc et au milieu desquelles il dispa­raissait. Avant que la mort ne lui arrache le pouvoir des mains, Anthémios a donc entrepris de bâtir une nouvelle enceinte, très au‑delà de celle de Constantin. Comme la première, elle reliera la Propontide à la Corne d'Or, mais à cinq ou six stades en moyenne plus loin que l'ancienne. Quand tu étais parmi nous, tu t’ en­ souviens, des quartiers nouveaux avaient déja commencé à surgir anarchiquement le long des voies qui partaient de la ville. Désormais, ils seront inclus dans le périmètre urbain. La nouvelle enceinte commence à sortir de terre et la silhouette des futures portes se dessine. La Mésé sera prolongée jusqu'à la porte dite d'An­drinople et une porte, dite "Dorée, qui, je crois, sera magnifique, conduira di­rectement jusqu'au forum d'Arcadios. Naturellement, les murailles seront prolon­gées aussi le long des deux mers qui baignent la ville au nord et au sud. Sur la Corne d’ Or, en particulier, la nouvelle enceinte englobera le faubourg des Blachernes qui, tu t'en souviens surement, avait déja ses propres fortifications.

L'énorme population de cette ville géante qu'est en train de devenir Constantinople, pose évidemment des problèmes. Je lis dans ton livre que ce qui t’a frappé, quand tu es arrivé à Rome, c'est que c'était une ville d'oisifs. La nou­velle Rome ressemble à l'ancienne : on a d'ailleurs voulu qu'elle en soit l'exac­te réplique. Et ces oisifs, de plus en plus nombreux, deviennent turbulents, com­me il se doit. On commence à s'en rendre compte quand on considère la façon dont sont en train d'évoluer les factions de l'Hippodrome qui est, plus que jamais, le centre de la vie populaire. Les Verts et les Bleus s’affrontent de manière de plus en plus vive et leurs affrontements n'ont plus seulement pour prétexte les courses de quadriges du cirque. Ils s'affrontent maintenant à propos de tout, y compris de religion : si les uns sont pour les orthodoxes, les autres seront pour les hérétiques et inversement (Ce n'est qu'un exemple). Si cette tendance devait empirer, ce serait grave, car, à terme, c'est l'unité même du peuple Romain qui serait menacée.

La conséquence la plus évidente de l'extrême piété qui règne dans notre capitale chrétienne, c'est que le pouvoir, tu t'en doutes, ne condamnera pas l'expulsion des Juifs d'Alexandrie dont s'est rendu coupable l'évêque Cyrille. Le Préfet Oreste n'a aucune illusion à se faire sur ce point : chaque fois qu'il se trouvera en conflit avec Cyrille, il est parfaitement inutile qu'il demande au Palais d'arbitrer en sa faveur. Pulchérie donnera toujours raison à l'évêque qui est, par conséquent, assuré de l'impunité. Puisque tu es du dernier bien avec Hy­patie et que celle‑ci voit régulièrement Oreste, tu pourras facilement faire pas­ser le message au Préfet.

D’Eumène, à Alexandrie, à Archias, à Péluse.

Je t'avais dit qu'il ne se passerait sans doute pas beaucoup de temps a­vant que j'aie une nouvelle lettre à t'écrire. Effectivement, Cyrille a réagi a­près l’ « affaire Ammonios » qui, en réalité, fut l’ « affaire Oreste ». Mais il se confirme qu’ il a commis une grave faute en engageant cette partie avec le Préfet : cette fois, son échec a tourné à la déroute.

Le bruit avait couru, les jours derniers, dans Alexandrie, qu’une immense procession funèbre aurait lieu aujourd'hui en l'honneur du "martyr". Toute la po­pulation de la ville était conviée à s'y joindre. J'ai naturellement tenu à voir cela et à me rendre compte par moi‑même si les Alexandrins se joindraient en effet au cortège. Il était clair que la cérémonie n'avait pas d'autre but que celui‑là : Cyrille tenait à faire des funérailles d’ Ammonios une manifestation contre Oreste afin de bien montrer à Constantinople que le peuple était de son côté et non pas du côté du Préfet.

J'ai donc pris ce matin la direction de la Voie Canopique. Elle est très large, comme tu sais, puisqu'entre les deux portiques qui la bordent il y a exac­tement ‑ tu t'en souviens ‑ un plèthre. Ce matin, déserte, sans un char, sans un attelage, ni un cavalier, ni même un piéton, elle m’a paru plus vaste encore. Au loin, venant de la direction de la Porte de la Lune, on entendait des hymnes re­pris en choeur par une foule qui paraissait occuper de front toute la largeur de l'immense avenue.

