30.7.04

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L'année suivante, dès que mes élèves furent repartis dans leurs familles pour y passer les mois d’ été, je décidai de faire ce voyage en Cyrénaïque que je projetais depuis mon retour en Egypte et que j’ avais différé en raison de l’ouverture de mon cours. Je tenais à revoir Synésios, mais ce n’ était plus pour savoir s'il était réellement évêque : il l'était. L'hiver précédent, alors que j'étais en Thébaïde et sur la mer Erythrée, il avait fait un bref séjour à Alexandrie et il avait été "sacré", comme disent les Chrétiens, par Théophile. Pendant ce sé­jour il ne s’ était pas présenté chez la Divine, par convenance : elle m’assura qu'elle aurait d'ailleurs refusé de le recevoir comme elle refusait de répondre à ses lettres. Je trouvais cette rigueur excessive mais Hypatie était catégorique : « Il ne manquerait plus que cela, me disait‑elle, que je corresponde avec un évé­que ! Pourquoi pas avec Théophile lui‑même ? « Où en était maintenant l’évêque Sy­nésios ? Dans quel état d'esprit se trouvait‑il ? C'est ce que je voulais savoir. Quand et pourquoi s'était‑il converti au Christianisme ? Qu'étaient devenues les convictions philosophiques qu'il.proclamait encore quand je l'avais rencontré à Constantinople et Chalcédoine ? Comment avait‑il accédé à l'épiscopat ? Comment conciliait‑il sa fonction avec son mariage et sa situation de père de famille ? Toutes ces questions qui laissaient Hypatie parfaitement indifférente, m'intri­guaient beaucoup et je voulais depuis longtemps en avoir le coeur net.

Quand je m'embarquai pour la Pentapole, je ne m'étais guère renseigné sur cette province : les connaissances que j'en avais se réduisaient à ce que j'avais lu sur Cyrène dans les oeuvres des Anciens. Je n’ignorais bien sûr pas que cette ville, comme me l'avait dit Synésios, avait perdu son rang de capitale provincia­le au profit de Ptolémaïs, ville dont il était maintenant évêque, ce qui faisait de lui le chef de tous les évêques de Cyrénaïque. Mais le prestige et la gloire ancienne de Cyrène restaient à mes yeux si grands que je voyais toujours en elle le coeur de la province à laquelle elle avait donné son nom : il me parut donc tout naturel de débarquer dans son port, Apollonia.

J'avais lu dans Hérodote la curieuse histoire de la fondation de cette colonie de la dorienne Théra, il y a onze ou douze siècles, fondation annoncée, suggérée, imposée au Théréen Battos et à ses compagnons par le Dieu de Delphes. Apollon avait usé de tous les moyens de pression imaginables pour les convaincre : u­ne sécheresse à Théra, la ruine de la petite île, en face des côtes libyennes où croyant s'en tirer à bon compte, les Théréens avaient fondé un premier établisse­ment, et, pour finir, l'hostilité des indigènes d'Aziris, sur le continent, où ils s'étaient ensuite installés par erreur. Finalement ils avaient été conduits sur le site de la future Cyrène au‑dessus duquel, apprirent‑ils, "il y a un trou dans le ciel", allusion probable à la pluie bienfaisante qui fertilise cette ré­gion. La prospérité n'avait pas tardé à venir et Cyrène avait fondé sur la côte quatre colonies, devenant ainsi la capitale d'une "pentapole". La gloire, plus tard, avait suivi, grâce aux grands hommes de Cyrène, poètes et philosophes qui avaient illustré la ville : Aristippe, Carnéade, Callimaque, Eratosthène... Je me souvenais aussi des vers de Pindare célébrant le Cyrénéen Arcésilas vainqueur aux jeux pythiques et, à cette occasion, glorifiant Battos, le fondateur de la cité.

Il fonda pour les Dieux de vastes sanctuaires
Et traça dans la plaine une avenue dallée
Qui rententit sous les pieds des chevaux
Aux fêtes d'Apollon secourable aux mortels.

Synésios m'avait dit que, de toutes les productions que Cyrène, au temps de sa splendeur, exportait dans tout le monde grec et dont la récolte, selon Hérodote se prolongeait sur huit mois de l'année, compte tenu de l'étagement des cultures de la mer au plateau, aucune n'avait davantage contribué à sa prospérité que le fameux sylphium, plante miracle dont on tirait des quantités de remèdes et dont la Cyrénaïque détenait un quasi‑monopole. Mais il m'avait dit aussi que ce syl­phium, autrefois si abondant, avait aujourd'hui quasiment disparu.

A Apollonia, où je débarquai, je me souvins d'avoir autrefois fait escale dans ce port quand je partais à Rome avec Claudien. Toute la Cyrénaïque, depuis les origines, avait été si bien placée sous le patronage d'Apollon que le port de la capitale portait encore le nom du Dieu. Mais les choses avaient décidément bien changé depuis Battos et ce que l'on voyait surtout à Apollonia, c'étaient des églises chrétiennes. Au centre de la ville, une impressionnante basilique où j'entrai me parut grandiose avec son immense nef délimitée par deux rangées de colonnes vertigineuses... Je connaissais moins bien qu'Archias les écrits chré­tiens, mais suffisamment tout de même pour me souvenir du rôle qu'avaient joué des Juifs de Cyrène aux origines du Christianisme, depuis le fameux Simon qui au­rait aidé Jésus à porter sa croix. De toute évidence, la religion nouvelle avait été prêchée très tôt dans cette province.

Il me fallut plus de deux heures pour parcourir la cinquantaine de stades qui séparent Apollonia de Cyrène bâtie à l'intérieur des terres, au terme d'une route où l'ombre était rare et qui grimpait à flanc de collines jusqu'au plateau central de la Cyrénaïque. Mais quelle surprise en arrivant ! Bien que Synésios m'eût souvent dit que sa ville natale n'était plus que l'ombre d'elle‑même, ja­mais je n'aurais pu imaginer le spectacle que j'eus sous les yeux. La glorieuse cité n'était plus qu'un désert et une ruine. Synésios m'avait cité un jour avec amertume un proverbe ancien qui disait : "Le plus pauvre des Cyrénéens porte au doigt un anneau de dix mines" : ce jour‑là, dans les rues miteuses où la plupart des maisons étaient délabrées quand elles n'étaient pas franchement à l'abandon, on ne voyait errer que quelques passants misérables. A en juger par les dimensi­ons considérables de ses monuments, presque tous ruinés, les Thermes, le Caesareion, l'amphithéâtre, la ville avait dû être en effet prospère, peuplée, magnifique. Dans quel état elle était aujourd’ hui ! Au centre de la cité, la vaste agora é­tait à peu près déserte et l'herbe poussait entre les dalles. Sous les portiques qui l'entouraient, seules deux ou trois échoppes misérables étaient ouvertes te­nues par des vieilles qui me dévisageaient avec le même regard hostile et méfiant que celles de Delphes quinze ans plus tôt. Naturellement, les anciens temples des Dieux étaient tous devenus des carrières de pierres, mais les vestiges des plus grands d'entre eux restaient impressionnants, que ce fût celui de Zeus Olympien au sommet d'une colline à l'est de la ville, ou le grand temple d'Apollon, patron de Cyrène, dont il ne restait guère debout que le péristyle. A l'intérieur avait été aménagée une chapelle chrétienne de dimensions modestes mais probablement suffisante pour le peu de population vivant encore dans la cité.

La surprise m'attendait sur l'agora, toute délabrée qu'elle fût. Au mi­lieu d'un des quatre côtés de ce vaste rectangle, sur une base surélevée à la manière romaine, à laquelle on accédait par un large escalier, se dressait l'ancien temple de la trinité capitoline de Rome orné d'une belle façade à quatre colonnes Il était évidemment à l'abandon mais n'avait été ni détruit ni transformé en église. A l'intérieur, vide et sonore, je vis une admirable statue de Zeus, de proportions parfaites, intacte sur son socle, dont la présence était si insolite que je frissonnai comme devant une apparition. Le Dieu était nu, l'égide jetée sur l'é­paule; il tenait à la main une sorte de haute lance sur laquelle il s'appuyait. Son superbe visage, sa barbe et sa chevelure puissantes me rappelèrent le Sérapis alexandrin. Ce chef d'oeuvre qui avait miraculeusement survécu au milieu d'une ville en ruines me parut le symbole non seulement du passé prestigieux de Cyrène mais de l'Hellénisme tout entier.

