30.8.04


- IX -


Après tant d'années passées loin de l'Egypte, c'est avec émotion que je revis, sous l'éternel soleil, la verdure pâle du Delta parsemé de palmiers et de sycomores. Le bateau glissa entre des rives basses d'abord désertiques puis bor­dées de champs cultivés comme des jardins où les semailles s'achevaient.

Aux environs d'Héliopolis, là où se rejoignent les sept branches du delta nous atteignîmes l'immense fleuve. J'aperçus à l'horizon, vers l’ouest, à peine visibles dans la brume lointaine, les minuscules triangles des grandes pyramides et, plus au sud, à hauteur de Memphis, se dessina, au bord du désert libyque, la curieuse silhouette de la pyramide à degrés, la plus ancienne de toutes, dit‑on, et qui daterait de deux mille ans avant la guerre de Troie.

Notre bateau fit escale à Héracléopolis, ville en déclin mais qui, jadis, à l'époque des Pharaons, fut un temps la capitale de l'Egypte. Elle n'est pas‑­très éloignée du riche nome d'Arsinoé dont le centre est occupé par le lac Moéris. Des porteurs presque nus, un simple chiffon passé entre les cuisses, d'autres ­chiffons enroulés. autour de la tête, la peau brûlée par le soleil et tannée par le labeur, amenèrent sur les berges du fleuve de lourds ballots que les marins d'Archias embarquèrent, puis l'on repartit. Le bateau naviguait aussi près que possible des hautes berges couvertes de roseaux et de papyrus afin d'éviter le fort courant du fleuve. Cependant la voile ne suffisait pas et les efforts inces­sants des rameurs n'étaient pas de trop pour nous permettre de remonter le Nil. Je revis des spectacles que j'avais oubliés : des attelages de chameaux passant lentement sur les chemins de halage, trainant des chariots bas le long desquels trottaient parfois des enfants nus; des femmes ou des fillettes portant de lour­des cruches posées sur la tête, descendaient avec précaution les sentiers qui mè­nent au fleuve, les mains sur les hanches, ou tenaient de grandes perches posées sur leur épaule avec une outre à chaque bout.

Le bateau fit spécialenent escale pour moi à hauteur d’ Oxyrhynque et je parcourus à pied, comme je l'avais fait si souvent dans ma jeunesse, les quelque soixante stades qui séparent le Nil de la ville construite à proximité du canal qui court parallèlement au fleuve depuis le nome arsinoïte jusqu'à Lycopolis, au sud. Quand j'étais enfant, j'aimais aller regarder, dans les villages, au début de l'automne, le spectacle des vendanges et les paysans foulant aux pieds les grappes dans de grandes cuves, au son des flutes et des tambourins. Mais nous é­tions en novembre : les vendanges étaient terminées depuis deux mois, et ce qu'on voyait dans les villages en cette saison, c’ était le délilé des mulets conduits par des enfants et chargés de gros paniers remplis d'olives dont la cueillette battait son plein. Les bêtes faisaient la queue devant la maison qui abritait gé­néralement l'unique pressoir du village dont on entendait grincer la vis. Entre les maisonnettes de boue séchée couvertes de paille, les ruelles poussiéreuses de ces villages étaient, comme autrefois, grouillantes de bambins dont la plupart é­taient nus.

Comme autrefois, dans la campagne, c'étaient les femmes qui ramassaient les olives, le plus souvent à l'ombre de grands palmiers- dattiers dont la récolte, bien que l'automne fût très avancé, n'était pas tout‑à‑fait achevée. On voyait des paysans, grimpés dans ces arbres, détacher d'un coup de serpe les grappes des précieux fruits qui, séchés et moulus, donneraient une farine d'appoint, et, une fois écrasés, dans l'eau et fermentés, produiraient une boisson que les paysans d'Egypte apprécient beaucoup. Le tronc de quelques‑uns de ces palmiers avait été taillé à leur sommet où l'on voyait de grandes outres dans lesquelles les paysans recueillent la sève de l'arbre, sève qu'ils appellent "vin de palme"... Je retrouvais avec émotion le spectacle de tous ces travaux champêtres., si particuliers à l’Egypte, que j'avais oubliés et que j'avais l'impression de découvrir pour la première fois. J'avais oublié aussi les tuniques bleues des gens du pays que je croisais sur les chemins et qui dévisageaient, avec méfiance cet étranger que moi, enfant d'Oxyrhynque, j'étais aujourd'hui pour eux.

Les semailles, ici, étaient terminées. Dans beaucoup de parcelles les paysans avaient lâché leurs pourceaux qui enfouissaient la graine en piétinant la boue, en s'y vautrant ou en la remuant de leur groin. Mais d'autres pratiquaient un hersage plus méthodique en trainant dans la terre un chariot hérissé de poin­tes que tirait un boeuf déchamé.