Sous les arcades, je m'aperçus que beaucoup d'échoppes avaient relevé leurs éventaires et je fus un peu inquiet : le petit peuple des boutiquiers avait-­il décidé de suivre le cortège funèbre ? Quelqu'un me détrompa : ils craignaient plutôt des troubles et, qui sait ?, une intervention de l'armée, bref des pillages . Il y avait du monde, pourtant, des acheteurs, certes, qui faisaient leurs provisions dans les échoppes restées ouvertes, mais aussi beaucoup de badauds qui, comme moi, étaient venus pour voir quelle tournure allaient prendre les évé­nements.

La procession approchait. En tête, derrière une grande croix d'argent, s’avançait un char très haut, tiré et poussé par une grosse cohorte de moines. Au sommet reposait le corps du « martyr» qui disparaissait presque sous les fleurs. Derrière marchait Cyrille en personne, haute silhouette massive, le visage dur et fermé, entouré de tout son clergé au milieu duquel je reconnus l'archidiacre" Timothée qui, il y a deux ans, a failli devenir évêque à sa place. Et derrière eux, sur toute la largeur de l'avenue, déferlait l'immense torrent des robes noi­res, chantant à pleins poumons des hymnes qui se répercutaient sur les façades de la Voie Canopique. Toute la Vallée de Nitrie était là et même, sans doute, tous les monastères de la Haute‑Egypte. Derrière encore, venait la foule des parabo­lains, à la solde de l'évêque. Des moines parcouraient les portiques, arrêtaient les passants, engageaient avec eux la conversation. Je me réfugiai dans la premiè­re boutique qui se présenta : c'était une échoppe de parfumeur, un de ces lieux où, comme tu le sais, les Alexandrins, à défaut de faire la fortune du boutiquier, viennent volontiers faire la causette et commenter les nouvelles du jour. La bou­tique était pleine de gens qui regardaient passer le cortège et n'avaient manifes­tement aucune intention de s'y mêler; l'expression de leur visage me parut même assez hostile aux chanteurs. Près de moi, deux petits vieux parlaient librement, surs que leurs paroles étaient couvertes par les hymnes. Pourtant, quand on était à côté d'eux, on comprenait assez bien ce qu'ils se disaient. Ils semblaient pas­sablement excédés par les troubles continuels suscités dans la ville par ces "Ni­triaques", comme ils les appelaient. Tout cela n'était pas bon pour la réputation d'Alexandrie et nuisait au commerce. Cyrille leur paraissait en faire un peu trop en s’attaquant ouvertement au représentant du gouvernement impérial.

Deux jeunes moines firent brusquement irruption dans la boutique. L'extrè­me pâleur de leur visage était encore accusée par la noirceur des poils qui leur couvraient les joues. L'un d'eux fit un petit discours pour exhorter tous les gens qui étaient là à se joindre au cortège qui honorait le "saint martyr victime de l'impie Oreste". J'entendis quelqu'un derrière moi lui répondre :

- L'impie Oreste a aussi été victime de votre saint martyr. Je l'ai vu passer le jour où il a été blessé : il avait la tête tout en sang.

‑ Oreste est un sacrificateur et un idolâtre ! cria le moinillon avec violence.

‑ Ce n'est pas vrai ! répliqua un des petits vieux à côté de moi. Il est Chrétien. Je l'ai vu un jour à un office à l'église d'Alexandre.

Les deux moines se regardèrent, haussèrent les épaules et disparurent.

‑ Feraient mieux de travailler, bougonna le parfumeur, plutôt que d'aller s'en­fouir dans le sable comme des autruches

Le cortège, maintenant, était loin, et la Voie Canopique reprenait son animation habituelle : les boutiques qui avaient fermé rouvraient les unes après les autres et chacun vaquait à ses occupations. La manifestation de Cyrille était un échec cuisant.

Autour du Caesareion, l'ancien temple du culte impérial devenu la "Grande église", piétinait une foule composée exclusivement de moines et de parabolains. qui n'avaient pu trouver place à l'intérieur de l'édifice. Quand j'entrai, Cyrille était en chaire. Debout derrière une colonne au fond de 1'église pleine à craquer, je l'entendis citer "le Psalmiste" : "Jusques à quand rendrez‑vous des jugements iniques et favoriserez‑vous la cause des impies ?" Je compris que cette citation concluait l'éloge du défunt et fustigeait sa condamnation par Oreste, car Cyrille reprit d ' une voix qui se voulait chargée à la fois d ' émotion et de solennité : "Ne l’appelez plus désormais de son nom profane d ' Ammonios. Appelez‑le Thaumasios, non glorieux sous lequel il a été salué à son arrivée au céleste séjour par le Choeur des Saints et des Anges. Oui, mon frère, ce nom tu le mérites. Tu es digne d ' admi­ration, toi qui n 'as pas craint de te dresser face aux impies au nom de Celui dont il est écrit : "Il a renversé les puissants de leur trône et il a élevé les hum­bles".