Je noubliais pourtant pas que c'est à Ptolémaïs que je devais aller si je voulais rencontrer Synésios.. Je ne savais pas au juste à quelle distance la nouvelle capitale se trouvait de l'ancienne. J'interrogeai donc un passant, qui me parut moins misérable et moins hébété que ceux que j’avais vus jusque là dans les rues de cette ville quasi‑morte.

‑ Cinq cents stades, me dit‑il.

L'homme était un petit vieux aux yeux très doux, avec un immense front et une longue barbe grisonnante. Il dut lire de la surprise et de la perplexité dans mon regard, car il me demanda :

‑ Tu veux aller à Ptolémaïs ?

‑ Oui, je voudrais rencontrer Synésios, l'évêque du lieu.

En entendant ce nom, le visage du bonhomme s'illumina :

‑ Tu connais donc Synésios ?

‑ Nous avons autrefois étudié la philosophie ensemble. Je l'ai revu ensuite à Constantinople quand il a été envoyé en ambassade auprès de l'empereur. Mais je ne l'ai pas vu depuis qu'il est devenu évêque et je suis venu en Cyrénaïque pour le rencontrer.

‑ Dans ce cas, tu as eu bien tort de venir à Cyrène. Mais je peux peut‑être t’aider. J'habite, moi aussi, à Ptolémaïs et j'y retournerai demain. Si tu peux atten­dre jusque là, je t'y conduirai. Il y a une bonne journée de route. En chariot, bien sûr.

‑ Je te remercie.

Ce passant providentiel s'appelait Alexandre. Malgré la simplicité de sa mise, il appartenait ‑ je le sus plus tard ‑ à l'ordre sénatorial. Et quelle ne fut pas ma stupeur quand il me dit qu'il était, ou plutôt qu'il avait été, évê­que ! Mais le récit qu'il me fit fut aussi confus que sa vie avait été compliquée, d'autant qu'il entrecoupait ce récit d'incessantes digressions et de commentaires qui n'en finissaient plus. Il était né à Cyrène. Dans les environs de la ville se trouvaient tous les domaines de sa famille sur lesquels vivait encore un de ses frères, d'ailleurs ruiné par les récentes invasions des Ausuriens. Dans sa jeunesse, Alexandre avait commencé par se faire moine. Ordonné diacre, puis prê­tre, on l'avait envoyé pour je ne sais quelle mission à Constantinople où il a­vait été pris d'une admiration sans borne pour l'évêque Jean Chrysostome qui l'a­vait récompensé en le sacrant évêque d'une ville de Bithynie, Basinopolis. Natu­rellement, ce fervent Johannite avait été chassé de son siège épiscopal après le synode qui avait condamné, déposé et exilé Jean. Alexandre était alors revenu dans sa Pentapole natale d'où il était bien disposé à ne plus repartir.

Ces jours‑ci, il avait fait le voyage de Ptolémaïs à Cyrène pour consta­ter par lui‑même les dégâts causés à la ville et aux campagnes environnantes par les Ausuriens qui, au cours des mois précédents, avaient, une fois de plus, submergé toute la province. Pour la première fois depuis très longtemps, ces Barbares ne s'étaient pas contentés de dévaster les villages et les fermes isolées dans la nature. Ils avaient osé assiéger les villes, y compris Ptolémaïs, la capitale ! Ce n'étaient plus de simples pillards, mais de véritables cohortes de combattants revêtus de cuirasses et armés de pied en cap ! Même leurs femmes avaient combattu à leurs côtés ! Des caravanes de chameaux chargés de butin avaient été emmenées vers le sud, ainsi que des colonnes de captifs : parmi eux des enfants qui, dans quelques années, devenus adultes, reviendraient combattre leurs parents auxquels ils avaient été arrachés. Alexandre se désolait en me décrivant les domaines de son frère ravagés, les récoltes incendiées, les troupeaux massacrés...

Nous arrivâmes devant une maison proche d'une des portes de la ville où il me fit entrer. C'était, me dit‑il, une propriété de sa famille depuis toujours. La cour intérieure était envahie par l'herbe et les ronces et les pièces sentaient la poussière et le renfermé, bien que le frère d'Alexandre, sa famille et quelques-uns de ses esclaves s'y fussent réfugiés pendant l'invasion des Ausuriens avant de retourner sur leurs domaines campagnards et d'essayer d'y réparer le plus gros des dégâts. Nous y devisâmes jusqu'à la tombée du jour et, le soir venu, nous dÎînâmes tous les deux, comme Ulysse et Eumée dans l’Odyssée, d'un repas servi et pré­paré par cet étrange évêque. J'eus donc tout le temps de lui poser toutes les questions qui m'intriguaient :

‑ Tu m'as raconté, lui dis‑je, comment tu avais été chassé de Basinopolis après la déposition et l'exil de Jean Chrysostome. Je me souviens assez bien de cet épi­sode car j'ai vécu longtemps à Chalcédoine, avant et après le départ de Jean : je croyais savoir que tout était rentré dans l'ordre et qu'une réconciliation avait eu lieu entre ceux qu'on appelait là‑bas les "Johannites" et leurs anciens adver­saires. Rien ne devrait t’empêcher aujourd'hui de retourner en Bithynie et d'y re­prendre tes fonctions d’évêque.

Alexandre revenait les bras chargés de fromage et de fruits. Il haussa les épaules. Il me versa du vin après s'être assis et, de la main, balaya ma sugges­tion :

‑ Qu'ils s'arrangent entre eux ! dit‑il. Ils ont chassé le bienheureux Jean, ils ont sa mort sur la conscience : je ne veux plus rien avoir à faire avec des gens comme eux. Que voudrais‑tu que j'aille faire là‑bas ? Atticos a nommé quel­qu'un à ma place à Basinopolis ? Fort bien ! Voudrais‑tu que je le chasse à mon tour ? Non pas. Je reste ici.

‑ Si je te comprends bien, dis‑je, tu les considères, y compris Atticos, comme des hérétiques ?

‑ Mais ce n'est pas moi qui les considère comme des hérétiques. Qui m'a chassé de là‑bas, hein ? Et c’est partout pareil : si tu savais comment je suis traité ici !

Je dus avoir une expression interrogative car il reprit :

‑ Ici, sur ma terre natale, moi, évêque du Christ, sacré à Constantinople par le bienheureux Jean, je suis un pestiféré. Les prêtres de Cyrène et de Ptolémaïs ne me connaissent pas. Ils détournent la tête et parfois changent de côté dans la rue quand ils m'aperçoivent. Aucun d'eux n'accepte de me recevoir chez lui. Je ne suis pas admis à consommer le corps du Christ à la table sainte.

- Mais Synésios, lui, Synésios ne te traite tout de même pas ainsi ?

- Le respectable Synésios est dans une situation très embarrassante. Il me reçoit aimablement dans son palais épiscopal, je peux même dire chaleureusement, y com­pris quand il accueille à sa table d'autres évêques de la Cyrénaïque. Il lui est même arrivé de me donner la place d'honneur, proclamant qu'entre deux évêques la préséance doit aller au plus âgé. Cela lui a d'ailleurs valu des reproches : il me l'a dit et je l'ai su par d'autres sources. Il n'en reste pas moins qu'en pu­blic il fait comme les autres : il ne me dit pas bonjour quand je le croise dans la rue, même quand il se rend à la basilique de Ptolémaïs, et il ne m’admet pas au festin du Seigneur. Il ne veut pas heurter son clergé pour qui, je te le répète, je suis un pestiféré.

