30.6.04

- XI -



Au début de la cinquième année du règne de Théodose le jeune, il y a un an, vers la mi‑octobre, on apprit à Alexandrie la mort du vieil évêque Théophile. L'agitation fut aussitôt d'autant plus grande parmi les Chrétiens de la ville, c'est‑à‑dire l'écrasante majorité de la population, que cet événement était attendu – ou redouté - depuis de longs mois : deux camps, d'importance très inégale, se préparaient de longue date à en découdre et ils en vinrent aux mains dès que l'évêque eut fermé les yeux. Les plus nombreux soutenaient la candidature du vieux Timothée, "ar­chidiacre" de la ville, qui passait pour un honnête homme. Mais un parti extrême­ment actif poussait en avant un neveu de Théophile, un fils de sa soeur, le dé­nommé Cyrille, qui allait devenir par la suite ‑ et qui est aujourd'hui ‑ le vrai maître d'Alexandrie, réduisant à peu de chose le pouvoir effectif du Préfet augustal. Pour l'heure, il n'était soutenu que par une minorité des Chrétiens de la ville, mais le parti qui se réclamait de lui et qui était dirigé par sa mère, la sœur de l'évêque défunt, était extraordinairement déterminé : la proche parenté de Cyrille avec Théophile lui conférait en quelque sorte, aux dires de ses parti­sans, un droit légitime à la succession. Parmi ces partisans, on comptait d'abord les innombrables moines de la vallée de Nitrie, masse de manoeuvre dont avait usé et abusé Théophile ( en échange, il leur avait toujours tout accordé ) et sur la­quelle pouvait également compter son neveu. Et puis il y avait les très nombreux employés des hospices et institutions charitables d'Alexandrie, que l'on appelle ici les parabolains.

Ce qui a toujours fait la force de l'Eglise chrétienne, c'est d'avoir multiplié les fondations pieuses qui viennent en aide aux pauvres, aux malades, aux veuves et aux orphelins, catégories que l’Etat romain, il faut bien le dire, con­tinue à abandonner à leur triste sort. Tu sais, cher Zénon, qu'une des raisons de la popularité de Chrysostome parmi les Constantinopolitains, fut d'avoir ouvert un grand nombre d'institutions de ce genre, et qu'une des causes de son conflit avec limpératrice Eudoxie fut le besoin d'argent devant lequel il se trouvaitpour financer toutes ces oeuvres. Tu sais aussi que, lorsque l'empereur Julienvoulut rétablir les cultes traditionnels, il comprit qu'il ne viendrait à bout du Christianisme que si le "clergé" hellène, qu'il voulait constituer à l'image du clergé chrétien, prenait en charge à son tour les déshérités. "Il serait hon­teux, écrivait‑il, que, quand les Juifs n'ont pas un mendiant, quand les impies Galiléens, en plus des leurs, nourrissent encore les nôtres, on voie les nôtres manquer des secours que nous leur devons." Je ne sais s'il aurait réussi (j'en doute un peu) mais son intention même est significative de l'importance qu'il a reconnue à ces oeuvres de charité dans le succès de la religion du Christ. A Al­exandrie, elles existent depuis très longtemps et leur personnel, les parabolains, sortes d'infirmiers ou de secouristes recrutés par l'évêque et entretenus par lui constituent une autre masse de manoeuvre qui lui est tout aussi dévouée, sinon plus que les moines. Cyrille allait les multiplier.

Pour l’heure, il n’ était pas encore en place et, au lendemain de la mort de son oncle, son sort pouvait paraître incertain. De violentes bagarres avaient éclaté dans et autour de la plupart des églises, entre ses partisans et ceux de Timothée ; certes, les robes noires étaient arrivées en renfort de Nitrie, et mas­sivement comme d'habitude; certes les parabolains étaient sur le pied de guerre pour leur prêter main forte. Mais le duc commandant militaire de l’Egypte, un certain Abundantios, faisait partie de ceux qui soutenaient l'archidiacre", de sor­te que les troupes chargées du maintien de l'ordre donnaient presque l'impression de combattre aux côtés des "Timothéens". Un dimanche matin, surlendemain de la mort de Théophile j'assistai de ma fenêtre, sur la place où se dresse l'église dédiée à l'archange Michel, dite église d’Alexandre, à une véritable bataille rangée qui, de loin, semblait mettre aux prises les soldats et les moines, même si, dans les deux camps, de nombreux civils participaient aussi aux combats.

Voyant cela, et craignant sans doute que leurs partisans ne soient vain­cus par les armes, Cyrille, sa mère et son entourage immédiat, décidèrent brusquement d'accélérer les opérations. Le lundi soir, les Alexandrins apprirent que Théophile avait un successeur en la personne de son neveu. Celui‑ci avait été "sacré" en bonne et due forme par les trois évêques réglementaires dans la « grande église » entourée d'une impressionnante garde de robes de bure. Désormais, sanctifié par l'onction sacrée, revêtu des insignes de sa fonction, Cyrille était l'élu de Dieu. Son autorité ne pouvait plus être contestée.

Ce Cyrille ne devait pas tarder à faire regretter à beaucoup son oncle Théophile dont j'avais pourtant souvent dit moi‑même qu'il était le pire fanati­que que la terre eût jamais porté. C'était un homme d'environ trente‑cinq ans. Archias, qui eut l'occasion de le voir de près, à peu de temps de là, dans des cir­constances que je vais être amené à raconter, me le décrivit comme un homme de haute taille, carré, à l’air énergique, au regard dur et glacé, à la voix métallique. Son programme aurait pu, je pense, être résumé dans la formule que j 'avais employée devant Synésios : pas d'adversaires à l'extérieur, pas de contestatai­res à l'intérieur. C'est par la lutte contre les contestataires de l'intérieur qu' il inaugura sa fonction. Mais il n'oubliait pas non plus ses adversaires, je veux dire : les Hellènes et les Juifs.

Seuls les seconds représentaient une force réelle : ils étaient nombreux, occupaient tout un quartier d'Alexandrie et tenaient une place considérable dans le commerce et les affaires. Cyrille allait très bientôt s'occuper d'eux active­ment. Quant aux rares Hellènes qui existaient encore et dont je me considérais comme faisant partie malgré mon scepticisme, ils étaient hors la loi depuis le fameux édit de Théodose pris vingt ans plus tôt, l'année même de la destruction du Sérapeion. Des Hellènes, outre quelques individualités célèbres mais isolées com­me Hypatie, on n'en trouvait plus guère que dans les exèdres et les jardins du Musée ou dans les écoles de rhétorique. Ils pouvaient encore enseigner, composer des ouvrages confidentiels et les lire clandestinement à quelques invités, à la rigueur jouer des mimes subversifs au théâtre : c'était à peu près tout. Ils n'a­vaient plus ni lieux de culte, ni fidèles, ni officiants, ni ressources financières : bref, ils ne comptaient plus.