Au fur et à mesure que je m'éloignais du Nil et que je m'approchais de ma ville natale, je m'aperçus que la terre était sèche, craquelée ou durcie en gros­ses mottes friables. Partout les bêtes attelées aux roues à eau, tournaient inlas­sablement autour des puits et les paysans s'activaient autour de ces grands balan­ciers que nous appelons kèloneia et qui portent à l'extrémité de leur barre de bois transversale un récipient qui puise l'eau dans une des nombreuses rigoles a­limentéés par le canal et le vide dans le champ à irriguer. Je m'approchai de l’un de ces malheureux qui était encore plus décharné, brûlé et tanné que les porteurs d'Héracléopolis. Il parlait très correctement le grec quoiqu'avec un fort accent copte et j'engageai la conversation avec lui

- Apparemment, lui dis‑je, la crue, cette année, n'a pas été très bonne

Il hocha la tête

‑ Treize coudées, fit‑il, Pas assez pour ne pas avoir faim. Surtout après les douze coudées de l'année dernière.

‑Comment cela est‑il possible ? Deux années de rang ! Le Nil est donc en colère?

Il me regarda avec méfiance et bredouilla entre ses dents

- Il y en a qui disent que c'est le Seigneur Osiris qui se venge...

mais il crut prudent de me laisser entendre qu'il ne partageait pas l'opinion de ces gens‑là.

‑ Eh bien, lui dis‑je en m'éloignant, le Seigneur Osiris aura mis du temps à se venger !

Je repensais à mes émeutiers de Constantinople, l'année précédente. Peut-­être s'étaient‑ils trompés : il ne suffisait pas de réorganiser la flotte et de faire payer les riches sénateurs pour alimenter la caisse du blé. Sans doute fallait‑il aussi apaiser la colère du Seigneur Osiris.

A l’approche d’ Oxyrhynque, les robes noires apparurent : les villages les plus proches de la ville étaient entièrement colonisés par les moines. Les monas­tères que je connaissais étaient toujours là, bien sûr, mais d'autres avaient été construits depuis. Dans les parages de la porte par laquelle je pénétrai en ville les moines étaient assis à l’ombre des murailles, oisifs et bruyants comme autrefois Les rues me parurent presque pittoresques avec leurs façades de briques sèches, leurs portes encadrées de colonnes blanches, leurs toits en terrasse flanqués de tourelles d'angle carrées, sur lesquels, je m'en souvenais maintenant, les gens dormaient pendant les nuits d'été. A chaque pas, je retrouvais un détail qui é­tait sorti de ma mémoire ou qui avait changé : à côté du local où Hésychios m’avait appris les rudiments ‑ qu'il était minuscule, ce local, que je retrouvais si vaste dans mon souvenir ! – c’est un marchand de fruits qui avait remplacé le barbier de mon enfance. Près des thermes, une maison avait brûlé : c’ est là qu'habitait au­trefois un de mes condisciples de chez Diogène ; par les ouvertures béantes, on voyait les poutres calcinées d' une pièce d' où nous avions, bien souvent, reluqué les femmes qui sortaient après le bain.

Je parvins "chez moi", comme je continuais à dire ou du moins à penser, bien que jeusse renoncé à tous mes droits sur l'héritage paternel. J'avais écrit à mon frère pour lui annoncer ma visite. Cependant il me reconnut à peine sur le moment. Quant à moi, je fus saisi par son extraordinaire ressemblance avec mon père : l'âge venant, il avait maintenant exactement le même visage, le même profil, la même corpulence... Je ne connaissais pratiquement pas sa femme, ma belle‑soeur : je la trouvai sans charme et sans beauté. Ils avaient trois en­fants dont deux filles et l'ainée avait déjà l'âge d'être mariée. Comme elle était fort belle, les prétendants ne manquaient pas. Cependant mon frère se désolait par avan­ce en pensant à la somme qu'il devrait verser à celui à qui il accorderait sa fille ! Je n'ignorais pas que, chez beaucoup de nos paysans d'Egypte et même chez les plus modestes des habitants des villes, cette contrainte explique que tant de filles soient exposées à leur naissance au lieu d'être immédiatement reconnues, comme les garçons. C'est le même souci d'économie qui pousse tant de paysans à marier leurs fils à leurs filles comme les Pharaons d'autrefois et même ensuite nos Pto­lémées.

En bavardant avec mon frère, j’eus l'impression de réentendre mon père : son étonnante ressemblance soulignait encore la similitude des propos. A son tour il se plaignait amèrement des "liturgies" qui l'accablaient. D'autant que des charges nouvelles étaient apparues : les bouleutes des métropoles n'étaient‑ils pas maintenant obligés de surveiller les livraisons de blé auxquelles étaient astreints les paysans de leur nome et même de vérifier l'exécution des corvées d'entretien des canaux ? Mon frère jugeait ces tâches indignes de "l'ancien du gymnase" qu'il était comme tous ses collègues. Je savais très bien que toutes ces récriminations étaient autant de reproches à mon endroit : pour lui, j'avais pu­rement et simplement déserté. Exempt de charges, je n'étais qu'un de ces fuyards, un de ces anachorètes que fustigeait autrefois mon père ; ne possédant rien et ne regrettant pas de ne rien posséder, je n'étais qu'un parasite du corps social, un beau parleur inutile, un marchand de vent... Ces reproches, je les connaissais bien, sans qu'il eût besoin de les formuler : je les avais si souvent entendus dans la bouche de mon père !