Cyrille continua longtemps sur ce ton. Je regardais autour de moi : dans ce coin du fond de l'église, il n'y avait que des moines. Je me penchai pour voir au‑delà de la colonne qui me bouchait la vue : seuls des moines et des parabolains, r­emplissaient l'église. Je m'éclipsai à la faveur du tonnerre d'applaudissements qui salua la péroraison de l’évèque (Apparemment, Hiérax, le chef de ses claqueurs, a été remplacé) : dehors, il n’y avait toujours que des moines et des parabolains à attendre la sortie du cortège funèbre. Tout était parfaitement calme dans la ville et, comme sur la Voie Canopique, je pus constater, en rentrant chez moi, que les Alexandrins vaquaient paisiblement à leurs occupations comme si de rien n’é­tait : la démonstration de force de Cyrille tournait au fiasco.

Il n'en reste pas moins qu'à terme c'est probablement lui qui a gagné : je viens de recevoir une lettre de Constantinople. Mon ami Zénon, le Sénateur, que tu connais par mon Autobiographie, me parle longuement de ce "monastère" qu'est devenu le Palais impérial, ainsi que de la pieuse jeune soeur de Théodose II, l’Au­gusta Pulchérie, véritable "Vierge du Seigneur", qui aujourd'hui détient la réali­té du pouvoir et gouverne l'Empire. Il n'y a aucune chance, me dit‑il, pour que le Palais condamne jamais Cyrille, quoi qu'il fasse. Il est exclu, en tout cas, qu’il revienne sur l'expulsion de la communauté juive que l'évêque a prononcée l'an der­nier. Même si sa manifestation d' aujourd' hui a échoué, il ne risque donc pas d’ê­tre désavoué.

Il y aurait, cependant pour toi un moyen de rentrer à Alexandrie : je te le signale car tu n'y as probablement pas pensé. J'ai appris, il y a quelques jours, que ton ami Adamantios, le médecin, était de retour, et, au premier prétexte, je suis allé le consulter : sa boutique était en effet ouverte, là où elle était au­trefois, sous les portiques de l'esplanade en face de l'Heptastade. Il était bien là. Quand nous fûmes seuls, il m'a avoué ‑un peu penaud, je dois le dire ‑ qu'il était maintenant Chrétien. Il a été baptisé ! Parfaitement ! A Constantinople, et par Atticos lui‑même, comme Oreste. Rien ne s’opposait donc plus à son retour. Ce­la, je n'en doute pas, va te donner des idées : tu as là un moyen très simple de revenir et je suis sûr que nous allons te revoir très bientôt parmi nous.


De Publius Abellius Sura, à Rome, à Eumène, à Alexandrie.


Cette lettre, que je dicte de mon lit, est sans doute la dernière que tu recevras de moi. Je suis atteint d'un mal qui (je suis sans illusion) m'emporte­ra. Tout a commencé, il y a quelques semaines, par une douleur vague au niveau du foie, accompagnée d'une grande fatigue. J'étais d'ailleurs, depuis longtemps, fort amaigri. Progressivement la douleur est devenue torture. Je suis sans force et, quand il m'arrive de m’apercevoir dans un miroir, je me reconnais à peine en vo­yant ces joues creuses, ces yeux jaunis enfoncés dans des orbites noirâtres, ce torse décharné... Naturellement, les médecins ne savent pas ce que j'ai et sont incapables de me prescrire un remède efficace.

Tu comprendras donc aisément que je n'aie guère le coeur à te parler des événements d'Alexandrie. Je suis un condamné à mort qui attend que le bourreau le conduise au supplice. Si tu te trouves un jour dans cette situation, tu éprouve­ras sans doute ce que j'éprouve moi‑même en ce moment : plus rien n'a d’importance, pas plus les grandes affaires que les petites. L'agitation des hommes, l'in­térêt qu'ils portent à leurs querelles, à leurs rancunes, à leurs espérances, m’apparaissent non seulement dérisoires mais incompréhensibles : ne savent‑ils donc pas qu'ils sont mortels ?

De temps en temps, quand mon mal ne me l'interdit pas, je me traîne jus­que sur la terrasse de la villa : je regarde le panorama de Rome que tu aimais aussi contempler. Les sept collines émergent du brouillard qui envahit les val­lées. Au loin, les Monts Albains se laissent deviner sur l'horizon. J'écoute la rumeur qui monte du Tibre et de la Via Salaria. Je me dis alors, avec une indif­férence qui me surprend moi‑même, que j 'aurai fait partie de la dernière généra­tion des Romains. Notre débile pouvoir ne s'étend même plus sur la totalité de l'Italie. Nos provinces sont aux mains des Barbares, nos villes au pouvoir des é­vêques et des moines. La civilisation, comme moi, vit ses derniers jours... Et je m’en moque éperdûment : il n'y a plus que moi qui m'intéresse encore.. Et pour combien de temps ?