Cyrille, pourtant, ne les oubliait pas. On disait (ou il faisait dire) qu' il avait entrepris la rédaction d'un très vaste ouvrage dans lequel serait mise en pièces la réfutation du Christianisme écrite autrefois par l'empereur Julien. Sans doute Cyrille voulait‑il pour la postérité se donner l'image d’un "Docteur", comme l'avait fait avant lui un évêque de Césarée, Eusèbe, en réfutant le traité antichrétien de Porphyre, ou encore Origène en combattant l'ouvrage de Celse. Le livre de Julien était officiellement condamné, donc introuvable et tous les exem­plaires existants avaient été en principe détruits : je ne les connaissais per­sonnellement que pour en avoir trouvé des copies dans la bibliothèque de Sura. Les Hellènes d'Alexandrie ne manquaient donc pas de se réjouir ironiquement du projet de Cyrille : de même, disaient‑ils, qu'on connaît, grâce à Origène et Eusèbe, les thèses de Celse et de Porphyre, de même, grâce à Cyrille, les siècles fu­turs connaîtront les arguments du divin Julien.

Le nouvel évêque préparait donc un rocher sous lequel il comptait bien é­craser les derniers Hellènes. Il n'allait pas tarder à s'attaquer de front aux Juifs; mais ce qu'il voulait d'abord, c'était en finir une bonne fois pour toutes avec ceux qui, de l'intérieur, minaient l'unité de son église et sapaient l'auto­rité de ses chefs. Ces "hérétiques", à Alexandrie, étaient essentiellement repré­sentés par les Novatiens. Peut‑être n'est‑il pas inutile, mon cher Zénon, que je te les fasse découvrir, car je crois qu'on les connait peu à Constantinople, bien qu'ils y soient aussi représentés et qu'ils y aient même, paraît‑il, un évêque.

Tu n'ignores pas que, dans les siècles passés, chaque fois que les empe­reurs ont décrété une persécution contre les Chrétiens, beaucoup de fidèles ont renié leur foi et ont consenti, sous la menace, à jeter sur les autels des Dieux les quelques grains d'encens qui les mettaient à l'abri de la répression. Les "martyrs" dont on parle tant aujourd'hui, ont été en fait moins nombreux qu'on ne le dit. Et toutes les fois qu'ont cessé les persécutions, les chefs des communautés chrétiennes se sont trouvés face au problème posé par les "apostats" ou "relaps" qui, régulièrement, dès le péril passé, demandaient leur réintégra­tion. Chaque fois qu'ils ont fait preuve d'indulgence à l'égard de ces repentis, les chefs chrétiens ont engendré une hérésie, leur indulgence étant considérée par les fidèles les plus intransigeants comme une insulte aux "martyrs". C'est ainsi que naquit l'hérésie novatienne. Ce Novatien était un prêtre romain qui fit fonction de chef de la communauté chrétienne de Rome pendant la persécution de Décius et n'accepta pas, quand elle eut cessé, l'élection du nouvel évêque, Cor­neille, trop faible à ses yeux vis à vis des apostats. Sa protestation rigoriste trouva un écho parmi de nombreux Chrétiens de l’Empire, même en Orient, et c'est dès cette époque qu'une communauté novatienne s'implanta dans la capitale de l’E­gypte où elle subsistait encore au moment de l'arrivée de Cyrille.

Novatien devait d'ailleurs avoir des imitateurs après la dernière persé­cution, celle de l'empereur Dioclétien. A Alexandrie même, après l'abdication de ce prince, le fameux évêque Pierre voulut à son tour prendre des mesures indulgentes à l’ égard des relaps : aussitôt, un évêque de Lycopolis, Mélèce, lança, comme autrefois Novatien, un mouvement de protestation qui est à l'origine de l'hérésie "mélétienne". Mais c'est en Afrique, tu le sais sans doute, Zénon, que ces mani­festations d' indiscipline ont pris la plus grande ampleur, toujours après la per­sécution de Dioclétien. Là‑bas, le parti rigoriste, dont l’ animateur fut l'évé­que Donat, devint l'hérésie "donatiste" qui dure encore et qui n'est plus seule­ment un parti d'opposition à l'intérieur de l'église chrétienne, mais un vérita­ble mouvement insurrectionnel hostile à l’Empire et très implanté dans les masses numides.

Les Novatiens d'Alexandrie n'étaient pas très nombreux mais ils formaient une communauté extrêmement fraternelle et unanimement respectée, même des "ortho­doxes" : on les distinguait à l'austérité de leur vie et à leur extrême rigueur morale. Ils se qualifiaient de "purs" et souvent le peuple les désignait sous ce vocable, nullement par dérision, bien au contraire. Les Novatiens avaient évidem­ment leurs propres églises et, à Alexandrie, lors de l'arrivée de Cyrille, leur évêque était un vénérable vieillard nommé Théopempte.

Dès son accession à l'épiscopat, Cyrille fit fermer par ses hommes de main les églises, toutes de dimensions très modestes, où les Novatiens célébraient leur culte et il en profita pour les faire dépouiller de toutes les oeuvres d'art et objets précieux qu'elles contenaient et, en particulier, les "vases sacrés" : il dut se dire que c'était toujours autant de pris pour alimenter la caisse de ses bonnes oeuvres. Après quoi il confisqua tous les biens de Théopempte : les moines ne lui laissèrent qu'un lit, ainsi que quelques objets indispensables. Ces métho­des provoquèrent d'ailleurs quelques murmures, y compris parmi les catholiques "orthodoxes" qui les jugèrent assez peu conformes aux principes de la charité évan­gélique. Cyrille fit donc répandre en ville l'idée qu'il n'avait nullement agi de sa propre initiative : il n'avait fait qu'appliquer un décret impérial déjà an­cien mais qui venait d'être confirmé, réservant expressément les lieux de culte à l'Eglise catholique et ordonnant la confiscation à son profit de tous les biens des hérétiques. Ce décret, que personne, jusque là, même Théophile, ne s'était a­visé de mettre en application à Alexandrie, avait été promulgué par Honorius, l'empereur de Ravenne, dont ne relevait pas l'Egypte ! De plus Cyrille feignait d'oublier que c'étaient les fonctionnaires de l'Empire qui étaient chargés de faire appliquer les décrets impériaux, non les évêques. Dès ce moment, pourtant, les Alexandrins surent qu'ils avaient un maître, et ils n'allaient pas attendre long­temps avant d'en avoir d'autres preuves. Les Chrétiens les plus fervents, qui ju­geaient parfois que Théophile, sur sa fin, n'avait plus l'énergie qu'ils avaient autrefois tant admirée chez lui, surent qu'il pouvait reposer en paix : il avait un digne successeur.