Et, après un instant de silence, il ajouta comme pour lui‑même, entre ses dents :

‑ Il ne veut surtout pas heurter Théophile.

- Ah, dis‑je, nous y voilà. C'est la question que je voulais te poser : que pen­se Théophile de cette affaire ?

‑ Synésios lui a écrit pour lui demander des instructions à mon sujet. Il n'a pas reçu de réponse.

‑ Cela ne m'étonne pas. Puis‑je te demander ce que tu penses, toi, de Théophile ?

Alexandre n'hésita pas et je l'entendis murmurer sur un ton de sourde colère :

‑ Je ne lui pardonnerai jamais d'avoir causé la mort du bienheureux Jean.

‑ Tu n'oublies pas, dis‑je, que le pardon des offenses fait partie des enseignements du Christ ?

‑ Si quelqu'un peut pardonner à Théophile, ce ne peut être que Jean lui‑même, depuis le séjour des élus où il se trouve. Moi, je ne puis pas, je ne dois pas lui pardonner. Ce serait insulter la mémoire du bienheureux.

Après un moment de lourd silence, il reprit sur un ton de plus en plus exalté :

‑ Réalises‑tu que Théophile s'est rangé, contre lui, du côté de cette vile prostituée qu'était Eudoxie ? Que Jean lui pardonne, s'il le veut, ou que Dieu le ju­ge ! Sais‑tu que déja des miracles se sont produits sur la tombe de Jean ? Je te prédis qu'un jour ses reliques reviendront solennellement à Constantinople et que Théodose, le fils d'Eudoxie, viendra plier le genou devant elles et demander pardon à Jean pour sa mère..

La nuit tomba et, comme dit à peu près Homère

Quand on eut apaisé la soif et l'appétit,

On alla se coucher.

Et le lendemain matin, toujours comme dans l'Odyssée :

On tira, on garnit la voiture légère.

Les mules amenées, on les mit sous le joug,

et nous voila partis pour Ptolémaïs. Comme nous parcourions cette "avenue dallée qui retentit sous les pieds des chevaux" dont parle Pindare, et que je revoyais le triste spectacle de Cyrène la morte, je demandai à Alexandre si les invasions ausuriennes étaient la seule cause de la ruine de la ville.

‑ C'est la cause principale, me répondit‑il, mais ce n'est pas la seule. Evidem­ment Cyrène a souffert d'être dans l'intérieur des terres, trop près des forteresses, disons plutôt : des fortins, bâtis au bord du désert. Les villes de la côte sont restées plus prospères, tu l'as constaté à Apollonia (Quel nom impie ! Quand se décidera‑t‑on à le changer ?) Tu t'en rendras compte davantage encore à Ptolé­maïs. Mais enfin des incursions de nomades, il y en a toujours eu ou plutôt la Cyrénaïque en a toujours été menacée. Il faut donc chercher d'autres raisons. La plus facile à trouver, c'est évidemment l'incapacité des chefs militaires et l’insuffisance des effectifs. Il est vrai, par exemple, que nous avons eu un duc de très grande valeur en la personne d'Anysios. Il a fait de véritables miracles a­vec une milice de Huns pourtant très insuffisante en nombre. Eh bien, on nous l'a retiré. Synésios a eu beau multiplier les interventions pour qu'on prolonge sa mission en Cyrénalque, peine perdue ! Son temps était terminé : il fallait qu'il parte ! Il a été remplacé par un incapable, un certain Innocentios, qui n'est d'ailleurs pas resté longtemps non plus, heureusement. Mais les Ausuriens ont profité de sa faiblesse pour submerger le pays. Synésios a remué ciel et terre. Il a appelé tout le monde au secours, y compris Théophile : personne ne nous a secourus. Nous avons été obligés de nous défendre nous‑mêmes. Ah, autrefois, Synésios organisait lui‑même la résistance, recrutait des combattants, se procurait des armes, donnait l'exemple en se battant à la tête de nos jeunes gens. Hélas, cela n’est plus de son âge et n'est plus compatible avec sa fonction...

Au bout de quelques heures, nous atteignîmes Cainopolis où il fallut fai­re boire nos bêtes et leur laisser reprendre souffle. La route, me dit Alexandre, ne rejoignait la mer qu'à Ptolémaïs d'où elle la suivait jusqu'à Bérénice ‑ car il y a aussi une ville de ce nom en Cyrénaïque ‑ et au golfe de la Grande Syrte.

Mon volubile Cyrénéen suivait son idée : le sujet que j 'avais abordé, manifeste­ment, le passionnait. Quand nous eûmes repris la route, il continua :

‑ A vrai dire, la décadence de Cyrène et de sa province était commencée depuis longtemps. On peut accuser les tremblements de terre ‑ ils sont fréquents, mais il y en a ailleurs, y compris à Constantinople, tu en sais quelque chose, comme moi,... les invasions de sauterelles, périodiquement, ravagent nos récoltes. Mais on peut en dire la même chose que des pillages des nomades : elles ont tou­jours existé. Plus grave a certainement été la‑disparition du sylphium : on l'a exploité de façon si intensive qu'il n'en reste pratiquement plus,.. En as‑tu vu un seul pied quand nous descendions de Cyrène ? Non ? Eh bien, autrefois, on en trouvait jusque sur la côte ! Regarde si tu en vois.

‑ Je ne sais même pas à quoi ressemble un pied de sylphium.

Nos bêtes commençaient à fatiguer. Elles trottaient plus lentement. Alexandre avait pris soin d'amener des provisions pour la route. Nous pûmes donc boire et manger tout en poursuivant notre chernin. Nous traversions un paysage ondulé brûlé par le soleil, planté de bouquets de palmiers, mais où les ravages des Au­suriens étaient partout visibles : des champs noirâtres qui, manifestement, avaient brûlé, des fermes en ruines, des carcasses d'animaux au bord de la route, des vaches, des moutons, et même des chameaux. J'avais bien compris que tout ce que m'avait dit Alexandre sur les tremblements de terre, les sauterelles et le déclin de l'agriculture, n'était destiné qu'à préparer la suite, c'est‑à‑dire, dans son es­prit, l'essentiel. En effet il reprit presque aussitôt :

‑ Et puis, s'il y a eu les Barbares qui venaient du désert, nous avons eu aussi nos ennemis de l'intérieur...

Je le regardai : il tenait les rênes les bras tendus, en fixant le chemin caillouteux. Il ajouta :

- Les Juifs.

Et comme je ne réagissais pas

- C'est une race maudite, continua‑t‑il, qui, comme dit Synésios, "croit tou­jours faire oeuvre de piété. en envoyant le plus de Grecs possible dans l'autre monde." Ah ! il les connaît bien ! Que de fois cette engeance traitresse s'est révoltée dans ce pays ! Après la destruction du Temple de Jérusalem par l'empereur Titus qu'avait prophétisée le Christ, un Juif de la Pentapole s'est proclamé Mes­sie et a tenu le pays pendant plusieurs mois à la tête de pillards pires que les Ausuriens. Mais c'est sous Trajan qu'a eu lieu la plus terrible insurrection, en même temps qu'en Egypte : des dizaines de milliers de Grecs ont été horriblement torturés, mutilés, massacrés : plus de deux cent mille, dit‑on. Le pays a été à feu et à sang pendant des mois. As‑tu vu les anciens temples des démons à Cyrène? Eh bien, le croirais‑tu ? Ce sont les Juifs qui les ont incendiés et démolis à l'époque. Ce n'est d'ailleurs pas ce qu'ils ont fait de pire, loin de là ! Mais c'est te dire : ce fut une véritable guerre. Trajan, qui partait alors en campa­gne contre les Perses, a dû envoyer ses meilleures légions pour rétablir l'ordre. Mais le pays était ruiné. Il y aura bientôt trois cents ans de cela : depuis, ce­la n'a fait qu'empirer.