J'aimais ce panorama et il va disparaître pour toujours. J'aimais, les soirs d'été, me promener en litière et c'est devenu un supplice insupportable. J'aimais souper, sous les frondaisons du jardin, à la lueur des torches et je ne peux plus rien avaler. J’erre encore, quand je le peux, dans la villa : je caresse le marbre d'une statue, la moire d'une étoffe, l'argent d'une coupe; j'ouvre un codex, je déroule un volumen... J’ aimais ces objets, j’aimais la vie. . . Ce qui accroit ma douleur, c'est de penser que la vie, je n'en aurai à peu près rien fait : j 'aurai pris des petits plaisirs, un peu vulgaires, par la bouche et par le sexe. C'est tout. J'aurai vécu pour rien.

Je passe ainsi de l'émotion à la révolte puis à la résignation... Je suis affreusement seul et mortellement triste.

Adieu.


D’Archias, à Péluse, à Eumène, à Alexandrie.


De tout ce que tu m’écris dans tes lettres, j’ avoue que je n’ ai presque re­tenu que le passage final de la dernière, celui où tu me parles d 'Adamantios. Je suis indigné, tu t’ en doutes; et non seulement je t 'autorise à le lui dire mais je te demande instamment de le faire. C'est une trahison odieuse, surtout venant de lui, un des hommes les plus en vue de notre communauté, lui qui ne manquait pas une occasion de nous appeler à la fermeté face à Théophile, puis à Cyrille, et de réclamer des châtiments exemplaires pour leurs hommes de main. Oser revenir à A­lexandrie et y revenir en Chrétien ! Lui que tout le monde sait Juif et circoncis, fils de Juif et de circoncis depuis Moïse ! Il paiera cher cette ignominie au Jour de la Colère.

Je ne te dis rien des événements dont tu me parles. Qu' il y ait un conflit entre Oreste et Cyrille, c'est l'évidence même. Que ce conflit ne soit pas termi­né, cela me semble tout aussi sûr, et j'attends ta prochaine lettre pour en con­naître le prochain épisode car je serais fort surpris, à mon tour, que Cyrille reste sur ce demi‑échec. Mais, pour te dire la vérité, cela ne me passionne guère puisque, pour nous, rien n'est changé. Quel que soit le vainqueur de cet affrontement, nous ne pourrons pas rentrer à Alexandrie, recouvrer nos biens, reprendre nos activités. Je suis de l'avis de ton ami Zénon : jamais Constantinople ne désavouera un dignitaire chrétien. Je me souviens de te l'avoir dit un jour : il n'y a plus d'Empire, le pouvoir impérial n’est plus qu'un jouet entre les mains des chefs de l'église chrétienne.

Je suis allé faire un voyage dans le pays de mes ancêtres, la Palestine, et j 'en suis revenu accablé de tristesse. Ce n 'est pas seulement notre Livre et une bonne partie de notre foi qui nous ont été volés, c'est aussi notre terre. Et ce ne sont pas, hélas, les Chrétiens qui ont commencé : Titus et Hadrien leur a­vaient donné l'exemple, Hadrien surtout. Titus s'était contenté de détruire notre Temple, mais Hadrien a détruit toute la ville. Et sais‑tu que depuis Hadrien, l’entrée à Jérusalem ne nous est permise qu'un jour par an, moyennant finance, et, comble de cruauté, le jour anniversaire de la destruction du Temple ? De ce Tem­ple, reconstruit au temps d’Esdras puis d’Hérode, il ne reste debout, aujourd'hui encore, que l'énorme soubassement sur lequel il était construit. Je suis allé en toucher les pierres, comme le font tous les Juifs qui peuvent en payer le prix, le jour où ils y sont autorisés. Je suis monté aussi sur l’esplanade baiser la roche sacrée où Dieu arrêta la main d'Abraham, et j'ai récité notre psaume

Si je t'oublie, Jérusalem, que ma main droite se paralyse

Que ma langue reste collée à mon palais...

Les destructions de Titus ont été peu de chose, comparées à celles d'Ha­drien, il y aura bientôt trois cents ans. Hadrien, lui, a franchement rasé la ville et, sur ses ruines, il en a bâti une autre, une ville entièrement romaine, comme il se doit, avec des thermes, des théâtres, des gymnases, des temples pour les idoles de Rome, et même un Capitole, en somme tout ce qui ne pouvait que révolter des Juifs de Judée. Son objectif était d'ailleurs de nous punir en nous humiliant. Jérusalem a perdu jusqu'à son nom : elle s'appelle toujours officiellement Aelia Capitolina. Il est évidemment interdit aux Juifs de s'y établir : je ne pourrais pas, moi, si j'en avais le désir, résider dans la ville de mes pères, la ville de David et de Salomon, d'Esdras et de Judas Macchabée.