Ces événements eurent lieu au cours de l'automne et au début de l'hiver de l'an dernier. C'est à peu près au même moment que je rencontrai un jour par hasard le vieux Théotecne que j'avais connu, dans ma jeunesse, aux cours de la Divine. A l'époque, il était déja beaucoup plus âgé que Synésios, Herculien et moi, et ses chevux prématurément blanchis lui donnaient un air vénérable qui ne nous im­pressionnait d'ailleurs que modérément. Il était resté lié à Synésios qui m’avait parlé de lui lors de mon voyage en Cyrénaïque. Il me donna des nouvelles de notre ami commun : depuis ma visite de l'année précédente, Synésios avait eu un conflit dramatique avec un gouverneur de sa province, un nommé Andronic, parvenu à ce poste par intrigue et de manière illégale puisqu'il était natif de la Pentapole ‑il était le fils d'un pêcheur de Bérénice ‑ et que la loi interdit à tout citoyen romain d ' être gouverneur de la province dont il est originaire. Cet Andronic, se­lon Théotecne, était un véritable boucher : il avait multiplié les exactions, les spoliations et même les crimes dans toute la Cyrénaïque. Synésios avait dû remu­er ciel et terre pour que sa chère patrie fût débarrassée de ce monstre. Il avait été jusqu’ à en appeler à tous les évêques de l’Empire et à excommunier Andronic. Après avoir gagné ce combat, quand, Andronic destitué, il l'avait vu abandonné de tous et chassé de partout, Synésios, toujours généreux, avait demandé à Théo­phile d'accorder son pardon au coupable !

Depuis, me dit Théotecne, un coup terrible l’avait frappé : la mort de son dernier fils. Il en était tombé malade de chagrin et l'on pouvait craindre pour sa vie. J’eus confirmation de ces nouvelles, peu de temps après, par Hypatie .Elle reçut plusieurs lettres de Synésios qu'elle me montra et que je trouvai pa­thétiques : c'étaient de véritables appels au secours que lançait le malheureux. La dernière, il l’avait dictée de son lit de souffrance qui, me sembla‑t‑il, allait être aussi son lit de mort. Je repensai à notre jeunesse commune, à sa gaieté d’ autrefois, aux récits qu’il nous faisait de ses parties de chasse dans son pa­ys qui n’ avait pas encore été ravagé par les pillards nomades, à cette plaisanterie d'écolier qu'il avait intitulée Eloge de la calvitie, à notre rencontre sous le "portique peint" d'Athènes, plus tard à ses nuits devant la porte du Palais de Constantinople enroulé dans le fameux tapis... Je le revoyais‑faisant les cent pas devant la porte de mon temple à Chalcédoine, Puis s'embarquant au port Julien le jour du tremblement de terre. Je rappelais à Hypatie la confection de l'astrolabe qui m'avait rendu si jaloux. Mais la Divine resta intraitable et, malgré mes exhortations pressantes, elle refusa obstinément de lui répondre. Je ju­geai cette cruauté peu digne d'une philosophe et je le lui dis : elle m'en tint rigueur quelque temps.

*

J'avais maintenant de nombreux élèves au point que, comme l'avait fait autrefois pour moi le rhéteur Claudien, j'avais pris comme assistant le plus bril­lant d'entre eux qui était aussi l'un des moins fortunés. Parmi mes élèves, figurait un jeune homme talentueux mais vif et assez turbulent, nommé Eustathe, dont le père était un des "notaires" du Préfet Oreste. Sa famille était hellène, je le savais, et nous nous entendions à demi‑mots. Par lui je connaissais l'état d'es­prit du Clarissime : il haïssait Cyrille et supportait de lui moins encore que de Théophile qu'il se prît pour un nouveau "Pharaon". C'était ainsi, me dit Eustathe qu'Oreste désignait ironiquement l'évêque. Il n'attendait que la première occasion pour l'humilier. Elle se présenta très vite mais elle devait avoir des conséquen­ces que le Préfet n'avait pas soupçonnées.

Un lundi matin, quand je descendis dans ma salle de cours, je trouvai Eustathe en grande conversation avec mon assistant et les quelques élèves qui étaient déja arrivés. Il leur racontait ‑ et il reprit son récit quand j'entrai ‑ qu'il y avait eu des incidents au théâtre la veille entre Chrétiens et Juifs et qu'Oreste avait dû sévir :

‑ Il en a profité, dit‑il à mon intention, pour donner une bonne leçon à Cyrille

Nous étions en novembre et je me dis qu'il allait y avoir deux ans que j'avais assisté avec Archias à des incidents probablement semblables dans ce mê­me théâtre, réprimés par ce même Oreste. Tous les élèves arrivèrent les uns après les autres. Je veillais à ce qu'il n'y eût pas entre eux de discussions sur des sujets religieux car le les savais d'opinions très diverses et je craignais des rixes. Je mis donc fin, ce jour‑là, aux conversations mais, dès le lendemain, je me précipitai chez Archias pour en savoir plus. Il n'était pas là. Il avait été, comme tous les membres du Conseil juif, convoqué par Cyrille.

Quand il revint, il était dans un tel état d'agitation qu'il ne me vit même pas, assis dans le coin où je l'attendais. Il appela sa femme Sarah qui parut accompagnée du jeune Esdras :

‑ Ils sont fous ! lui dit‑il. Ils sont inconscients ! Ils n'ont pas encore com­pris que ce Cyrille n'est pas Théophile. Celui‑là est capable de tout, je te le dis ! Tout cela va très mal se terminer.

Il marchait de long en large et soudain m'aperçut

‑ Ah, tu es là ? Tu es au courant ?

‑ Justement pas. Je viens aux nouvelles.

‑ Eh bien, je viens de voir Cyrille. Il nous avait convoqués.

‑ Je sais cela. Je suppose que c'est à propos des incidents de samedi dernier,au théâtre. mais je ne sais pas ce qui s'est passé samedi dernier.

Archias haussa les épaules.

‑ Ce que je sais, dit'‑il, c'est ce qu'on m'en a dit. Je ne mets plus les pieds au théâtre, les jours de sabbat. C'est inutile : ils veulent la guerre. Tous. Les nôtres comme ceux d'en face ! Ils seront bien avancés quand ce fou aura lâché sa meute contre nous !

‑ Mais calme‑toi ! intervint Sarah. Eumène ne sait pas de quoi tu parles. Il t'a dit qu'il n'est même pas au courant de ce qui s'est passé, le dernier sabbat.

Archias eut un geste d'agacement et vint s'asseoir en face de moi. Un es­clave alluma les lampes car le soir tombait :

‑ Je vous laisse, dit Sarah qui disparut avec son fils.

‑ Ce qui s'est passé samedi est très banal, me dit Archias, si ce qu'on m'a ra­conté est vrai. De la routine ! La répétition de ce que nous avons vu un jour, tu t'en souviens. La différence, c'est que maintenant, ce n'est plus Théophile qu'O­reste a en face de lui, mais Cyrille. Le dernier sabbat, il y a trois jours, Cyrille avait envoyé ses espions et ses hommes de main et parmi eux, d'après ce que l'on m'a dit, un certain Hiérax, un maître d'école qui était, parait‑il, connu, comme un fanatique de l'évêque. C'était son chef de claque.

‑ Que dis‑tu ?