Nous parlâmes de la mort de mon fils et du suicide de Cynthia qu'il con­naissait par une lettre que je lui avais envoyée après le drame. Par contre, il fut à peine question entre nous de mon expulsion de Constantinople dont je ne lui parlai qu'à demi‑mots et sur laquelle il me demanda fort peu de précisions : c'é­taient encore des histoires de rhéteur, des discours, du bavardage. Et puis, fai­sant partie des autorités de la ville, étant de ceux auxquels l'Empire s'en remet pour subvenir à ses charges de toutes sortes, mon frère ne pouvait guère compren­dre et moins encore sympathiser avec un semi‑rebelle dans mon genre. L’importan­ce que j'attachais à la liberté de penser ou d'écrire était pour lui, qui avait de tout autres soucis, pratiquement inintelligible. Je préférai ramener la con­versation sur les problèmes de l’Egypte sur lesquels il était intarissable. Il me confirma les mauvaises crues à répétition : elles avaient déja provoqué des disettes et cela risquait de s’aggraver, d'autant qu'aucune remise d'impôts n'avait été consentie. L'année suivante risquait d'être dramatique.

Je retrouvai la maison, la cour à l’arrière avec, au milieu, son puits et l'aile des femmes où Comito vivait toujours. La cinquantaine largement dépassée, l’ancienne esclave venue des confins de la Nubie, ressemblait maintenant à une digne matrone Se souvenait‑elle encore des regards terribles dont l'avaient autrefois foudroyée ma mère et la vieille Philista ?

A la nécropole d'Oxyrhynque, je notai que les symboles chrétiens avaient été gravés sur la tombe de mon père qui n'avait pourtant pas été (c'est le moins qu’on puisse dire) un Chrétien très fervent. Je me dis que ce devait être surtout par conformisme puisque toutes les tombes autour de la sienne portaient la même croix et le même monogramme christique. Je constatai aussi que Philista, ma nour­rice, bien qu’esclave, avait été inhumée à côté de ma mère. J’ appris que c’ était mon père qui avait tenu à ce qu'il en fût ainsi et je lui en sus gré : je ne con­servais que des souvenirs confus de ma mère, mais je savais que telle eût été sa volonté. Je sortis pensif et silencieux de ce cimetière où mon frère m'avait ac­compagné. Je n’avais pas très bonne conscience : je m’ étais éloigné, c’est vrai, de la condition sociale à laquelle ma naissance a priori me désignait ; pire : je ne m'étais guère soucié de ceux qui avaient rendu possible cette rupture, en par­ticulier mon père, et grâce auxquels j'avais pu conduire ma vie à mon gré. Je partis d'Oxyrhynque mal à l'aise et finalement soulagé de m'en éloigner, définitive­ment cette fois.

*

Je gagnai Thèbes, devenue Diospolis, puisque le Dieu Ammon des Egyptiens avait été depuis longtemps, identifié par les Grecs à leur Zeus. Je me souvenais d'Homère :

Thèbes aux cent portes d'où sortent deux cents hommes,

Leurs chevaux et leurs chars…

Mais je me dis que le bon Homère ne devait connaître Thèbes que par oui‑dire et que les "Portes" dont il parlait comme de portes de ville percées dans une muraille étaient sans doute les énormes "pylônes" massifs précédés d'obélisques qu'on peut voir à l'avant des deux temples du Dieu que relie une longue avenue bordée de sphinx. Je fus impressionné certes, mais aussi déconcerté, par ces temples qui ne ressemblent à rien de ce qu'ont fait les Grecs partout dans le monde. Même l'ancien Sérapeion d'Alexandrie, tout colossal qu'il fût, même les grandioses ruines de l'Artémision d'Ephèse, auraient paru étriqués à côté de ces piliers gigan­tesques hauts de cent pieds, dont dix hommes, en se donnant la main, ne pourraient faire le tour. Ces colonnes, aux formes si différentes des nôtres, inhumaines à force d'être démesurées, ces entablements accablants par leurs dimensions, ces murailles dignes d'un palais construit pour le roi des Lestrygons, sont entièrement recouverts de hiéroglyphes indéchiffrables et de bas‑reliefs que je trouvais an­goissants tant ils sont inintelligibles, où des personnages aux poses hiérati­ques ont des têtes de bêtes sauvages ou d'oiseaux carnassiers. Nulle part autant qu'à Thèbes je ne mesurai l'infranchissable distance qui sépare l'art des Egyp­tiens de celui des Grecs.

Ces temples étaient encore plus ruinés que ceux que j'avais vus au cours de mes voyages. Il est probable que les coupables, ici, furent d'abord les Perses à l'époque où ils occupaient l'Egypte, puisque, selon Strabon, c'est Cambyse qui fit démolir les toits des temples de Thèbes. Mais les Chrétiens n'ont pas été en reste : dans une des cours, ils ont même été jusqu'à construire une église ! Et j'appris par les gens du pays que la procession annuelle de la barque sacrée de Zeus‑Ammon est devenue celle de je ne sais plus quel saint à qui l'église est dé­diée !