Il ne manquait plus que Constantin pour achever ce beau travail. Figure- ­toi que c’ est sa mère, Hélène, qui, au cours d’ un voyage en Judée, a miraculeuse­ment découvert le lieu où Jésus, dit le "Christ", avait été crucifié et inhumé. Une exceptionnelle inspiration divine était surement bien nécessaire pour avoir l'idée d'aller chercher ce lieu sous les fondations du Capitole d'Hadrien ! Qui d'autre que la pieuse mère de l'empereur chrétien aurait pu avoir une telle pers­picacité ? Toujours est‑il que, lorsque le temple des trois idoles romaines eut été démoli et son soubassement dégagé, le sépulcre était là, et même la croix ! N'est‑ce pas extraordinaire ? Constantin n'a donc plus eu qu'à construire au‑des­sus la rotonde qu'on y voit encore et une vaste basilique précédée d'une cour à portiques qui donne sur la rue principale de la ville. Il l'a consacrée en gran­de pompe, quelques années après avoir inauguré sa capitale du Bosphore selon les anciens rites helléniques ! Quel homme ! Que n'a‑t‑il eu l'idée, pendant qu'il y était, de rebâtir aussi notre temple, comme a voulu le faire Julien trente ans plus tard !

Tu te doutes bien que Constantin et ses successeurs ont bâti beaucoup d’autres églises chrétiennes dans Jérusalem et ses environs, sur les lieux réels ou supposés où a vécu leur prophète. Un jour, je suis par exemple allé à Bethléem où je voulais voir le tombeau de notre Rachel, l'épouse de Jacob : on y voit éga­lement une basilique, elle aussi bâtie par Constantin, à l'endroit où les Chré­tiens prétendent que Jésus est né. C'est Hélène, une fois de plus, qui, avec une clairvoyance vraiment stupéfiante, a retrouvé ce lieu que personne ne connaissait et où, comme par hasard, avait été bâti, comme à Jérusalem, le temple d'une idole, en l'occurrence Adonis. Comment Hélène a‑t‑elle su que sous ce temple se trouvait la fameuse grotte ? Mystère. En tout cas, on a démoli le temple; on a creusé, ici aussi, et, ici aussi, on a trouvé ! Personnellement, cela me surprend d'autant plus que je ne suis pas sûr du tout que ce Jésus soit né à Bethléem. Seuls deux "évan­gélistes" sur quatre, Matthieu et Luc, le prétendent. Pour les deux autres qui ne soufflent mot de Bethléem, il paraît clair que le « Nazaréen » est né à Nazareth, ce qui me semble vraisemblable.

D'ailleurs pour faire naître à Bethléem de Judée celui qui, pour tout le monde, était "Galiléen", Matthieu et Luc sont obligés d'inventer des histoires qui sont d'autant plus suspectes que ce ne sont pas les mêmes chez l'un et chez l'autre. A mon avis, c'est Matthieu qui donne la vraie raison pour laquelle on a fait naître le Nazaréen à Bethléem. Il cite notre prophète Michée : "Et toi, Bethléem‑Ephrata, si petite parmi les villes de Judée, c'est de toi que sortira celui qui est appelé à gouverner Israël." Cette prophétie s'applique au Messie qui, pour nous, sera un descendant du roi David qui est né à Bethléem. Mais pour les Chré­tiens, le Messie, c'est‑à‑dire en grec le "Christ", c'est Jésus lui‑même : il fallait donc qu'il naquît dans la ville de David ! C'est pour cela aussi que les mêmes Matthieu et Luc, qui le font naître à Bethléem, lui composent des généalogies où ils prennent bien soin de faire figurer David. Malheureusement pour les Chré­tiens, ces deux généalogies sont complètement différentes l'une de l'autre ! Du reste, on se demande bien pourquoi Matthieu et Luc se donnent tant de mal pour faire descendre Jésus de David et le faire naître dans la ville de David puisque pour eux, et pour eux seulement (les deux autres n'en disent rien), il "a été conçu du St Esprit".

Tout cela ne semble pas troubler beaucoup un groupe de moines et de non­nes qui sont installés à Bethléem, de chaque côté de la basilique de Constantin et qui, d'après ce que l'on m'a dit, sont originaires de Rome. Leur chef est un vieillard, nommé Jérôme, qui a, paraît‑il, achevé, il y a quelques années, la traduction en langue latine de notre Livre et de ceux des Chrétiens, autrement dit de ce qu'ils ont l'audace d'appeler "l’ancien et le nouveau Testament". Pour le premier, on m'a dit que plusieurs de nos rabbins, spécialistes de langue hébraî­que, ont aidé Jérôme dans son travail. On dit même que l'un d'eux, un peu honteux sans doute, lui rendait visite nuitamment ! Quant aux femmes, ce seraient des Ro­maines de haute naissance, des aristocrates, que Jérôme a converties à ses croyances et dont certaines auraient quitté Rome après le sac de la ville par Alaric.