‑ Parfaitement ! Hiérax était celui qui donnait le signal des applaudissements à l'église, quand Cyrille parlait. Eh oui, c'est comme au theâtre, chez eux ! Ce jour‑là, pourtant, au lieu de déclencher les acclamations, le claqueur a provoqué un scandale. Je n'ai pas réussi à savoir exactement pourquoi. Je crois avoir com­pris que quelqu'un l'a reconnu et l'a désigné comme un espion de l'évêque, envoyé, là par lui pour surveiller les agissements du Préfet. Bien entendu, les nôtres ont réagi. D'abord par des murmures, puis par des hurlements. Ils ont traité Hié­rax de perturbateur, de trublion... Oreste a demandé ce qui se passait. Il s’est fait amener l'énergumène ; on lui a dit qu'il était envoyé par Cyrille. Hiérax a confirmé. Avec insolence, m'a‑t‑on dit, et de manière provocatrice. Alors le Pré­fet l'a fait torturer séance tenante. Et Hiérax est mort. De la routine, je te dis !

‑ Je savais qu'Oreste cherchait la première occasion pour humilier Cyrille. Alors il vous a convoqués ?

‑ Tu croyais peut‑être qu'il allait rester sans réaction ? Je te répète que Hié­rax était un de ses fidèles.

‑ Certes, mais ce n'est pas vous qui l'avez tué. Il a été condamné par Oreste

‑ Tu te doutes bien que Cyrille n'a pas envie d'entrer en conflit avec le repré­sentant de l'empereur. Par contre il cherche un conflit avec nous, j'en ai la con­viction. C'est pour cela qu'il ne faudrait commettre aucune erreur. C'est ce que je me tue à répéter à mes collègues du Conseil : Cyrille veut nous pousser à la faute pour tenir le prétexte dont il a besoin : il veut nous chasser d'Alexandrie.

‑ Il vous a dit cela ?

- J'aurais voulu que tu l'entendes ! Ce n'est pas du tout quelqu'un d'agité. C'est même ce qui m'inquiète. Il nous hait, mais d'une haine froide, calculatrice.Il a commencé par des généralités très banales : "Si vous continuez à vous conduire comme vous l’avez fait samedi, je serai amené à prendre les mesures appropri­ées." Ceux qui étaient samedi au théâtre ont évidemment rétorqué, comme tu viens de le faire toi‑même que c'est Oreste qui avait condamné Hiérax. Cyrille nous re­gardait, l'air mauvais : « C'est aussi Pilate qui a condamné le Christ, a‑t‑il glapi. Mais c'est vous qui aviez demandé que son sang retombe sur vous et sur vos enfants. » C'est à ce moment‑là que je l'ai entendu dire entre ses dents : "Il n'y a pas de place ici à la fois pour vous et pour nous." Notre grand rabbin a alors, à haute voix, cité ironiquement le livre de l'Exode : " Le roi fit venir Moise et Aaron et leur dit : Allez, sortez du milieu de mon peuple, vous et les Israé­lites." Cyrille est devenu pâle comme un mort et malgré la colère qui l'étouffait il a réussi à articuler : "Non, vous ne sortirez pas. Je vous chasserai. Et je ne suis pas le Pharaon : il n'y aura pas de mer Erythrée pour m'engloutir. Et il n'y aura pas non plus, cette fois, pour vous, de pays où coule le lait et le miel. Vou serez comme Cain, "errants et vagabonds sur la terre."

‑ Et tu crois à ce genre de menaces ?

Archias eut un geste las :

‑ Tu es comme les autres, dit‑il, comme le rabbin, comme Adamantios. Tu imagines que nous en sommes encore au vieux Théophile. Mais moi je te dis, moi qui ai vu dans ses yeux la haine qu'il nous porte, que ce Cyrille est capable de tout.

‑ Même s’il se décidait à passer aux actes, ce que j’ai du mal à croire, Abundantios ne le laisserait pas faire.

‑ Détrompe‑toi. Nous ne sommes pas les partisans de Timothée. Abundantios nous hait.

Il faisait maintenant tout‑à‑fait nuit. A la clarté des lampes, l’expres­sion d'Archias me parut désespérée, presque tragique

‑ Et j 'ai bien peur, reprit‑il, que nous ne lui donnions bientôt de vrais prétextes pour nous haïr et nous chasser.

‑ Que veux‑tu dire ? C'est pour cela que tu criais tout à l'heure : "Ils sont fous" ?

‑ Je crois bien, en effet, qu'ils sont fous, murmura‑t‑il, l'air abattu. Au lieu de calmer les nôtres, ils veulent aller leur raconter en détail notre entrevue a­vec l'évêque, et leur répéter ses menaces. Pas pour leur faire peur, hélas, mais bien pour les exciter. Exactement ce qu'attend Cyrille, exactement ce qu'il ne faudrait donc pas faire. Ils vont pousser nos jeunes à la faute, ils vont leur faire commettre l'irréparable. Ah, oui, ils sont fous !

Tu connais, cher Zénon, la grande estime que je porte à mon ami Archias. Tu sais combien j'apprécie sa claivoyance et sa lucidité. J'avoue pourtant que, ce soir‑là, quand je sortis de chez lui après le dîner auquel il m'avait, une fois de plus, invité, j'étais incrédule, persuadé que son obsession constante des mal­heurs de son peuple tournait au délire. Comment, me disais‑je, Cyrille pourrait-­il vouloir chasser près du quart de la population d'Alexandrie ? Comment surtout pourrait‑il y réussir ? Cela me paraissait insensé. J'avais pourtant tort et j'allais m'apercevoir, hélas, quelques jours après, qu'il avait vu juste.

Une nuit, alors que je dormais, je crus entendre des cris qui se mêlaient au rêve que j'étais en train de faire et que j'ai d'ailleurs complètement oublié. Quand je commençai à émerger du sommeil, j'eus l'impression que ces cris montaient de la place sur laquelle donne la chambre où je couche, au‑dessus de ma salle de cours. Soudain d'épouvantables hurlements tout proches me réveillèrent pour de bon et me sortirent du lit. Au même moment, Paeonide affolé entra, une lampe à la main, venant de la chambre à côté. Dehors, le clair de lune illuminait la place comme en plein jour. A ma gauche, la masse sombre de l’ancien temple de Cronos, devenu l'église d'Alexandre, ressemblait à une grosse bête immobile et silencieuse, paisiblement endormie. Plusieurs rues débouchent sur cette étroite place : la maison d'Archias où j’habite est un immeuble d'angle au débouché d'une de ces rues parallèle à la Voie Canopique et venant de Brouchion. J'ouvris la fenêtre : plu­sieurs corps gisaient à terre devant la porte de la maison. Au pied de l'immeuble et de celui d' en face, des hommes (les tueurs, de toute évidence) se cachaient tout en surveillant ce qui venait de la rue. Au même moment, je vis un homme cou­rir dans notre direction à travers la place déserte : il devait venir du débouché de la rue qui, partie du sud, aboutit dans l'axe de la façade de l'église ; là‑bas aussi, à ma droite, on voyait s'agiter des silhouettes. Tout se passait en somme comme si la place avait été choisie comme lieu de guet‑apens par une bande de tu­eurs organisés : tous ceux qui arrivaient tombaient dans le piège. Mais aussi, que faisaient‑ils dans les rues à cette heure ?