De l'autre côté du Nil, on peut visiter un autre ensemble presque aussi considérable : le mausolée que se fit construire un pharaon du nom d'Aménophis et dont le pylône est précédé de deux colosses de pierre hauts de cinquante coudées. L'un d'eux, selon les Grecs de Thébaïde, représenterait l'Ethiopien Memnon, fils de l’Aurore, tué par Achille sous les murs de Troie, et pleuré chaque matin par sa mère dont les larmes produisent la rosée. J'avais lu dans plusieurs auteurs que cette statue de Memnon rendait autrefois un son mélodieux au lever du soleil, un son semblable, parait‑il, à celui d'une corde de lyre. C'était, disaient les Hellènes, le salut de Memnon à sa mère. Strabon raconte qu'au temps de l'Empereur Auguste, le Préfet d'Egypte Aelius Gallus avait entendu le son de la statue, com­me tous les membres de sa suite, dont Strabon faisait lui‑même partie, et les hommes de sa garde assis en cercle à petite distance. Les habitants de Thèbes m'as­surèrent tous que la statue, brisée par un tremblement de terre à une date très ancienne, ne résonne plus depuis qu’ elle a été restaurée sous l’Empereur Septime ­Sévère; je n'en vins pas moins sur les lieux, un matin, avant le lever du jour. A ma gauche, au‑delà du Nil et de la ville de Thèbes, une énorme boule de feu é­mergea derrière les lointaines montagnes du désert arabique et monta dans le ciel. A droite, le sommet de la chaine libyque se découpa, rougeoyant, sur l'horizon; les vallées se creusèrent. A dix pas de moi, les deux têtes des colosses immobi­les sortirent de l'ombre, monstrueuses, défigurées, sans visage, puis leurs corps assis, horriblement mutilés. Le sol fauve flamba autour d’eux, leurs ombres s’al­longèrent : aucun son ne se fit entendre. Je m'approchai de Memnon, grimpai sur le socle et caressai la pierre lisse de sa cheville : les larmes de l'Aurore étaient déjà sèches. Je consacrai la journée à la visite de quelques‑uns des qua­rante tombeaux de pharaons creusés dans le roc au flanc d'une vallée de la chai­ne libyque, tombeaux qui sont, comme dit Strabon, "dignes d'être vus".

Je remontai jusqu'à Coptos où je m'intégrai à l'une des caravanes d'Archias qui partait pour Bérénice, port de la mer Erythrée fondé jadis par Ptolémée Philadelphe. Ce prince lui avait donné le nom de sa mère et avait également ou­vert la piste qui y conduit depuis la vallée du Nil. Les chameaux étaient chargés de marchandises venues d'Alexandrie et destinées au lointain pays des Indiens.

J’ avais pris place dans une sorte de tourelle d'osier fixée sur le dos d'une des bêtes. Elle était ouverte de tous côtés mais son toit me protégeait des ardeurs du soleil qui peuvent être très dangereuses dans la traversée du désert. Je mis plusieurs jours à m'habituer au balancement lent et régulier des chameaux qui, au début, me donnait de véritables nausées. Le voyage de Coptos à Bérénice dura une dizaine de jours. Nous commençâmes par cheminer à travers un intermina­ble plateau caillouteux fermé, à l'horizon, par de lointaines montagnes qui, mal­gré la distance, se profilaient avec précision sur un ciel intensément bleu. Plu­sieurs fois, les premiers jours, je crus voir scintiller des lacs. Le chef de la caravane, que je voyais se balancer lui aussi sur le dos de la monture qui mar­chait devant la mienne, sourit quand je lui dis cela et me cria que c'étaient des "mirages", des illusions de nos sens dus à l'aveuglante lumière qui règne dans cette région, ainsi qu'à une fine pellicule de sel qui, par endroits, recouvre le sable. L’ air était d'une sécheresse extrême, le sol d'une aridité totale et, plus nous avancions, plus je réalisais que l'Egypte n'est pas seulement un "don", comme disait le vieil Hérodote, mais un véritable miracle du Nil. Que le fleuve vienne à s'assécher, que les pluies déversées par les vents étésiens sur les montagnes de l'Ethiopie viennent à se tarir, et les deux immenses déserts aujourd'hui sépa­rés par la vallée du fleuve, se rejoindraient et enseveliraient l'Egypte.

J'étais constamment assoiffé. Heureusement nous avions des outres faites d'une peau de bique qu'il suffisait de plonger dans l'eau et de suspendre aux flancs du chameau pour que l'eau qu'elles contenaient restât fraîche même aux heures les plus chaudes du jour. Car la chaleur à midi était très forte, bien que nous fussions dans les premiers jours de décembre. Tous les deux cents stades en­viron, nous trouvions des hydreumata, ces grandes citernes où nos chameliers rem­plissaient nos outres après avoir fait passer l’eau dans des filtres faits de mi­nuscules graviers et de sable très fin. Nous couchions sous des tentes en peaux de chameaux, enroulés dans des tapis qui me rappelèrent Synésios. Car si la cha­leur est très forte dans ce désert pendant la journée, la nuit, le froid y est extrèmement vif .