C'est seulement à la fin de l'après‑midi que j'aperçus la mer et que les murailles de Ptolémaïs apparurent au bout de la route. Alexandre me désigna au loin les arches d'un grand aqueduc qui alimentait la ville, ainsi que, émergeant d'une dépression, le sommet de l'amphithéâtre de la capitale, construit dans une ancienne carrière. Soudain, comme nous arrivions à un carrefour, je vis arriver sur notre gauche, par une piste venant de l'intérieur du pays, une petite troupe de cavaliers cuirassés, casqués, armés jusqu'aux dents, et, au milieu d'eux, quelle ne fut pas ma surprise de reconnaître Synésios lui‑même, bardé de fer comme les autres :

‑ Regarde, dis‑je à Alexandre qui avait arrêté son attelage pour laisser passer le détachement, je crois bien que c'est Synésios !

Le Cyrénéen, jusque là distrait, regarda plus attentivement :

‑ Tu as raison, me dit‑il, c'est lui. Je pense qu'il doit revenir d'assez loin pour qu’ il soit ainsi escorté de sa garde personnelle avec, à sa tête, Martyrios lui‑même, que je reconnais, un excellent chef en qui Synésios a toute confiance.

Je criai son nom en faisant de grands gestes des bras, mais déjà les cavaliers étaient passés. Ils se dirigeaient vers Ptolémaïs dont la porte principa­le était maintenant toute proche au bout du chemin.

‑ Inutile d'appeler, me dit Alexandre. Je te l'ai dit : s'il me reconnaissait, il ferait semblant de ne pas savoir qui je suis et il suffit que tu sois avec moi pour qu'il ne te connaisse pas non plus.

Nous suivions maintenant les cavaliers. C'est derrière eux que nous péné­trâmes dans la ville. Quelle différence avec Cyrène ! Ptolémaïs était une cité populeuse et qui paraissait prospère. Dans un angle de l'enceinte, Alexandre me montra la grosse forteresse carrée où s'était réfugiée toute la population des cam­pagnes environnantes pendant l'invasion ausurienne et le siège de la ville. La grande artère que nous parcourions, bordée de portiques sous lesquels circulait une foule nombreuse, était décorée en son milieu par un bel arc de triomphe à trois arches, typiquement romain, dont les trois pilastres étaient ornés chacun de quatre colonnettes torses en marbre noir. Toujours derrière Synésios et sa gar­de, nous traversâmes l'agora centrale puis, après avoir obliqué sur notre gauche, nous débouchâmes sur une place où se dressait une basilique chrétienne aussi im­pressionnante par ses dimensions que celle d'Apollonia.

‑ Le palais épiscopal est en face. de nous, me dit Alexandre, en me désignant du doigt une maison bordant la place et attenante à la basilique, devant laquelle s'étaient arrêtés les cavaliers.

Je descendis de l'attelage et me précipitai vers Synésios qui était des­cendu de cheval et déjà retirait son casque. Je constatai qu'il portait l'omopho­rion épiscopal par dessus son équipement militaire.

‑ Synésios, dis‑je, me reconnais‑tu ?

Il eut un court instant de surprise et d'hésitation :

‑ Eumène ! Que fais‑tu ici ?

‑ Je t'expliquerai. Mais prends d'abord le temps de saluer un hommme qui te tient en haute estime, dis‑je en désignant Alexandre qui était descendu de voiture mais se tenait prudemment à petite distance. Les cavaliers s'éloignaient.

‑ Martyrios !, cria Synésios. Demain sans faute, n'est‑ce pas ?

L'autre fit un geste de la main et la troupe disparut. Synésios se tour­na vers nous :

‑ Alexandre ! dit‑il. Vous vous connaissiez donc ?

‑ Non pas, répondit l'ancien évêque de Basinopolis. Mais nous nous sommes rencontrés par hasard à Cyrène et maintenant nous nous connaissons.

‑ A Palébisque d'où j'arrive, reprit Synésios, j'ai écrit à Théophile et j’en ai profité pour lui reparler de toi. Je lui ai redit "toute l'estime que je te por­te", comme dirait Eumène. Et Dioscore, l'évêque du lieu, lui a également, à ma demande, envoyé un rapport circonstancié. Cette fois la réponse ne devrait plus tarder.

‑ Je te remercie.

Synésios aurait voulu qu'il entrât et qu'il dinât avec nous. Mais Alexan­dre préféra rentrer chez lui. Je le remerciai chaleureusement pour l'excellent accueil qu'il m'avait fait.

‑ Eh bien, me dit Synésios quand nous fûmes à l'intérieur, vas‑tu me dire ce que tu fais ici ?

‑ Je suis venu te voir en voisin ou presque. Car je suis à nouveau à Alexandrie. J’ai été banni de Constantinople.

- Attends, me dit‑il, je vais revenir. Mais il faut d'abord que j'aille ôter ce harnachement.

Il appela. Un jeune homme (esclave ou diacre ?) parut et il lui ordonna de me conduire dans la pièce pleine de livres qui lui servait de cabinet de tra­vail et de me servir un rafraîchissement. Quand il revint, je constatai qu'il a­vait beaucoup changé depuis notre rencontre dans la capitale. Il était maintenant tout à fait chauve, il avait beaucoup maigri et surtout je lui trouvai un air de tristesse presque douloureuse. Où donc était l'étudiant d'Alexandrie que j'avais connu si joyeux et si pince‑sans‑rire ? Je lui racontai en détail, à sa demande, l'histoire de mon procès et de mon expulsion.

‑ Tu vois, dis‑je en conclusion, que tu peux, bien qu'évêque, m'accueillir sous ton toit : je suis baptisé maintenant.

Il fit la moue :

‑ Plus impie que jamais, à ce que je vois ?

‑ Plus que jamais effectivement.

‑ J’ai lu tes Discours. On m' en avait parlé : j 'ai tenu à les connaître.

‑ Ils sont anodins, mes Disccurs, sauf le Panégyrique de Rcme, évidemment, que tu n'as pas lu et qui est à l'origine de tous mes malheurs. Par contre, je me souviens de t'avoir donné à Chalcédoine mon Antée. Tu m'avais promis de m'en repar­ler : tu ne l'as jamais fait.

‑ Tu dois bien te douter de ce que j'en pense

‑ J'ai une meilleure opinion de tes livres., J'admire modérément tes Hymnes, mais j'ai lu ton Dion et ton Traité des songes et je trouve que...

Il eut un geste d'agacement :

‑ Ah, ne m'en parle pas ! C'est fini, tout ca, tu t’en doutes bien !

‑ Excuse‑moi. Parlons donc de la surprise que j'ai éprouvée en te voyant harna­ché comme un soldat, entouré d'une garde armée jusqu'aux dents. Je me suis dit : le voilà devenu gouverneur de Cyrénaïque

‑ Ne te moque pas. L'évêque, dans nos provinces, est presque un personnage offii­ciel et, à ce titre, il dispose d'une garde personnelle. Si tu connaissais un peu la situation du pays, tu comprendrais vite que ce n’ est pas un luxe. Il n'y a pas deux mois, nous étions assiégés ici.

‑ Je sais cela. Alexandre me l’a raconté. J’ai d'ailleurs vu, en venant de Cyrè­ne, les traces de l'invasion ausurienne.

‑ Toutes les villes ont été assiégées. Les campagnes, elles, flambaient. Elles étaient aux mains des Barbares et aujourd’hui encore, crois‑moi, quand tu vas à Palébisque, aux confins du. désert, il vaut mieux être sous bonne garde. Si tu vo­yais le pays, tu n'en douterais pas !

‑ Est‑il indiscret de te demander ce.que tu allais faire là‑bas ?

‑ Un peu, mais je te le dirai quand même. En deux mots, Palébisque et Hydrax sont deux églises lointaines qui, depuis longtemps, sont quelque peu abandonnées à elles‑mêmes, en partie à cause de l'insécurité qui règne dans la province et de la difficulté à parvenir dans ces lieux reculés. Ces communautés ont été rat­tachées à un siège épiscopal voisin et ont élu un évêque, un certain Paul, que Théophile, bien qu'il lui ait, paraît‑il, donné autrefois son agrément, soupçonne d'avoir des sympathies hérétiques. Il m'avait donc ordonné d'aller organiser une nouvelle élection, mais j'ai dû y renoncer. Ces fidèles du désert sont des fana­tiques de leur Paul et leur crainte d'être privés de lui a failli provoquer une émeute. Si j'avais insisté, je crois bien qu'ils m'auraient écharpé.