Soudain, sous ma fenêtre, j'entendis un des guetteurs crier à ceux d'en face : "Préparez‑vous ! Il en arrive d'autres !" Aussitôt, je bondis dans la chambre de Paeonide qui, elle, donne sur la rue, et j' ouvris la fenêtre : tout un groupe approchait en effet, courant dans la direction de la place. Je leur criai : "Attention ! Guet‑apens !" Ils s'arrêtèrent net, levant les yeux vers moi :

‑ Ils vous attendent à l'angle de la place ! criai‑je. Ils sont cachés au coin de la maison.

‑ Qui ? cria l'un d'eux. Qui nous attend ?

‑ Est‑il vrai qu'il y a le feu à l'église ? cria un autre.

‑ Qu'est‑ce que tu racontes ?

Je n'eus pas le temps d'en dire plus. Les tueurs déboulaient, poignards en mains. Les lames étincelèrent sous la lune. Les autres firent volte‑face et détalèrent à toutes jambes, poursuivis par les assassins qui durent en rattraper plusieurs, a en juger par de nouveaux hurlements lointains.

A ce moment, on tambourina à la porte de l'appartement. Pensant que c’é­tait quelqu'un qui cherchait un refuge pour échapper au massacre, j'allai ouvrir: c'était Archias.

‑ Qu’est-ce que tu fais là ? lui dis‑je. Qu'est‑ce que c'est que cette tuerie ?

‑ Je te l'ai dit, l'autre jour : ils sont fous ! Pour se venger des menaces deCyrille, ils ont décidé d'attirer les Chrétiens dans un piège et d'en massacrer quelques‑uns, comme ça, au hasard ! Alors certains d 'entre eux se sont répandus dans les différents quartiers de la ville en criant : "Au feu ! L’église d'Alexandre brûle !", pendant que les autres attendaient ici ceux qui se laisseraient duper.

‑ Et comment as‑tu fait, toi, pour arriver jusque là sans te faire poignarder ?

Archias me montra sa main :

‑ Ils ont décidé de se mettre au doigt une bague en écorce de palmier : c’est un signe de reconnaissance. Tous ceux qui la portent sont au courant de l'opération, donc Juifs. Les autres ne le sont pas, donc bons à tuer.

Il hocha la tête en soupirant et ajouta :

‑ C'est abominable ! Abominable !

Il n'avait pas fini de parler que la porte fut secouée par des coups de poings et de pieds. Nous nous précipitâmes ensemble, Archias et moi : deux jeunes gens costauds, rouges et essoufflés, surgirent, poignard à la main :

‑ Lequel les a prévenus qu'on les attendait ? dit l'un d'eux.

‑ C'est moi, dis‑je en m'avançant.

Le jeune brandit son arme, prêt à me frapper. . Archias sauta sur lui, ar­rêta son bras de sa main gauche et lui montra la bague d'écorce qu'il portait à la main droite :

‑ Arrête ! cria‑t‑il, assassin ! Ne sais‑tu pas qu’ il est écrit "Tu ne tueras point" ? Cet homme est le célèbre rhéteur Eumène. C'est un ami des Juifs, mais pas des tueurs juifs ! Ce n’est pas un ami des Chrétiens, mais c’est un ami de toutes les victimes innocentes, même quand ce sont des Chrétiens et qu'ils sont atta­qués par vous ! Et je l'approuve, moi, Archias, membre du sanhédrin de cettte ville ! Votre comportement n’est pas seulement criminel, il est suicidaire. Vous avez fait un superbe cadeau à Cyrille qui n'en demandait pas tant ! Il le tient, maintenant, le prétexte qu'il attendait pour lâcher ses chiens contre nous ! Ban­de d ' inconscients !

Les deux jeunes gens baissaient le nez. Quand Archias eut fini, ils se regardèrent, pivotèrent sur place et sortirent.

‑ Sais‑tu, me dit Archias après leur départ, que les plus excités voulaient vrai­ment mettre le feu à l'église ? Ceux qui ont crié partout dans la ville qu'elle brûlait, croyaient qu'ils disaient vrai. J'ai réussi, d'extrême justesse, à éviter ça : je ne serai pas venu tout à fait pour rien. Mais tous ces morts !...

Il se pencha par la fenêtre, comptant les cadavres dans la rue :

‑ Tous ces morts crient vengeance, me dit‑il en sortant, et c'est nous, mainte­nant qui allons expier ce carnage.

*

Cette prédiction se réalisa dès le lendemain, qui était un dimanche. Au début de la matinée, une foule énorme afflua vers l'église d'Alexandre où furent amenés processionnellement tous les morts de la nuit qui avaient été enlevés avant l'aube. C'est Cyrille en personne qui présida la cérémonie funèbre. De ma fenêtre je le vis arriver, suivi d'une foule de moines et de parabolains et entouré de sa garde personnelle où je reconnus la haute et maigre silhouette de Pierre le Lec­teur. Pendant que, dans l'église, se déroulait la cérémonie, des foules impres­sionnantes, venant du centre ville, convergèrent vers la place, solidement enca­drées par des cordons de robes de bure. Ces masses humaines venaient, je suppose, de toutes les autres églises d 'Alexandrie où le mot d'ordre avait dû être donné pendant l'office dominical.

Enfin l'église s’ ouvrit : la procession des cadavres passa au milieu de la foule silencieuse, suivie par Cyrille et son clergé, puis par la masse de ceux qui avaient assisté à l'office funèbre et qui se mêlèrent à ceux qui attendaient sur la place. On entendit des cris : "Les Juifs assassins ! Vengeance ! ", qui devin­rent des vociférations scandées de manière de plus en plus violente, et l'énorme cohue, toujours solidement encadrée par les moines, prit la rue en face de chez moi, celle qui conduit vers le quartier Delta.

Il fallut plus d ' une heure pour que s 'écoulât ce flot humain, d ' autant que de nouveaux arrivants ne cessaient de venir grossir la foule de ceux qui se dirigeaient vers le quartier juif. Vers midi seulement, la place fut un peu plus clairsemée. Peu après, on commença à voir revenir des gens, de plus en plus nombreux, souvent en groupes, ployant sous d’énormes charges, portant sur leur dos les uns d' énormes balluchons pleins à craquer, les autres des coffres qui paraissaient très lourds. On vit bientôt passer des chariots trainés par des mulets et même des chameaux, chargés de tables, de lits, de coussins. .. Des femmes portaient avec précaution des vases, des statuettes, des paniers remplis d'argenterie. Tout cela, apparemment, prenait les proportions d'un pillage en règle, et bientôt j'eus l’im­pression, morts et blessés en moins, d'assister au sac de Rome que m'avait décrit Sura.