Notre caravane obliqua bientôt vers le Sud et nous atteignîmes une région plus montagneuse, quoique toujours aussi aride. De temps en temps, nous traver­sions de longs ruissellements de cailloux amoncelés qui dévalaient des sommets et avaient dû être jadis des lits de torrents. Qui sait, me demandais‑je, si ce désert n'a pas été, dans des temps reculés, plein d'eau, fertile et cultivé, comme l'est aujourd'hui la vallée du Nil ? Qui sait même s'il n'a pas été habité, puisque j'aperçus ici et là des débris de poteries. Nous passâmes au milieu d'une an- cienne carrière de pierres maintenant abandonnée, mais qui avait dû être active, à en juger par les blocs à demi dégrossis qui s'amoncelaient au pied des grandes falaises verticales et par un petit temple pas très ancien puisque j'y lus une inscription datée du second Evergète.

Nous nous sommes engagés dans d'impressionnants défilés, entre de grandes falaises tantôt de grès rouge, tantôt d'une sorte de marbre noir. Le maître des chameliers me cria que nous étions en train de traverser la chaîne montagneuse parallèle à la mer Erythrée, très riche en mines de toutes sortes. Il me montra des pistes qui partaient l'une vers une mine d'or, l'autre, la plus proche de Béréni­ce, vers une mine d'émeraude, et j'imaginai sans peine ce que devait être la vie des malheureux condamnés à vivre dans ces enfers...

Un jour enfin, au milieu de l'après‑midi, nous sommes arrivés en vue de la mer Erythrée qui doit son nom, je le suppose, aux montagnes rouges qui la sur­plombent, car la mer elle‑même est d'un bleu plus intense que notre mer intérieu­re à Alexandrie, Carthage ou Athènes. Sur l'agora déserte de Bérénice, écrasée de chaleur à cette heure du jour, je vis un petit temple dédié au Dieu égyptien Min, protecteur des caravanes, identifié par les Hèllènes à leur Dieu Pan, bien que le phallus en érection de Min me fasse plutôt penser à notre Priape. Ce Dieu partage d'ailleurs son temple avec la Déesse protectrice de la mine d'émeraude proche de Bérénice. Je vis à la façade une métope représentant un Empereur de Rome, Tibère d'après l'inscription, faisant offrande au temple. Chose curieuse : ce petit édi­fice était bien sûr à l'abandon, mais il n'avait été ni démoli ni transformé en église : les Chrétiens, apparemment, n'étaient pas encore arrivés en ce point reculé du monde.

Le port de Bérénice se trouve au fond d'une baie que protège du Borée un long promontoire qui s'avance dans la mer Erythrée. Nos chameaux arrivèrent en fin d'après‑midi sur les quais du port où étaient amarrés de gros navires à plu­sieurs mâts. Ils faisaient partie de la flotille d'Archias et c'est sur ces ba­teaux que devait être embarqué notre chargement qui parviendrait à la fin du printemps dans un port de l’Inde. Le chef des pilotes avec lequel il devait parlemen­ter était aussi celui que je voulais voir puisque c'est pour l'interroger que j'étais venu à Bérénice. Mais les matelots nous dirent que nous ne pourrions pas lui parler ce jour‑là : le pilote était Juif, comme Archias; nous étions vendredi, Ou plutot le "jour de la préparation", comme disent les Israélites; le jour venait de disparaître, le sabbat était donc commencé : le pilote lisait la Bible. Il n'était d'ailleurs pas le seul; deux matelots, Juifs comme lui, observaient aussi le repos rituel. Je les aperçus tous les trois allongés au fond d'un des navires : le pilote, au milieu, faisait la lecture à haute voix. D' autres matelots, fort mécontents bien qu'ils eussent l'habitude, commencèrent à embarquer la cargaison, aidés par les chameliers, et je me dis que jedevrais sans doute attendre le lendemain soir pour pouvoir interroger mon Juif.

Cependant, lorsque la tombée de la nuit eut interrompu le travail d' embarquement, j'emmenai les marins dans une modeste taverne, la seule qui existât à Bérénice,je leur payai à dîner et je les fis parler de l’Inde. Ils me confirmèrent ce que j'avais lu dans Strabon et dans Arrien sur les étranges bêtes et les étranges arbres de ce pays, sur les pluies incessantes qui s'y déversent pendant des mois, chaque printemps et chaque été, ainsi que sur le flux et le reflux de la mer, i­nexistants à Alexandrie, mais qui se produisent là‑bas, en Inde, non pas comme au ­delà des colonnes d'Héraclès deux fois par jour, mais comme à Bérénice une fois, différence que notre Séleucos a expliquée ‑je le leur appris‑ par la position de la lune dans les signes du zodiaque.