Des moines et des nonnes, on n'en voit pas qu'à Bethléem, crois‑moi ! Jé­rusalem (pardon : Aelia Capitolina) et ses alentours en sont pleins. Si tu y allais, tu aurais sans doute l'impression de retrouver l'Oxyrhynque que tu décris dans ton Discours autobiographique : c'est ce que je me disais le jour où j'y suis allé. Le fameux "Mont des Oliviers", dont il est souvent question dans les récits évangéliques, est occupé par une église, construite évidemment par Constantin, et par un monastère et un hospice tenus par des moines. On en trouve d'autres dans chaque quartier. Les rues sont pleines de "robes noires", comme tu les appelles, comme aussi de "pélerins" chrétiens venus de partout. Il est vrai qu'elles regor­gent également de soldats, d'histrions, de danseuses et de prostituées. Bref, tu as compris qu'il n'y a plus de Juifs en Judée. Je te le répète : on nous a volé notre pays.

J'ai vu dans des petites villes, en particulier en Galilée, des communau­tés juives. J'ai même visité de belles synagogues. Hélas ces Juifs‑là ne parlent pas le grec ou si mal que j 'ai eu des difficultés à communiquer avec eux. Je suis alexandrin, que je le veuille ou non... Ainsi, ou bien je ne trouve plus de com­patriotes dans ma patrie (ou dans la patrie de mes pères) ou bien j’ en trouve et je suis pour eux un étranger ! Tu te veux, toi, "citoyen du monde". Pour moi, c’est l'inverse : je me sens partout en exil.

Quand j 'étais en Judée, je suis allé un jour visiter la forteresse de Massada, un piton qui domine la mer morte de mille pieds. C’ est là que s’est terminé ce que notre Flavius Josèphe appelle "la guerre des Juifs", sous Titus et Vespa­sien. Tu sais, si tu as lu Flavius Josèphe, qu'alors que le Temple était déjà détruit depuis plusieurs années, à Massada les zélotes tenaient toujours. Quand ils se sont vus perdus, plutôt que de se rendre, ils se sont suicidés collectivement. Ces ruines désertes en plein ciel te plairaient. Je m'y suis longuement promené. J'avais les larmes aux yeux en pensant à l’héroisme de ces assiégés, un héroîsme que pourtant ‑ je le sais ‑ chez d'autres que chez les miens, je qualifierais de fanatisme.


D’Eumène, à Alexandrie, à Archias, à Péluse.

Je suis atrocement inquiet. L'an dernier – déjà ! - tu m'as écrit un jour: « Je serais fort surpris que Cyrille reste sur ce demi‑échec » (Tu faisais allusion aux funérailles d'Ammonios qui avaient tourné pour lui au fiasco. Eh bien, tu avais raison : il prépare la plus abominable des vengeances. J'ai acquis la certi­tude que ses hommes de main méditent un attentat contre Hypatie. Le lecteur Pierre et ses acolythes, des parabolains pour l'essentiel, sont maintenant presque en permanence dans les rues proches de sa maison. Ils observent, ils guettent les allées et venues. Manifestement, ils cherchent un renseignement dont ils ont besoin pour faire un mauvais coup. L'autre jour, quand je suis sorti de chez elle, j'en ai vu une bonne dizaine dans les rues adjacentes. Je ne sais si c'est parce que nous sommes en plein carème chrétien, mais ils m'ont paru plus exaltés que jamais. Ils cessaient de parler à mon approche et me dévisageaient, quand je passais près d'eux, avec des regards sinistres qui me faisaient froid dans le dos. Maintenant, à force de me voir dans les parages, ils me connaissent, au moins de vue; ils se mé­fient donc de moi et je ne peux plus, comme au début, m’approcher de Pierre et de ses tueurs et tendre l'oreille : ils se taieraient immédiatement. J'ai donc envo­yé Paeonide. Je lui ai décrit le lecteur en lui recommandant d’être aussi discret que possible mais de bien écouter les conversations.

Ce qu’ il a entendu m’a effrayé : ils ont décidé de la tuer, tout simple­ment ! Est‑ce un ordre qu'ils ont reçu ? Interprètent‑ils à leur façon une indication vague du genre :"Ah, si seulement je pouvais être débarrassé d’elle" ? Je n’ en sais rien. Je crois tout de même avoir compris, d'après les bribes de conver­sation qu’a pu accrocher Paeonide et qu’il m’a rapportées, que pour eux, c’est Hy­patie qui dresse Oreste contre Cyrille et qui fait obstacle à leur réconciliation. En quoi ils se trompent d'ailleurs complètement. Il est vrai qu’Hypatie ne ces­se de dire au Préfet tout le mal qu’ elle pense de l’évêque, mais, depuis votre ex­pulsion d 'Alexandrie, il y a deux ans, depuis l’attentat dont a été victime Ores­te l’an dernier, sa colère et son ressentiment sont assez forts pour qu’ il n’y ait besoin de personne pour les entretenir.