Vers la huitième heure, je décidai d'aller voir ce qui se passait dans ce quartier Delta où habitaient les Juifs depuis les origines d'Alexandrie, il y a quelque sept cents ans. J'étais très inquiet pour Archias : j'espérais pouvoir le secourir et il me fallut être sur place pour me rendre compte de ma naïveté. Tout le quartier, les places, les rues, aussi bien les larges que les étroites, étaient noires de monde. Quand j'eus réussi à me frayer un passage jusqu'aux abords de la Grande Synagogue qui se dresse au milieu d'un vaste parc, je n'en crus pas mes yeux : les jours noirs de la destruction du Sérapeion me parurent soudain revenus. Les moines étaient grinpés sur l'édifice et avaient entrepris de le démolir, com­me autrefois le temple de Sérapis. Déjà la synagogue n'avait plus de toit; les démolisseurs s'acharnaient maintenant sur la voûte qu'ils détruisaient à coups de barres de fer. On entendait les pierres tomber à l'intérieur sur les dalles avec un bruit sourd. Dans les jardins, étaient entassés pèle‑mêle tous les objets sacrés, les chandeliers à sept branches, les cors liturgiques, les rouleaux de la loi... De la fumée montait de plusieurs tas de cendres où achevaient de brûler les bancs et tout le mobilier de la synagogue.

Quand on parcourait les rues, noires de monde elles aussi, qui entouraient l'édifice, on se rendait compte immédiatement que c'était bien un pillage systématique qui était entrepris. Devant les portes des maisons s'amoncelaient des meu­bles autour desquels venaient tourner les amateurs : certains prenaient le temps de les examiner minutieusement avant de faire leur choix et de partir avec la pièce qui les intéressait. Par les fenêtres, des individus demi‑nus et ruisselants de sueur, faisaient descendre d'autres meubles attachés à des cordes ou jetaient des bibelots ou des brassées de petits objets que d'autres, en bas, récupéraient dans des couvertures tendues dont chacun tenait un coin. Au milieu d'une rue, très entouré, se tenait un moine qui, de ses deux bras écartés tenait un grand sac largement ouvert. Je me penchai : il était rempli de pièces d'or, de colliers, de bracelets, de bijoux, de pierres précieuses : tous ceux qui avaient trouvé ces tré­sors chez les particuliers, mais aussi et surtout chez les prêteurs, venaient cons- ciencieusement les jeter dans le sac, après avoir, je suppose, prélevé leur part personnelle. Comme les biens des Novatiens, toutes ces richesses alimenteraient la caisse des bonnes oeuvres de Cyrille.

Toujours en jouant des coudes, je réussis à atteindre une rue étroite où j'avais aperçu, pendu à une fenêtre, un cadavre tout sanglant qui avait été percé de nombreux coups. Un individu sortait de la maison, un costaud rouge d'efforts et d'énervement, transportant à bout de bras une belle table ronde au plateau de marbre blanc veiné de vert.

‑ Qui est‑ce ? lui dis‑je, désignant le cadavre au‑dessus de nous.

‑ Un sale Juif qui a essayé de résister.

‑ C'est pour cela que vous l'avez tué ?

Il eut l'air surpris et outré, et me lança

‑ Tu n’ as pas entendu le sermon de Cyrille ? Interdiction de tuer "sauf en cas de résistance". Ca veut bien dire qu'en cas de résistance on a le droit de tuer, non ? Celui‑là a voulu sortir un poignard quand on est arrivé : on lui a fait la peau ! D'ailleurs, regarde ça a donné à réfléchir aux autres.

Et du menton il me désigna les familles juives, debout au milieu de la rue, livrées aux insultes des passants, et qui regardaient, impassibles, le pillage de leurs biens. Des enfants pleuraient; certains poussaient des petits gémissements pitoyables. Tous les Juifs de cette rue furent regroupés sans ménagement par des brutes armées d'énormes courroies qu'ils faisaient tournoyer au‑dessus des têtes et qui, de temps en temps, s'abattaient sur les trainards. Puis un ordre fut hur­lé et la colonne s'ébranla. Les Juifs passèrent sous les huées. On criait : "As­sassins ! Criminels !" Tout près de moi, une vieille s'avança et cracha à la figu­re d'une belle jeune femme qui portait un jeune enfant sur ses bras. La colonne disparut à l'angle de la dernière maison : tous furent poussés vers la porte de Canope à coups de piques et de cravaches et quand tous ces malheureux eurent été évacués, la porte fut fermée.

J'eus les pires difficultés à me diriger vers la rue d'Archias, en fendant la foule puis en naviguant au milieu des attelages qui partaient, chargés de butin. Dans cette rue, le spectacle était le même que partout. Je vis des pillards sortir de chez lui chargés de meubles et d'objets que je reconnaissais parfaitement : je me souviens en particulier des coussins du triclinium que je vis apparaître empilés les uns sur les autres et qui furent jetés en vrac dans un chariot. Je mourais de honte : j'étais là à regarder ce qui se passait comme un vulgaire badaud, au lieu d'essayer de me rendre utile. Je ne pouvais certes pas me battre seul con­tre cette foule déchaînée, mais je pouvais essayer d'alerter les autorités. Que faisaient‑elles, les autorités ? Que faisait Oreste qui avait si souvent, au thé­âtre, pris le parti des Juifs contre ses propres coréligionnaires ? Soudain, je pensai à Hypatie. Elle avait de l'influence sur le Préfet; elle pouvait, elle, in­tervenir auprès de lui. Comment n'y avais‑je pas pensé plus tôt ?

Je me mis à courir, dépassant les pillards qui partaient, chargés comme des mulets. Alexandrie était évidemment déserte et, dans la rue du Musée, rien n'aurait pu laisser croire qu'une partie de la ville était au pillage. La Divine était chez elle : elle ignorait tout de ce qui se passait dans le quartier Delta. Je lui racontai les scènes auxquelles j'avais assisté la nuit précédente et ce que je venais de voir aujourd'hui.

‑ Il faut faire quelque chose, dis‑je en conclusion. On ne peut pas laisser Cy­rille mettre à sac Alexandrie comme Alaric a fait de Rome. On ne peut pas laisser jeter sur les routes des milliers d'êtres humains, sans but, sans protection, san nourriture, sans...

‑ Que veux‑tu que je fasse ?

‑ Il faut qu'Oreste intervienne. Toi seule as assez d'influence sur lui pour le convaincre d'agir.

Hypatie fit la moue :

‑ J'ai peut‑être de l'influence sur lui et je peux essayer d'en user, c'est vrai, mais je doute qu'il puisse faire quelque chose.

‑ Il est tout de même gouverneur de l’Egypte. Si lui ne peut rien faire, qui le pourra ?