Mais ces matelots m'apprirent aussi bien d'autres choses que j’ignorais. Ils me dirent que l'Inde était un pays beaucoup plus riche que l'Egypte, que les Indiens jouissaient d'une liberté beaucoup plus grande que les Romains, payaient moins d’impôts, et subissaient des châtiments beaucoup moins cruels. Ainsi les délits, me dirent‑ils, n'y sont punis que d'amendes en argent proportionnées à leur gravité. Quant aux crimes, loin d'être châtiés par la flagellation ou la crucifixion comme chez nous, ils n’ entraînent même pas la peine de mort. Aux meurtriers récidivistes par exemple, on se contente de couper la main droite. J'appris aussi que les plus riches des Indiens, ainsi que les Empereurs de ce pays, avaient créé partout des institutions qui secourent les indigents, les malades et les or­phelins. Mes braves matelots étaient manifestement très loin de considérer ces Barbares comme moins civilisés que nous.

J'amenai la conversation sur les religions de l'Inde. Ils m'apprirent qu’il y avait là‑bas de grands temples où l'on adore de nombreux Dieux mais les gens du pays, me dirent‑ils, se gardent d’ autant plus de leur sacrifier des animaux qu'il leur est interdit de manger leur chair. J’ eus même l’impression, d’ après leurs récits, que les boeufs sont là‑bas plus sacrés que dans l’ île du Soleil de notre Homère. L’ un des marins, qui avait l’ air plus savant que les autres, croyait savoir qu'il y a en Inde deux Dieux principaux mais il n'en connaissait pas les noms. Je crus cependant reconnaître dans l'un deux, d'après ce qu'il m'en dit, ce Dionysos phallique qui n'est pas totalement inconnu des Grecs. Les matelots me confir­mèrent également ce que l'on sait chez nous de ces étranges "gymnosophistes", mé­lange de philosophes cyniques et de thaumaturges, auxquels le peuple prête des pouvoirs surnaturels.

Le lendemain, le sabbat fini, je pus enfin parler au pilote qui, je dois le reconnaître, en savait beaucoup plus long que ses hommes sur les points qui m'intéressaient. Le peuple, me dit‑il, adore en effet de nombreuses idoles, ce dont, en bon Juif, il s'indignait profondément. Mais il me confirma ce que mes lectures m'avaient très vaguement laissé entrevoir : un prophète était apparu là-­bas, "à peu près à l'époque où les enfants d'Israël étaient revenus en Judée", C'est‑à‑dire après la prise de Babylone par le roi des Perses Cyrus. Ce prophète, mon Juif l'appelait le "Bouddha". Il savait assez peu de chose sur lui si ce n'est qu'il aurait enseigné le moyen de parvenir "à ce que les Hellènes appellent l'a­taraxie" : ce sont les termes qu'il employa. Il ajouta que les Empereurs de l'In­de s'étaient convertis à sa doctrine. Selon lui, cet étrange prophète‑philosophe était maintenant adoré comme un Dieu et les artistes qui sculptaient son image (il s'en scandalisait bien sûr) le représentaient "un peu comme les Hellènes re­présentent leur Apollon".

‑ Mais, dis‑je, les Empereurs de l'Inde se sont convertis à la religion de ce Bouddha et ils laissent le peuple adorer ses Dieux ?

‑ Parfaitement, me dit le pilote. J'ai même visité un jour de grands temples creusés dans la montagne comme en font les Egyptiens : eh bien, à côté de ceux du Bouddha, il y avait ceux des anciens Dieux.

‑ Penses‑tu qu'à côté de tous ces temples il pourrait y avoir aussi celui du Dieu des Juifs ?

Je m'aperçus trop tard de l'ineptie de ma question et naturellement je reçus la réponse qu'elle méritait :

‑ Notre Dieu n'est pas une idole. Il n'est pas une divinité parmi d'autres. Nous ne construisons pas de temples pour abriter sa statue, comme les Indiens, les E­gyptiens ou les Grecs font pour les leurs. Notre Dieu est le Dieu de l'Univers. Nous l'adorons dans notre coeur et dans notre esprit. Des synagogues suffisent pour cela.

‑ Tu as raison, dis‑je, excuse‑moi. Penses‑tu donc que les Hellènes pourraient là‑bas édifier des temples à leurs Dieux ?

‑ Je le suppose. Les Perses en ont bien édifié aux leurs. J'ai entendu dire qu' il y avait en Inde des "mages" qui célébraient leur culte du feu. Et l'on m'a mon­tré un jour ces grandes tours où ils déposent leurs morts...

J'eus l'impression de n'avoir pas fait ce voyage pour rien et je quittai Bérénice satisfait. Quand je retrouvai la vallée du Nil et ses moines, quelques jours plus tard, j'eus l'impression de revenir de la lune comme le Ménippe de Lucien.

*

A mon retour à Alexandrie, je résumai à Archias les conversations que j'avais eues sur les bords de la mer Erythrée, mais je ne lui appris pas grand cho­se : il savait tout cela. Il n'éprouvait d'ailleurs, pour les pays lointains qu' une curiosité distraite et jamais l'idée d'exil ne l'avait effleuré, même pour le cas où les Juifs deviendraient l’objet d'une persécution méthodique, hypothèse qu'il n'excluait pourtant pas. Sa famille était installée à Alexandrie depuis la fondation de la ville et sans doute même, m'avait‑il dit un jour, ses ancêtres se trouvaient‑ils en Egypte longtemps avant. Il se sentirait étranger partout ailleurs. De plus il avait charge d'âmes et il ne pouvait exercer qu'en Egypte le commerce dont sa famille tirait sa prospérité.