‑ Il me semble que tu aurais eu tort d'insister. il doit être très bien, ce Paul, pour que ses ouailles tiennent à lui à ce point.

- C'est ce que je me suis dit. Mais ce n'est pas si simple. Car j'ai eu aussi à juger une querelle entre Paul et un autre évêque du coin, un nommé Dioscore, à propos d'un terrain occupé par une ancienne forteresse soi‑disant transformée na­guère en église... Une histoire extrêmement confuse et assez sordide : je te fais grâce des détails, d’ autant plus que l’ affaire paraît réglée. mais j’ ai acquis la conviction que le coupable, c'était le vertueux Paul qui, en l'occurrence, a usé de procédés scandaleux. J'ai profité de mon voyage pour juger d'autres affaires tout aussi misérables. Tu sais, il faut tout faire dans ce métier.

‑ Les hommes sont les hommes, dis‑je, chrétiens ou pas. Qu’il te faille juger des histoires de bornes ou de clôtures, je peux le comprendre. Mais que tu acceptes d'intervenir dans des affaires de croyances, que tu tentes, par exemple, de faire remplacer quelqu'un parce que Théophile le soupçonne d'hérésie, je le comprends moins bien. Te souviens‑tu de m'avoir dit un jour à Constantinople que les querelles entre orthodoxes et hérétiques n'avaient aucune inportance ?

- Eh bien, j'avais tort ! répliqua Synésios avec énergie.

Le ton catégorique sur lequel il avait dit cela me surprit d'autant plus qu' en même temps il se leva et se mit à marcher de long en large dans la pièce en martelant ses propos :

‑ Oui, j'avais tort. Toute organisation ne peut subsister que si elle a une dis­cipline, si les décisions de sa hiérarchie sont respectées. Quand un usurpateur cherche à prendre le pouvoir et à renverser l'autorité légitime, l'Empire le com­bat jusqu'à ce qu'il l'ait éliminé. Il en va de même dans l'Eglise. On ne peut pas laisser n'importe quel mauvais berger s'emparer du troupeau.

‑ C'est ce raisonnement qui te conduit à refuser à Alexandre l'accès à ce qu'il appelle le "festin du Seigneur" ?

‑ J'ai demandé à Théophile de le réintégrer dans l’Eglise, mais je ne le réinté­grerai pas dans l'Eglise sans l'accord de Théophile.

‑ Je reconnais que ce qui fait votre force, c'est l'extraordinaire rigueur de votre discipline et l'intransigeance de ceux qui sont chargés de la faire régner. Pas d'adversaires à l'extérieur, pas de contestataires à l'intérieur. Il faudra que tout le monde soit chrétien et que tous les chrétiens soient orthodoxes. C'est surement efficace, mais cela nous entraîne assez loin de la liberté de conscience qu'avait, dans un premier temps, proclamée Constantin.

‑ "Dans un premier temps", comme tu dis. Car il n’ a pas tardé, à se rendre compte de son erreur. C'est Constantin, je te le rappelle, qui a convoqué le concile de Nicée, donc qui est à l'origine de l'orthodoxie. Personnellement, je lui en sais gré. Voudrais‑tu qu'on laisse les gens libres de se damner ?

‑ C'est un droit qu'en effet je revendique; je réclame par exemple la liberté d'aller écouter les leçons de la Divine et...

‑ La Divine ? Tu l'as vue ? T'a‑t‑elle parlé de moi ?

‑ N‑non.

Synésios revint s'asseoir en face de moi. Il avait l'air très abattu :

‑ Elle ne répond plus à mes lettres, dit‑il. La dernière fois que je suis allé à Alexandrie, je n'ai même pas osé me présenter chez elle : je me suis dit qu'el­le serait capable de refuser de me recevoir.

‑ Elle a peut‑être quelques raisons, ne penses‑tu pas ?

Il dut croire que je faisais allusion à sa consécration épiscopale et il me regarda d'un oeil inquiet. Pour le détromper, je repris :

‑ Songe que Théophile la fait surveiller par ses mouchards. Si tu voyais quels fanatiques ils sont et quelles têtes ils ont, tu comprendrais qu'elle n'aime pas tellement les Chrétiens. Il m'arrive d'être inquiet pour elle.

Synésios haussa les épaules :

- Allons donc! me dit‑il. Cesse de raconter n'importe quoi.

Puis, après un court instant :

- Il y a un malentendu entre nous et des philosophes comme elle. Avec des impies comme toi, il n'y a guère de dialogue possible. Mais avec les Platoniciens, nous devrions pouvoir nous entendre.

‑ Il me semble qu'il y a pourtant entre eux et vous des différences doctrinales majeures. Tu m'avais dit toi‑même à Chalcédoine que tu ne pouvais croire ni à la création à partir de rien, ni à la fin du monde, ni à la résurrection des corps, ni - je le suppose du moins ‑ à la non préexistence des âmes. C’est pourquoi, je ne te cache pas que, quand j 'ai su que tu étais devenu évêque, je me suis dit : Comment a‑t‑il pu renoncer à ses convictions ?

Pour toute réponse, Synésios appela le jeune homme que j 'avais vu à mon arrivée :

‑ Apporte‑moi, lui dit‑il, le livre des copies de mes lettres.

Le garçon revint presque aussitôt, portant une liasse de grandes feuilles de papyrus couvertes d'écriture, dont l'extrémité était serrée dans une grande pince en bois. Il la déposa sur la table. Synésios alla feuilleter les lettres et soudain m'appela :

‑ Tiens, cria‑t‑il. Viens lire cela ! C'est une lettre que j'ai écrite à mon frère à Alexandrie, après mon élection, en lui demandant d'aller la porter à Théophile.

La lettre était très longue. Je commençai à la lire et Synésios retourna s'asseoir. Il commençait par déclarer qu'il ne se trouvait pas les qualités nécessaires pour accepter la dignité "presque divine" qui lui était offerte et de s'é­lever "à la hauteur du sacerdoce". « Accepter, disait‑il, ce serait déserter la philosophie et surtout se mettre entièrement au service de tous. » Or il rappelait au "Vénérable Théophile" qu'il était marié, qu'il n'entendait pas se séparer de sa femme ni "s'approcher d'elle furtivement comme dans un adultère". Puis il en ve­nait à ses problèmes de conscience : "Je ne pourrai jamais, écrivait‑il, me per­suader que l'âme soit d'origine plus récente que le corps. Jamais je ne dirai que le monde et les parties qui le composent doivent périr. Cette résurrection, objet de la croyance commune, n'est pour moi qu'une allégorie sacrée et mystérieuse, et je suis loin de partager l'opinion de la foule." Il reconnaissait que l'erreur est probablement utile au peuple et que "le mystère ne convient pas au vulgaire". Mais lui, s'il devait devenir évêque, jamais il n'irait prêcher des dogmes aux­quels il ne croirait pas. Après avoir dit toute la difficulté qu'il éprouvait aussi à renoncer aux plaisirs de la vie et en particulier à la chasse, "à ses chiens et à ses arcs", il concluait que si on persistait à vouloir à tout prix faire de lui un évêque, il lui serait évidemment impossible de s'y opposer, mais alors il prêcherait officiellement les "mythes", tout en restant philosophe au fond de lui même.

Je revins m'asseoir. Il me regardait d'un air qui signifiait : « Alors ? Tu as vu ? »

‑ Eh bien, dis‑je en me rasseyant, tu es un curieux évêque. Un évêque qui ne croit pas à quelques‑uns des dogmes plus importants du concile de Nicée dont tu parlais toi‑même tout à l'heure... Comment Théophile a‑t‑il pu accepter cela ?

‑ C'est à lui qu'il faut aller le demander. En tout cas, tu vois que je n'ai pas trahi la philosophie. Tu pourras le dire à Hypatie.