‑ Il n'est pas gouverneur militaire. Un Préfet a des pouvoirs judiciaires et ad­ministratifs. Il peut juger, il peut faire entrer les impôts; il ne peut pas faire donner la troupe. Serait‑ce d'ailleurs possible, s'il y a le monde que tu me dis ? De plus, je serais bien surprise qu'il ne soit pas au courant que toute une partie de la ville est au pillage depuis plusieurs heures. S'il n'a rien fait jusqu'à présent, c'est probablement qu'il ne peut rien faire.

‑ Tu dois tout de même tenter une démarche.

‑ Certes. J'y vais sur le champ.

Elle appela un esclave et lui ordonna de faire préparer son char.

Quand je rentrai chez moi, l'après‑midi s'avançait mais il restait encore de longues heures aux pillards pour achever leur besogne. De ma fenêtre, j'assis­tai toute la soirée au défilé de ces bons Chrétiens qui revenaient vers le centre de la ville leurs chariots chargés des richesses volées à leurs concitoyens juifs avec la bénédiction de Cyrille. Jamais je n'avais eu aussi honte depuis le jour où, à Constantinople, j'avais assisté, tout aussi impuissant qu'aujourd'hui, au massacre des Goths brûlés vifs dans leur église. Je m'en voulais de mon inaction, tout en sachant que je n'avais aucun moyen d'agir. Je pensais à Archias, à Sarah, à leur jeune fils : je les imaginais, comme ceux que j'avais vus tout à l'heure, chassés à coups de fouet hors d'une ville que leur famille habitait depuis Alexandre le Grand... Mais que faire ? Comment aurais‑je pu arrêter ce torrent avec mes mains ? J'avais cru avoir une bonne idée en demandant à Hypatie de faire une dé­marche auprès d'Oreste, mais elle m'avait vite convaincu que je me faisais des illusions.

Il manquait plus de la moitié de mes élèves le lendemain matin. Naturellement, aucun Juif n'était là et, parmi les présents, une très vive discussion s'engagea : certains faisaient porter aux Israélites la responsabilité de ce qui leur arrivait. Ils l'avaient bien cherché en provoquant les massacres de la nuit précédente et, après tout, ils n'avaient que ce qu'ils méritaient. D'autres, parmi lesquels Eustathe et ton fils, mon cher Zénon, se scandalisaient que de telles scènes de pillage pussent avoir lieu dans une ville civilisée. Ils insistaient sur l'appauvrissement qui allait résulter pour la ville du départ d'une proportion si importante de ses habitants. A quoi les premiers répliquaient, comme de bien enten­du, que les Juifs étaient tous des voleurs et qu'on se passerait bien de leur présence. Je vis le moment où ils allaient en venir aux mains. Aussi je crus plus sa­ge de les renvoyer chez eux pour la journée : j'en profitai pour retourner dans le quartier Delta où le spectacle était désolant.

Dans toutes les rues, on ne voyait plus que des rôdeurs errant de maison en maison à la recherche des objets de prix qui, par miracle, auraient pu échapper à la vigilance des pillards. Ca et là s'entassaient des vieilleries : tables bancales, paillasses, coffres défoncés, dont personne n'avait voulu. Les rues é­taient jonchées d'objets hétéroclites : lambeaux de vêtements, vieilles sandales, bouts de chandelle... Je me souviens d'un morceau de parchemin, sans doute arra­ché à quelque Bible et sur lequel chacun avait marché. J'y lus des fragments in­formes : "Le Seigneur ton Dieu..., la dime de ton blé..., ton menu bétail..." La plupart des maisons . n'avaient plus de porte et, à l'intérieur, toutes avaient été méthodiquement vidées. Un nombre de Juifs plus important que je ne le pensais, a­vaient dû résister car je vis plusieurs cadavres : ce pillage s'était accompagné d'un massacre. Dans une maison, je vis des pauvres hères, un vieux et une vieille, sans doute mari et femme, qui, après avoir récupéré le matériel nécessaire, se préparaient manifestement à s'installer là comme chez eux. Croyant probablement que je cherchais, moi aussi, un gÎte, ils me firent des signes de connivence. Dans quelques mois, ce quartier serait à nouveau habité : tous les sans logis ou mal logés de la ville s'y donneraient rendez‑vous.

Toutes les petites synagogues, à l'image de la grande, avaient été systé­matiquement décoiffées : elles n'étaient plus que ruines béantes. J'en vis même une ou deux qui avaient été incendiées. La grande synagogue, elle, avait dû être le théâtre d 'une véritable bataille rangée car, sous les pierres et les gravats, gisaient manifestement de nombreux cadavres qui avaient été ensuite écrasés par la chute de la voute.

La maison d'Archias offrait le même spectacle de désolation que toutes les autres. Le coeur serré, je parcourus le péristyle intérieur que je connaissais bien et toutes les pièces qui l'entouraient et où il ne restait plus rien : le triclinium où j'avais si souvent dîné, la pièce où, une semaine plus tôt, Archias revenant de chez Cyrille, m’ avait dit toute l'inquiétude qu’il éprouvait. La ter­rasse qui dominait le grand port et le cap Lokhias, à l'arrière de la maison, ruisselait de soleil : c'est là qu'Archias m'avait reçu, trois ans plus tôt, à mon re­tour de Constantinople. Où était‑il maintenant ? Comment avait‑il vécu cette jour­née tragique ?

Je dus attendre quelques semaines pour le savoir. Un jour enfin, je reçus de lui une lettre venant de Péluse. Il s’ était réfugié là‑bas, de l’autre côté du delta du Nil : ses vieux parents y étaient retirés depuis plusieurs années déjà sur un vaste domaine qu'ils y possédaient. Jusq'au dernier moment, avec les au­tres membres du conseil juif qu'il avait pu contacter, Archias avait essayé d'é­viter le pire en parlementant avec les chefs des moines, puis d'organiser le moins mal possible l'exil de ses coréligionnaires. Certains avaient pris les devants, par exemple Adamantios dont il me parlait avec sévérité : dès qu'il avait su ce qui se préparait, il avait emporté tout ce qu'il avait pu sauver de sa fortune et s'était enfui à Constantinople. Archias lui‑même avait eu beaucoup de chance : u­ne partie de ses fonds était déposée chez un Juif du quartier Delta qui avait é­té, comme tous les autres, dévalisé par la populace. Mais l'essentiel de sa for­tune était géré, je le savais, par un trapézite, Juif également, mais qui était installé sur les quais du grand port : il n'avait donc pas encore été pillé ni chassé. C'était ce banquier qui tenait les comptes d ' Archias : il encaissait ses revenus et payait directement ses fournisseurs. Archias avait pu récupérer chez lui les sommes qui lui appartenaient et qui étaient disponibles, avant de réussir à s'embarquer pour Péluse avec sa femme et son fils. Sur les quais, me di­sait‑il, régnait une indescriptible panique. Les Juifs prenaient tous les bateaux en partance, quelle que fût leur destination : encore pouvaient ‑ils être considérés, ainsi que lui‑même, comme des privilégiés, eux qui avaient pu sauver suffisamment d'argent pour pouvoir prendre le bateau, alors que de milliers de malheureux é­taient poussés par colonnes entières sur les routes. Archias avait vu des rescapés arriver à Péluse après parfois dix jours d'errance, complètement épuisés. Son père et lui avaient transformé le domaine familial en un vaste camp de réfugiés. D'au­tres en avaient fait autant dans la vallée du Nil, d’ autres en Cyrénaïque. Les plus fortunés des Juifs d'Alexandrie, les plus chanceux aussi, étaient partis sou­vent fort loin, jusqu'à Carthage ou Rome, espérant refaire fortune sous des cieux plus cléments. Mais les plus modestes, ceux qu'Archias voyait camper sur ses terres à Péluse et qui, ayant perdu la petite affaire qu’ ils géraient à Alexandrie, a­vaient tout perdu, ceux‑là, me disait‑il, n'arrivaient pas, le plus souvent, à croire à ce qui venait de se passer. Ils s'imaginaient pouvoir rentrer prochaine­ment "chez eux". Certains, paraît‑il, tentèrent même de le faire, quitte à renier, s'il le fallait, la religion de leurs pères.