Il en allait, bien sûr, différemment de moi. J'étais entièrement libre. J'étais certes attaché à Hypatie et, à la première visite que je lui fis après mon retour de Thébaïde, elle me donna encore une fois l'impression de me revoir avec plaisir. J'étais de plus en plus frappé de son changement d'attitude à mon égard : je n'espérais cependant pas encore qu'elle pût m'aimer un jour et que je pusse refaire ma vie avec elle. Je n'écartais donc pas a priori, moi, l'idée de m'exiler si d'aventure je devais subir une persécution semblable à celle que j'a­vais connue à Constantinople. De plus, à la différence d'Archias qui, fidèle à sa Bible, pensait qu'il n'y a "jamais rien de nouveau sous le soleil", j'étais, moi, passionné par la connaissance du vaste monde et, pour en connaître de nouveaux aspects, je me savais capable de quelque folie, de quelque rupture absurde, comme autrefois quand j'avais brusqueinent décidé d'accompagner Claudien à Rome. Je n'a­vais aucun mal à comprendre Plotin qui, pour connaître la sagesse des Indiens, n' vait pas hésité à prendre part à l'expédition militaire qu'entreprenait alors en Asie l'empereur Gordien.

Chose surprenante (et ce n'était pas la moindre des incessantes contradictions que je découvrais en moi), je rêvais à cette rupture au moment même où j'ouvrais mon école de rhétorique. Archias avait fait rénover dans ce but son ancien entrepot proche de l'église d'Alexandre et l'avait mis à ma disposition en me faisant crédit du loyer jusqu'à ce que je sois à l'aise financièrement. On était à la fin de l'année : pour ouvrir ce cours, j'avais remis à l'été suivant le voyage que je comptais faire en Cyrénaïque pour revoir Synésios. Je n'avais qu'une ving­taine d'élèves venus, pour la plupart, de l'ancienne école du rhéteur Claudien, mais quelques‑uns aussi de Chalcédoine, accompagnant ton fils, mon cher Zénon, qui redevint ici ce qu'il avait été là‑bas, le "choryphée'' le plus zélé que je pusse souhaiter. Je n'oubliais pas que mes débuts avaient été infiniment plus modestes et difficiles sur les bords du Bosphore et je pouvais espérer progresser rapide­ment. Bref, au moment même où je n'excluais pas un éventuel départ, je me fixais.

J'étais extrêmement reconnaissant à Archias sans lequel mon retour dans cette ville se serait fait dans des conditions beaucoup plus difficiles. Il m’in­vitait souvent à dîner chez lui, de sorte que j'observais sans le vouloir les prescriptions alimentaires de Moïse qui étaient évidemment de règle chez lui. Nous restions parfois très tard à converser comme autrefois, après que Sarah, sa femme, se fût retirée. Un soir il me dit que le lendemain, jour de sabbat, qui, je m’en souviens bien, était aussi pour les Chrétiens le jour de Noël de cette année‑là, il prévoyait des troubles au théâtre, toujours pour la même raison. Il envisageait de s 'y rendre, ne fût‑ce que pour prêcher la modération à ses coréligionnaires en cas de nécessité. En tant que membre du Conseil juif, il jouissait auprès d’ eux d'une certaine influence. Il ne vit pas d'inconvénient à ce que je l'accompagnas­se.

Il avait appris que l’acteur de pantomime le plus en vogue alors à Alexandrie devait donner un spectacle qui contiendrait des moqueries transparentes con­tre les rites chrétiens. Cela n'a certes rien de rare : ces plaisanteries, souvent de mauvais goût, il faut le reconnaître, sont fréquentes dans nos théâtres. Mais compte tenu de l'ambiance alexandrine, les risques de dérapage et d'affrontements entre Juifs et Chrétiens étaient grands. L'inquiétude d'Archias était fondée : nous en eûmes immédiatement confirmation quand nous arrivâmes au théâtre. Le spec tacle était commencé, depuis un bon moment sans doute. Par les bouches qui conduisent des couloirs circulaires situés sous les gradins aux travées elles‑mêmes, nous parvenaient des hurlements et des insultes. A l'extrémité d'une de ces bou­ches, il y eut une bagarre, puis un groupe de jeunes gens déboula, courant à tou­te allure, poursuivis par d'autres qui brandissaient des poignards en hurlant.

- Sales Juifs ! Assassins !