‑ En effet. Mais comment peux‑tu, après cela, appeler les autres à l'orthodoxie?

‑ Je les appelle à l'obéissance à l'Eglise et à ses chefs, donc à ceux qui incarnent l’orthodoxie. .

‑ Je vois. Il y a pourtant quelque chose que je m'explique mal, c'est la fin de ta lettre. Après avoir si longuement exposé toutes les raisons que tu avais de refuser, comment as‑tu pu accepter ?

Synésios porta les yeux au ciel, se leva de nouveau et se serait remis, je pense, à arpenter la pièce où nous nous trouvions, si le petit jeune homme de tout à l'heure n'était venu nous appeler pour le dîner. Il nous précéda dans une vaste pièce toute en longueur, aménagée en salle à manger : Synésios devait pouvoir y recevoir à dîner tous les évêques de Cyrénaïque, mais, ce soir‑là, nous y étions seuls. Il n'oubliait pourtant pas la question que je lui avais posée, car, tandis que nous prenions place en bout de table, il reprit :

- Pourquoi je n'ai pas refusé, me dis‑tu ? Quelle question ! On voit bien que tu es un homme de la capitale et que tu ne connais rien à la vie de nos provinces. Si j'ai été élu évêque, ce n'est pas par hasard : c'est parce qu'on me connaissait. Non pas pour mes vertus religieuses : je n'étais même pas encore baptisé. Mon é­lection était donc à la limite de la canonicité, encore qu'on ait déjà vu des personnages beaucoup plus saints que moi élevés à l'épiscopat alors qu'ils n'étaient encore que cathécumènes. Non. J'ai été élu parce que, lors des précédentes inva­sions ausuriennes, j'avais organisé la résistance à l'ennemi. On m'a donc choisi pour les mérites civiques qu'on me prêtait, et, quand j'ai été élu, je n'avais absolument pas la possibilité de refuser : j’ aurais déclenché une émeute bien pire que celle que j'ai évitée de justesse à Palébisque. Ce que tu sembles ignorer, c'est que, dans nos cités provinciales, l'évêque est devenu ce qu'était autrefois le "défenseur de la plèbe". Tu te souviens de cette charge créée autrefois par Valens ?

‑ Je m'en souviens.

‑ Eh bien, cette charge n'a plus aujourd'hui aucune réalité puisqu'elle n'est qu' une magistrature parmi d'autres, exercée par un décurion de service qui ne défend pas plus la plèbe que ses collégues qui sont exégète, agoranome ou gymnasiarque de la cité. Mais la fonction, elle, reste nécéssaire. La plèbe a toujours besoin d'être défendue. Et pas seulement la plèbe : l'ensemble des citoyens a besoin d'une protection face au pouvoir. Et comme cette fonction n'est plus exercée par personne, eh bien c'est l'évêque que le peuple charge de le faire. As‑tu réalisé ce­ci : l'épiscopat est aujourd'hui, dans l’Empire, la seule fonction élective. L'é­lection de l'évêque est la seule occasion où le peuple puisse s'exprimer par un vote. Les évêques sont donc, dans les provinces, les seuls représentants élus du peuple face aux pouvoirs officiels, militaire et civil. Sais‑tu à quoi je passe le plus clair de mon temps ? A écrire à Constantinople ou Alexandrie pour deman­der des renforts contre les Ausuriens, me plaindre des exactions d'un gouverneur, vanter les mérites du conmiandant militaire ou blâmer sa faiblesse, demander une faveur pour un tel ou un tel... C'est cela aujourd'hui, un évêque, à Ptolémaïs, à Hiérax, à Basinopolis et ailleurs. Si tu crois que je ne fais que prêcher l'évan­gile, détrompe‑toi.

Il se faisait tard et la nuit tombait. Le jeune diacre apporta une lampe.

‑ Si je te comprends bien, dis‑je quand il fut parti, c’ est malgré toi que tu es évêque ?

‑ Mais naturellement ! Tu as lu ma lettre à Théophile ? Je t'en ferai lire d'au­tres. J'ai refusé aussi longtemps que j'ai pu. Un an ou presque. J'ai même envi­sagé un moment de m'exiler en Grèce : je l'ai écrit à Olympios. Tu te souviens d'Olympios ?

‑ Je ne vois pas bien de qui tu parles.

‑ Notre ancien condisciple de chez Hypatie. Ça y est ? Ça te revient ? Il est aujourd'hui évêque quelque part en Syrie.

‑ Lui aussi ?

‑ Evidemment ! Crois‑tu que je sois une exception ? C’ est toi, l’exception, ce n’est pas moi. Bref, j’ai écrit à Olympios que j’ envisageais de m’exiler en Grè­ce. Je te ferai lire la copie de ma lettre. Mais j'ai finalement été obligé d'ac­cepter. Je te le répète : si j'avais refusé, j'aurais déclenché une émeute et j'en aurais évidemment été la première victime. Il y en a qui en ont fait l'expérien­ce. Sais‑tu quel a été le sort de Porphyre à Gaza, enlevé par la foule et enfer­mé jusqu'à ce qu'il accepte ? As‑tu appris que Bassianos d'Evaza a failli être brûlé vif dans sa cathédrale ? Je veux bien tomber les armes à la main face aux Barbares, mais je ne veux pas être tué par les Chrétiens de la Pentapole.

‑ Tes conditions ont donc été acceptées ?

- Elles étaient acceptables, me semble‑t‑il ! Je prêche à la foule les dogmes officiels, du moins ceux auxquels je crois, et surtout – c’ est à mes yeux le plus important ‑ l' obéissance à l’Eglise et à ses chefs légitimes. Mes convictions personnelles, je les garde pour moi : elles ne dérangent donc personne. Dieu me jugera le moment venu. Théophile, lui, me fait confiance.

‑ Moi qui ne suis pas Chrétien et qui n’ai pas l’intention de le devenir, j ‘ai envie de te dire que tes convictions personnelles, qui sont aussi celles de la Di­vine, me paraissent, sur un point au moins, plus contestables que celles de Théo­phile, que je n'aime pourtant pas : il s'agit de la création du monde. Sur ce su­jet, si j'étais Dieu, je te jugerais sévèrement. Car si le monde est éternel, comme le disent les Hellènes, Dieu devient inutile. Le Dieu de Théophile me semble avoir un avantage sur cette abstraction métaphysique sans vie ni passions qu'est le Dieu des philosophes, c'est qu'il a créé le monde. Sinon à quoi sert‑il ?

‑ Tu dois bien te douter que ce n'est pas avec un impie comme toi que je vais disputer de théologie

‑ Fort bien. Changeons donc de.sujet. Ton autre condition, si j'ai bien lu ta lettre à Théophile, tout à l’ heure, c’ était de ne pas te séparer de ta femme ?

Synésios baissa les yeux.

‑ Là, murmura‑t‑il, j'en demandais trop et je le savais.

‑ Tu as dû t'en séparer ?

‑ Oui.

Je crus qu’ il ne pourrait pas achever sa phrase. Sa voix était étranglée par l'émotion et je vis deux larmes rouler sur ses joues :

‑ Mais… ce n'est pas la pire des épreuves que j'aie connues... La pire, c'est que j'ai perdu cette année deux de mes fils. L'ainé est mort au début de l'année : il a­vait six ans. Le second, qui avait un an de moins, je l'ai perdu pendant le siège des Ausuriens, il y a deux mois. Il ne me reste plus que son jumeau.

Il tourna les yeux vers moi et je fus bouleversé par sa douleur. Synésios sanglotait maintenant sans retenue. A la lueur vacillante de la lampe, il me pa­rut soudain vieilli de dix ans.

‑ Je dis comme Job, murmura‑t‑il : "Dieu me les avait donnés, Dieu me les a ôtés, Que le nom du Seigneur soit béni." Mais c'est dur, bien dur...

‑ Je te comprends, dis‑je. J'ai vécu le même drame.