J'ai naturellement prévenu Hypatie de ce que j 'avais entendu, mais je suis épouvanté par son insouciance : elle se contente de hausser les épaules. Elle ad­met que Cyrille est capable de tout (il l’ a prouvé), mais elle ne croit pas avoir assez d ' importance à ses yeux pour qu’ il puisse envisager de l’éliminer. Cette i­dée lui semble même absurde. J'ai beau lui répéter que le seul fait de recevoir fréquemment le Préfet suffit à la condamner, j'ai beau lui dire et lui redire ce que Paeonide a entendu, elle refuse de prendre des précautions, ne serait‑ce que d'interdire à ses esclaves de parler à qui que ce soit de ses allées et venues. Puis‑je lui demander de ne pas sortir de chez elle ? Que lui répondre quand elle me dit : « Voudrais‑tu que je me fasse attribuer une garde personnelle, comme Syné­sios ? Je ne suis pas évêque, moi ! »

Ces jours‑ci, elle est en voyage. Elle ne m'a pas dit où elle est allée; je sais seulement que c’est à la fin de la semaine qu’ elle doit revenir: si quel­que chose doit arriver, ce sera à son retour. J’ ai donc envoyé Paeonide aux ren­seignements : le lecteur et sa bande sont toujours là : ils guettent et se prépa­rent. J’ y vais moi‑même tous les jours : j’ espère être sur place quand elle arri­vera et la convaincre de ne pas s’ engager dans la rue. Je te le répète : je suis à moitié mort d'angoisse et je me désespère de mon impuissance.


D'Eumène, à Alexandrie, à Archias, à Péluse.


Horreur ! Horreur ! Ils ont assassiné Hypatie !

Hier samedi, je me suis dirigé vers son quartier, comme je le faisais chaque jour en fin d'après‑midi. Les rues environnantes étaient, comme d'habitude, pleines de parabolains qui chuchotaient par petits groupes. Pierre le lecteur allait d'un groupe à l'autre. Je suis revenu vers l'esplanade du port et je me suis mis à faire les cent pas devant l'entrée de la rue, guettant l'apparition que j'attendais. Soudain j'ai aperçu. au loin, sur l'esplanade, la silhouette familiè­re, debout dans son char : je me suis mis à courir dans sa direction. Quand je suis arrivé à portée de voix, j'ai voulu crier : "Arrête ! Fais demi‑tour ! Ils t'atten­dent !" Tout ce dont je me souviens alors, c'est d'avoir reçu un terrible coup sur la tête, asséné par quelqu'un qui, sans doute, me guettait depuis un moment sans que je m'en fusse aperçu. Puis j'ai perdu connaissance.

Quand je suis revenu à moi, j'étais à terre. Je ressentais un épouvanta­ble mal de tête, mais je pouvais bouger... Le char d 'Hypatie é­tait arrêté à petite distance, au coin de la rue du Musée : vide. Les deux che­vaux piaffaient sur place. De l'autre côté, sur le port, j'ai aperçu des silhouet­tes qui montaient et descendaient les marches du Caesareion et s’agglutinaient, sous le péristyle, devant la porte : les parabolains. Je me suis mis debout avec difficulté. En titubant, j'ai marché vers l'église. Les tempes me battaient à cha­que pas. Quand, en m'approchant, j'ai vu les parabolains, qui formaient une sorte de chaine, se passer de l'un à l'autre des pierres, des briques, des tessons de poterie qu'ils avaient ramenés de je ne sais où et qui, en bout de course, en­traient dans l'église, j'ai pressenti le pire. J'ai monté les marches aussi vite que j 'ai pu sous leurs regards mauvais et j'ai voulu ouvrir la porte. mais j' ai reçu une volée de pierres en pleine poitrine et en plein visage. J'ai reculé en titubant et je me suis effondré sous le péristyle; mais je restais conscient.

Je me souviens encore du va et vient des jambes et des sandales à hauteur de mes yeux. Comme j'étais tombé devant la porte et que je devais les gêner, ils m'ont repoussé du pied sans ménagement. J'avais l’impression que mon visage n'é­tait plus qu'une plaie et je souffrais atrocement du crâne. Au bout d'un moment, ils sont sortis de l'église comme un troupeau : je m'en suis rendu compte au pie­tinement de leurs sandales à deux pas de mes yeux. J'ai entendu plusieurs fois le mot "Cinaron", et la vision de l'horrible décharge fumante d'Alexandrie est pas­sée devant mes yeux : j'ai compris qu'ils avaient achevé la malheureuse à coups de pierres et qu'ils allaient brûler son corps au milieu des ordures et des en­trailles d'animaux jetées là par les équarisseurs. Un groupe de trois ou quatre est passé, trainant dans une tunique blanche maculée de sang une masse inerte... Deux jambes velues sont passées très vite et j'ai reconnu la voix de Pierre le lecteur criant : « Au Cinaron ! » Il Il y a ensuite un trou noir dans mes souvenirs : j'ai dû à nouveau perdre conscience.