Archias, lui, craignait fort que son exil ne se prolongeât.Ce qu’il vou­lait cependant, c'est qu'en son absence, son commerce pût continuer. Il comptait pour cela sur un de ses affranchis qu'il avait mis à la tête de ses entrepots du lac Maréotis : n’étant pas Juif , il n’ avait pas été inquiété. Archias se proposait d'en faire l'intendant de l'ensemble de ses affaires dont il connaissait bien le fonctionnement, en lui offrant des conditions très alléchantes. Il me chargea d’aller lui en parler : je trouvai un homme intelligent, qui avait pour Archias de l'estime et du respect, et qui comprit vite où était son propre intérêt. Il partit pour Péluse où il n'eut pas de mal à s'entendre avec son patron. Archias lui de­manda même de s'installer dans sa maison, ce qui était, à ses yeux, un moyen de la protéger.

Dans Alexandrie, le vide laissé par le départ des Juifs apparut très vite immense. Les milliers d'habitants qui avaient été chassés étaient autant d'ache­teurs qui manquaient aux commerçants et artisans de la ville. Ceux‑ci ne tardèrent pas à s'en apercevoir. De plus, les Juifs étaient des entrepreneurs dont l'absen­ce se fit sentir très vite. Dans l'immédiat, les Alexandrins s'étaient enrichis en pillant honteusement les biens de leurs compatriotes du quartier Delta ; à plus long terme, ils comprirent bientôt qu'ils s'étaient appauvris et cette prise de conscience les aida à réaliser le caractère monstrueux de ce qu’ils avaient fait. Ils ne pouvaient ignorer non plus que le Préfet Oreste en voulait à mort à l'évê­que, non seulement parce qu'il était plus conscient que quiconque, lui qui était chargé de faire rentrer les impôts, du mauvais coup qui venait d’ être porté à la prospérité d'Alexandrie et de l'Egypte , mais aussi et peut‑être surtout parce que le coup de force de Cyrille avait soudain rendu évidente l’inanité de son propre pouvoir. Il en référa donc immédiatement à Constantinople (je le sus par mon élè­ve Eustathe ), demanda très officiellement que Cyrille fût châtié et insista vive­ment pour que les Juifs fussent autorisés à revenir et à récupérer leurs biens. Mais naturellement, l'évêque envoya, lui aussi, une ambassade dans la capitale pour plaider sa cause et faire valoir que c'étaient les Juifs qui avaient commen­cé en massacrant les Chrétiens et qu'il n'avait fait que venger ces "martyrs".

Parmi ses fidèles, pourtant, un parti modéré se constituait. Troublés par les conséquences qu'avait déja l'expulsion des Juifs pour la prospérité de leur ville, beaucoup d'Alexandrins ne voulaient pas qu'en outre l'évêque fût en conflit ouvert et permanent avec le représentant de l'Empereur. Ils insistèrent donc auprès de Cyrille pour qu'il fit un geste en direction du Préfet. Ce fut par Eustathe, une fois encore, que je suivis cette affaire. Cyrille commença par envoyer à Oreste une ambassade, composée de plusieurs membres de son clergé, chargée de lui lire u­ne lettre, fort habile, parait‑il, dans laquelle il protestait de ses bonnes intentions à l'égard du Chrétien qu'était le Préfet. Mais celui‑ci renvoya les ambassa­deurs avec mépris. Cyrille leur fit alors faire une seconde démarche : ils appor­tèrent cette fois le livre des Evangiles sur lequel les Chrétiens ont l'habitude de jurer, supplïant Cyrille, au nom de ces écritures sacrées pour lui comme pour eux, d'accepter la réconciliation qui lui était offerte. Mais le Préfet resta in­traitable et humilia l'évêque en renvoyant pour la deuxième fois ses messagers. Dans le même temps, il renouvelait, auprès du gouvernement impérial sa demande d’un châtiment exemplaire pour Cyrille. Je me dis qu'Archias et Hypatie avaient por­té un meilleur jugement que moi sur ce fonctionnaire que je m'étais un peu hâté de mépriser au vu de sa médiocre prestance.

Archias exilé, je me trouvai privé de mon ami le plus proche. Je m'atta­chai d'autant plus à Hypatie dont l'amour restait pour moi une source perpétuelle d'émerveillement. Je lui avais souvent parlé d'Archias : comme beaucoup d'Hellènes, comme autrefois l'empereur Julien, elle faisait peu de différences entre les cro­yances des Juifs et celles des Chrétiens. Mais, comme Julien encore, elle avait du respect pour l'antiquité du peuple Juif et pour sa fidélité millénaire à des rites que lui avait enseignés un prophète plus ancien que notre Orphée. Elle était, de plus, sincèrement indignée par le coup de force de Cyrille et avait loyalement essayé de faire intervenir Oreste. Mais elle avait vu juste : le Préfet savait très bien ce qui se passait dans le quartier Delta mais il ne pouvait rien faire. Il se plaignait avec amertume que l'Empire, par méfiance, par crainte des usurpa­tions, eût soigneusement séparé les pouvoirs civils et militaires. Eût‑il d'ail­leurs disposé du pouvoir de faire donner la troupe qu'il eût hésité à en user, conscient qu’ une telle intervention eût provoqué un énorme, et peut‑être inutile, bain de sang.

L'hiver est venu. Il y a maintenant trois ans que je suis de retour à Alexandrie. Trois ans seulement… Synésios est mort. Archias est en exil. Je suis l’amant de la Divine. Le moment m’ a semblé venu de reprendre mon Discours autobiographique dont la seconde partie se termine. Mais, comme il y a quatre ans, quand j 'ai terminé la première partie, je me demande si je ne m'interromps pas trop tôt : à tort ou à raison, en cette fin d'année, j'ai de vagues mais sombres pressenti­ments.


FIN DE L’AUTOBIOGRAPHIE D’EUMENE (2° partie)