Je lui racontai la mort. de mon fils Alexandre, puis ce qu’avaient été l’angoisse, le désespoir et finalement le suicide de Cynthia. Et j’ eus l’ impres­sion que dans cette grande salle sonore et envahie par la nuit, nous devions res­sembler à Priam et Achille pleurant sur leurs malheurs respectifs...

Le lendemain matin, Synésios me demanda si je comptais séjourner quelque temps dans la Pentapole, mais mon intention était de rentrer à Alexandrie le plus vite possible.

‑ Pourquoi n'as‑tu pas débarqué à Ptolémaïs ? me dit‑il. Si c'est uniquement pour me voir que tu es venu, qu'as‑tu été faire à Cyrène ?

‑ A défaut de t'y rencontrer, je croyais au moins pouvoir visiter la magnifique ville qu'a célébrée Pindare. C'est pour cela que j'ai débarqué à Apollonia.

‑ Je croyais t'avoir dit que Cyrène n'existe presque plus. C'est uniquement dans les villes de la côte que survit encore un peu la Cyrénaïque d'autrefois.

Il m'accompagna jusqu’au port où, grâce à lui, je n'eus pas de mal à trouver un bateau. Les marins se seraient presque disputés pour prendre à leur bord un ami de l'évêque. Je dis à Synésios que j’irais voir Hypatie à mon retour et que j'essaierais de faire en sorte qu'elle réponde à ses lettres. Quand le bateau s'éloigna et que je le vis, debout sur le quai, me faire des signes de la main, je ne me doutais pas que je ne le verrais jamais plus.

*

Dès mon retour en Egypte, je rendis visite à la Divine à qui je racontai en détail et de façon aussi exacte que possible, mon voyage en Cyrénaïque et la conversation que j'avais eue avec Synesios. J'espérais sincèrement la faire revenir sur la condamnation qu'elle avait prononcée contre lui depuis qu'il avait « trahi » l'Hellénisme, et peut‑être l'amener à répondre à ses lettres comme il le sou­haitait ardemment. Mais ce fut notre brève conversation finale sur le problème de Dieu qu'Hypatie releva d'abord. Elle fut, comme je m'y attendais, scandalisée par les propos que j'avais tenus et que je me fis un devoir de lui répéter en préci­sant que Synésios avait refusé d'y répondre.

‑ Tu es sans doute un bon sophiste, me dit‑elle, mais les bons sophistes ne sont pas toujours de bons philosophes.

J'étais troublé, moi, parfois même angoissé, par ce que j'avais appelé devant Synésios "l'insondable mystère de lUnivers". Hypatie, elle, en bonne platonicienne, était convaincue de la parfaite rationalité du monde et le Timée lui apportait tous les apaisements que pouvaient désirer son esprit et son coeur. Poser le problème de Dieu en termes d’utilité lui semblait sinon à proprement parler un scandale, du moins un non‑sens. Cela revenait, me dit‑elle, à confondre Dieu avec le Démiurge.

Quant à Synésios, je ne tardai pas à comprendre qu'elle n'était nullement disposée à lui pardonner sa "trahison". Ce fut en vain que je lui démontrai qu'il avait été contraint d'accepter l'épiscopat à son corps défendant.

‑ Allons donc ! me dit‑elle. T'élirait‑on évêque, toi ? Te serais‑tu mis dans la situation d'être obligé, d'accepter une telle charge ? Les Chrétiens de sa province l'ont choisi parce qu'il était des leurs et qu'ils le savaient.

‑ Je te répète que c'est seulement après son élection qu’il a reçu le baptême.

‑ La belle affaire ! Certains attendent bien d'être sur leur lit de mort pour le recevoir ! Et Synésios avait bien accepté d'être marié par Théophile.

‑ Je te l'accorde, mais après son élection il lui a écrit (je te dis que j'ai vu la copie de sa lettre) qu'il ne renierait jamais, au fond de lui‑même, les prin­cipes de sa philosophie.

‑ Comment peux‑tu, répliqua Hypatie, me présenter cela comme un argument en sa faveur ? Je préférerais encore qu'il ait renié ses convictions et adopté les cro­yances chrétiennes. Car s'il les enseigne sans y croire, c’est la pire des dupli­cités ! Et que dire de ses appels à l'obéissance si, au fond de lui‑même, il n' est pas d'accord avec ceux auxquels il demande aux autres d'obéir ! Non, Synésios nous a bel et bien trahis. Et de plus, lâchement.

J'essayai bien de l'attendrir en lui parlant de la douleur du pauvre Synésios pleurant la mort de ses deux fils, mais ce qu'elle retint contre lui, c'est le fait qu’ il se fût séparé de sa femme contre son gré, sur ordre de Théophile. Ce fut au contraire avec beaucoup d’émotion qu'elle apprit mon propre drame à moi qu'elle ne connaissait pas puisque je ne lui avais pas donné à lire mon Auto­biographie.

‑ La vie a été bien cruelle pour toi, me dit‑elle. Tu aimais cette femme ?

‑ Elle avait été très malheureuse. Elle était très douce, très aimante. Je m'é­tais attaché à elle.

‑ Je ne savais pas cela. Tu ne me l’avais pas dit. Je te plains sincèrement.

Ce jour‑là, quand je la quittai, elle eut pour moi un regard plein de pi­tié, de bonté, de tendresse, tant et si bien qu'il me parut tout naturel de l'at­tirer à moi et de l'enlacer : elle ne se défendit nullement et nos lèvres s’uni­rent. Je devins son amant. C'était il y a deux ans environ. Littéralement, elle se "donna à moi", comme on dit. Depuis longtemps, peut‑être depuis mon retour à Alexandrie, je sentais que je ne lui étais pas indifférent, et peut-être même qu'elle éprouvait pour moi de l'affection. Je me l'expliquais à la fois par la notoriété que j'avais maintenant acquise et par la sympathie que me valaient mes malheurs passés. Aussi mon bonheur fut loin d'être la merveilleuse surprise que j'aurais éprouvée, une vingtaine d'années plu tôt, si elle avait alors cédé à mes avances.

Je n’éprouvai pas de véritable exaltation. Je me souviens que le lendemain du jour où elle me rendit si heureux, je me répétais, presque incrédule :"Je suis l'amant de la Divine". Je griffonnais ces mots sur des bouts de papyrus, je les relisais, je les prononçais à haute voix... Il y a vingt ans, j'en serais peut‑être mort de bonheur, et voilà que je restais d’un calme olympien. Je l'aimais, certes, je ne pensais qu'à la rejoindre et à revivre les moments de plaisir que nous nous étions donnés. Mais face à ce bonheur, je me trouvais dans la même « ataraxie » qu'à Constanti­nople face aux malheurs que je savais imminents.

Entrait‑il dans cette "apathie", comme disent les Stoïciens, un peu de déception ? J'avais nalvement cru faire découvrir l'amour à Hypatie et il fallait bien me rendre à l'évidence : je n’étais pas son premier amant. Je m’en doutais un peu depuis un certain temps. Quand j'en eus confirmation, je sentis renaître en moi, rétrospectivement, la jalousie qui m'avait torturé vingt ans plus tôt. De cette jalousie je lui reparlai, comme je l’avais fait dès mon retour. Elle me confirma que Synésios était hors de tout soupçon et que les amants qu'elle avait eus, l'avaient séduite après que Synésios eût, comme moi, quitté Alexandrie. "Séduite" n'est d'ailleurs pas du tout le mot que je devrais employer car justement elle n'avait jamais voulu se laisser "séduire".

J'eus avec elle, au cours des mois suivants, de longues conversations qui me permirent de mieux la comprendre. Non, elle n'était pas un pur esprit, même si elle était une fervente platonicienne. Elle convenait volontiers avec moi que nos philosophes trahissaient parfois l'Hellénisme par une haine excessive du monde et de la chair. A aucun prix elle n'aurait voulu que les gens qu'elle estimait la con­fondissent avec une de ces Chrétiennes bigotes, une de ces "vierges du Seigneur" qu'elle haissait. Et je compris que c'était probablement la raison principale pou laquelle, cette fois, elle ne m'avait pas repoussé.