Quand j’ai retrouvé mes esprits, le péristyle était désert. Le jour bais­sait. Je revois encore le dessin en creux d'un oiseau perché représenté de profil qui se répétait de la base au sommet d'un des obélisques sur le parvis du temple et que je fixais stupidement. C'est mon horrible mal de tête ainsi que les dou­leurs que je ressentais au visage et à la poitrine qui m’ont rappelé le cauche­mar que je venais de vivre et j 'ai réentendu le cri du lecteur : « Au Cinaron ! » Aller jusqu'à ce lieu maudit où le corps d’Hypatie devait être en train de brûler, je n’ai plus pensé qu’ à cela, et je me suis traîné jusqu aux marches. J ai voulu me redresser mais je me suis affalé presque aussitôt, j ai roulé jusqu' au bas de l'escalier et ma tête a porté sur les dalles : j'ai eu si mal que je me souviens d'avoir pleuré.

Ce sont des passants qui m'ont relevé : soutenu par eux, j'ai fait quel­ques pas. Puis j’ ai le souvenir d’ un chariot roulant dans les rues. J’ avais dû ê­tre capable de dire où je logeais car, au bout d’ un moment, j'ai vu au‑dessus de moi tourner un coin du fronton de l'église d'Alexandre et je me suis retrouvé allongé sur mon lit et soigné par Adamantios que Paeonide est immédiatement allé chercher..

Cela se passait avant-hier. C'est de mon lit qu'aujourd'hui j'ai dicté cette lettre à Paeonide. Hypatie n'est plus : c'est la seule chose à laquelle je sois capable de penser. Je ne sais pas du tout ce que je vais faire.


De Cléomène, à Alexandrie, au Sénateur Zénon, à Constantinople.

Mon cher père, mon maître, le rhéteur Eumène, a quitté Alexandrie et l’E­gypte. Il a été bouleversé par l'assassinat de la philosophe Hypatie qu'il aimait et dont il était aimé, assassinat perpétré par une bande de fanatiques dirigés, dit-on, par un certain lecteur Pierre qui serait un homme de main de l'évêque des Chrétiens, Cyrille. Eumène a été lui‑même blessé en essayant de prendre la défense de la philosophe. Je lui ai rendu visite chez lui, il y a deux semaines, peu après l'attentat : je l'ai trouvé couché, le visage horriblement tuméfié. Son jeune es­clave et copiste, Paeonide, était à son chevet. Pendant ma visite, le médecin Adamantios est venu : il a lavé les plaies du visage et du crâne, il y a appliqué des onguents et a bandé toute la tête. J’ai entendu ce qu’ ils se sont dit : Adamantios (Juif récemment converti au Christianisme, m’a dit le rhéteur Eumène) était indigné par ce qui venait de se produire.

Après son départ, j 'ai demandé au Maître si je pouvais lui rendre service d'une manière ou d'une autre. Il m'a répondu d'une voix faible que ce que je pourrais faire de plus utile pour lui, ce serait d'expliquer à ses élèves et de faire savoir à tous ses amis, d' ici et d’ ailleurs, qu’ il ne lui était plus possi­ble de vivre dans une cité où l'on peut impunément commettre des crimes en pleine rue. Il a ajouté qu’ il avait l’intention de s’exiler très loin d'ici, quelque part où les hommes ne soient pas des bêtes sauvages. Il m'a enfin demandé avec insistance de m'occuper après son départ de diffuser ses livres et même d'assurer la pu­blication de sa correspondance, à condition toutefois de changer les noms des per­sonnes qu’il y cite. Je lui ai juré de le faire : ce sera facile car Paeo­nide, dont le Maître m’a bien recommandé de m’occuper après son départ, a tenu de toute son œuvre, de ses ouvrages non publiés comme des au­tres, et même de sa correspondance, un livre de copies très complet.

Je suis repassé hier. Je n'ai trouvé que Paeonide qui m'a dit que son maître était parti pour Bérénice d'où il comptait s'embarquer pour l'Inde. Paeonide était très ému : je lui ai promis de l'emmener avec moi à Constantinople quand j'y rentrerai., ce qui ne saurait tarder. Je lui ai bien recommandé de préparer les copies des oeuvres d'Eumène en vue de ce départ.

Encore un mot : j'ai appris par un de mes condisciples qui s'appelle Eus­tathe et dont le père est un des collaborateurs d'Oreste, le Préfet Augustal d'E­gypte, que ce Clarissime s'est adressé à l'empereur pour lui demander de châtier les meurtriers de la philosophe Hypatie. Mais Eustathe croit savoir que l'évêque Cyrille a, de son cÔté, envoyé un messager au Palais sacré pour présenter sa dé­fense. J'aimerais que tu me dises, si tu arrives à le savoir, quelle décision au­ra prise l'Empereur.

F I N