Hypatie reconnaissait d'ailleurs qu'elle avait changé sur ce point comme sur d'autres. Etant jeune fille, et peut‑être sous l'influence de son père, elle partageait la haine de la chair commune aux Chrétiens et à la plupart de nos phi­losophes. J'en avais fait la cruelle expérience. De plus elle me confirma qu'à l'époque, je lui avais donné l'impression d'être un écervelé qui n'avait rien compris à ses leçons et qui, au lieu d'admirer ce qu'il y avait d'effectivement ad­mirable en elle, n'avait considéré que son corps, comme il eût fait pour une vul­gaire prostituée offerte à tous. Je lui fis observer qu'à cette époque, elle ar­borait une tenue provocatrice ou, à tout le moins, équivoque. Elle en convint. Cette tenue, elle se la reprochait rétrospectivement. Il y a vingt ans, me dit-­elle, elle arborait la tunique courte et le tribonion non pas pour aguicher ses auditeurs ni même pour narguer les moines, mais tout bonnement pour afficher son appartenance à la tradition philosophique des Hellènes, dont un certain dédain du corps et des apparences extérieures faisait partie, même si ‑ elle le recon­naissait ‑ ce dédain était largement étranger au divin Platon et postérieur à son enseignement.

Je lui avouai que j'étais à l'époque si épris d'elle que j'avais eu re­cours aux pratiques magiques. Elle en fut amusée mais aussi surprise : cela, me dit‑elle, ne me ressemblait pas. Hypatie considérait, non sans raison me semble­-t‑il, que la magie et même la "théurgie" des Jamblique, Maxime d'Ephèse et autres platoniciens modernes qu'elle tenait pour des charlatans, étaient aussi, à leur façon, des trahisons de l’Hellénisme, et elle s'étonnait d'avoir à dire cela à l'auteur de l'Antée et des Dialogues des Sages. Je lui lui fis observer que j'a­vais pu, moi aussi, beaucoup changer depuis le temps où j'étais un obscur écolier en proie à une passion maladive.

Si elle avait depuis longtemps cessé de condamner l'amour, Hypatie conti­nuait à refuser la tyrannie de la passion. Stoïcienne, sur ce point du moins, au­tant que platonicienne, elle tenait par dessus tout à sa liberté. Elle voulait être maîtresse non seulement de son propre sort, mais de ses sentiments. Elle qui n’avait jamais voulu être l'esclave d'un amant et de l'amour qu'il éprouvait pour elle, refusait également d'être l'esclave de l'amour qu'elle pouvait ressentir pour lui. Elle ne voulait donc pas, je l'ai dit, être "séduite", mais se donner librement, lucidement. Elle me fit clairement comprendre non seulement que notre liaison resterait secrète, mais que, reposant uniquement sur l'estime qu'elle me portait, elle ne la considérait pas nécessairement comme éternelle. Jeune fille, elle n'avait pas voulu être l"objet" de mon désir. Elle voulait encore moins au­jourd'hui être ma "chose", ni celle de qui que ce fût.

Nous formions un couple singulier : j'approchais de la quarantaine qu'el­le avait, elle, légèrement dépassée puisqu'elle était un peu plus âgée que moi. Et ces vieux amants que nous étions se rencontraient presque en cachette : cela ajoutait d'ailleurs pour moi au charme de l'aventure et pour un peu j’ aurais eu l’impres­sion d'être redevenu le jeune homme que j'avais été dans cette ville vingt ans plus tôt. Je continuais même, comme autrefois, à souffrir de la jalousie : . je ne parlais jamais à Hypatie du Préfet Oreste, de peur de lui donner l'impression de la prendre pour ma "chose". Jamais je ne l’ai questionnée sur la nature exacte des relations qu’elle entretenait avec lui, mais chacune de ses visites me donnait des inquiétu­des.

Je ne parlai pas de cette liaison à Archias qui était, je l’ai dit, fort peu sentimental. Il l’apprendra en lisant cette Autobiographie. J'hésitai à en parler par lettre à Sura : je craignais que ce libertin ne tournât en dérision un sentiment qui, malgré mon âge, restait pour moi sacré. J’ avais tort. Sura - j’ aurais dû m’ en souvenir ‑ était capable de compren­dre et de respecter la passion. Quand je lui eus enfin annoncé mon bonheur, il m’écri­vit une lettre pleine de tact dont je lui sus gré.

*

Il était maintenant revenu à Rome où les travaux de reconstruction de la ville se poursuivaient. Le palais du Janicule avait été pillé. Toutes les oeuvres d'art admirables qu'il contenait et dont je me souvenais, avaient disparu; la bi­bliothèque avait été saccagée, mais le palais lui‑même n'avait pas été incendié. Il serait bientôt habitable. Sura, son épouse et leur nombreuse domesticité se préparaient à s'y installer à nouveau. Il me raconta qu'Honorius, l'empereur lé­gitime, toujours terré dans la dérisoire Ravenne, devenue la capitale définitive de l'Empire d'Occident, était venu visiter l'ancienne capitale à la sauvette, un an, à peu près, après le sac de la ville. Ordre avait été discrètement donné de passer désormais sous silence cet événement si humiliant pour l'orgueil romain. Les prêcheurs chrétiens eux‑mêmes avaient reçu le conseil pressant de ne point trop chercher dans leurs homélies à expliquer le mystère des intentions divines. Apparemment, leurs sophismes ne semblaient pas convaincre les foules.

Sura me raconta aussi quelle avait été la fin d'Alaric. Après qu'une tempête eût dispersé sa flotille dans la traversée du détroit de Messine, après le sac de Rome, il avait rebroussé chemin vers la Campanie mais brusquement il était mort, foudroyé par une fièvre maligne : beaucoup d'Hellènes, et même quelques Chrétiens, ne manquèrent évidemment pas de voir dans cette mort subite l'effet des malédictions qui, depuis la nuit des temps, pesaient sur celui qui oserait violer les murailles de la ville des villes. Sura lui‑même, tout mécréant qu'il fût, avait été impressionné par cette étrange coïncidence. En tout cas, leur « roi » mort, les soldats barbares avaient détourné le cours d'une rivière dans le lit de laquelle ils avaient inhumé Alaric, puis les hommes qui avaient exécuté ce tra­vail avaient été massacrés jusqu'au dernier, pour que les Romains ne pussent ja­mais retrouver la sépulture de celui qui leur avait fait tant de mal. Depuis, les hordes gothiques continuaient à errer à l'aventure à travers l'Italie, traînant toujours dans leurs chariots les otages emmenés après le sac de Rome et, parmi eux, Galla Placidia que son frère Honorius réclamait en vain au nouveau chef des Barbares, Athaulf, le beau‑frère d'Alaric. L'empereur en titre, me disait Sura, s'était trouvé un bon général, un certain Constance, qui, malheureusement, devait passer le plus clair de son temps à combattre les usurpateurs successifs : il é­tait déja venu à bout du fameux Constantin qui "régnait" en Gaule depuis quatre ou cinq ans, et il cherchait maintenant à en finir avec un autre "tyran", un cer­tain Jovin, qui s'était autoproclamé à Trèves, sur les bords du Rhin.

Sura continuait à se désespérer de la décomposition inexorable d'un Empi­re d'Occident qui n'existait presque plus. Et, à son habitude, il opposait à cet­te décrépitude la stabilité et la prospérité de l'Orient. Je dois dire que les lettres que je recevais de toi au même moment, mon cher Zénon, faisaient un con­traste saisissant avec celles que madressait Sura. Anthémios, me disais‑tu, se préparait à faire construire une nouvelle enceinte qui doublerait pratiquement la superficie de la Rome du Bosphore, éclatante de richesse et de puissance. Le péril barbare paraissait maintenant bien lointain et le désastre d'Andrinople é­tait oublié. Pour l'heure, c'étaient d'autres périls qui menaçaient l'Orient et nous n'allions pas tarder à en faire l'expérience en Egypte.