Ils passèrent près de nous en trombe. Un peu plus loin, sortit par une au­tre bouche un vénérable vieillard qui, manifestement, quittait les lieux. Archias se ptécipita vers lui :

‑ Adamantios ! dit‑il. Explique‑moi ce qui se passe

Je m'éloignai de quelques pas pour les laisser parler librement mais j'entendis cependant le récit de cet Adamantios qu'Archias paraissait bien connaître.Comme on pouvait s'y attendre, expliquait‑il, les choses avaient mal tourné. Le spectacle, il est vrai, avait été une véritable provocation antichrétienne, mais le mime, digne successeur du grand Béthyle, était un remarquable artiste. Naturellement, chaque fois que les Juifs l'applaudissaient, les Chrétiens répliquaient par une bordée d'injures. Puis des bagarres avaient éclaté, des couteaux étaientsortis; le préfet Oreste qui était là, comme à chaque sabbat, avait fait arrêter le spectacle quand ses Gardes lui avaient amené trois fauteurs de troubles pris les armes à la main, et il les avait fait flageller séance tenante. Il se trouvait que ces trois énergumènes étaient chrétiens et c'est ce qui avait provoqué des remous dans l'assistance. Adamantios paraissait très satisfait de cette fermeté d'Oreste mais Archias hochait la tête :

‑ Ne te réjouis pas trop vite, dit‑il. Tout cela finira mal, tu le verras.

‑ Bah ! Tu envisages toujours le pire, répliqua le vénérable vieillard.

Ils se saluèrent. Adamantios s'éloigna et Archias me rejoignit :

‑ C'est un professeur de médecine, me dit‑il, le plus savant de la ville. Il siè­ge comme moi au Conseil juif.

Nous nous engageâmes dans une des bouches conduisant aux gradins. Il y a­vait beaucoup de monde. En bas, au premier rang de l'assistance, j 'aperçus le profil et la silhouette d'Oreste. Au pied de la scène, au milieu de l'orchestra, trois hommes nus, rouges de sang, se "tordaient sous les coups de fouet. On enten­dait leurs hurlements jusqu'au sommet des gradins malgré le brouhaha de la foule. Soudain, l'un d'eux s'écroula; aussitôt les hurlements se déchaînèrent. Archias s'était avancé : il se tenait debout sur les marches entre deux rangées de sièges :

‑ Assassins ! hurlaient les Chrétiens debout à sa droite, les poings tendus vers les Juifs goguenards assis à sa gauche.

‑ Un martyr de plus que vous avez sur la conscience

‑ Ils ont déjà la mort du Christ sur la conscience, ces ordures !

‑ Vous aimez bien les porcs, on dirait, même si vous n'en mangez pas ! Combien l'avez‑vous acheté, ce pourceau d'Oreste ?

Archias se penchait vers ses coréligionnaires. Il devait leur dire, je suppose : "Surtout ne répondez pas!" Mais son jeu ne passa pas inaperçu des Chrétiens dont il devint la cible. Ils le bousculèrent. Je descendis quelques marches et l'attrapai par le bras :

‑ Viens, dis‑je. Ne restons pas ici. Tout cela va mal finir.

Je remontai vers la sortie et m'assurai qu'il me suivait malgré les brutalités des Chrétiens. Quand nous fûmes dans le couloir, je m'aperçus qu'il a­vait reçu plusieurs coups de poing dans la figure, qu'une de ses lèvres saignait et que son vêtement était déchiré. Un quart d'heure plus tard, nous étions dans les rues du quartier de Brouchion : du théâtre montaient toujours des clameurs.

C'était une belle après‑midi d'hiver; il faisait doux. L'air était immo­bile et la ville paraissait étrangement calme et silencieuse après l'agitation dont nous venions d'être les témoins. Nous prîmes spontanément la direction du port. Archias était nerveux et réfléchissait à haute voix :

‑ Tout cela est très dangereux, disait‑il. Adamantios est inconscient, comme tous les autres. Je te l'ai dit : je crains beaucoup que cet Oreste ne nous fasse du tort à force de nous vouloir du bien.

- Est‑il vrai qu'il vous est redevable, comme le bruit en court ?

Archias haussa les épaules :

‑ Balivernes absurdes, qu'on nous jette à la figure chaque fois qu'on est à court d'arguments ! Il y a au moins autant de préteurs grecs que de Juifs dans cette ville, tu le sais aussi bien que moi. Et après tout, Oreste est chrétien il le répète assez !.

Nous passions devant le Caesareion, la "grande église" d'Alexandrie. En ce jour de fête chrétienne, il y avait beaucoup de fidèles qui entraient et sor­taient, circulaient sous le péristyle et devisaient sur le parvis et sur la place, entre les deux obélisques. Derrière, on voyait les innombrables bateaux amar­rés dans le port, la mer au loin et, à l'extrémité de l'île de Pharos, la tour de Sostratos de Cnide se dressait sur son rocher : seul son troisième étage pointait au‑dessus du toit de l'ancien temple des Césars. Nous nous dirigeâmes vers l'Hep­tastade. Archias, perdu dans ses pensées, ne prêtait aucune attention au panora­ma que nous avions sous les yeux. Une fois de plus, il se posait tout haut la question qu'il ne cessait de ruminer :

‑ Comment a-t-on pu en arriver là ? Comment une poignée de pauvres bougres de Ga­liléens obscurs ont‑ils pu s'emparer de notre livre, annexer notre Histoire, ac­caparer notre foi, conquérir le monde, mettre la main sur Alexandrie, sur Constantinople, sur Rome, sur l'Empire tout entier ? Peux‑tu m'expliquer cela ?

‑ Tu en sais beaucoup plus long que moi là‑dessus, lui dis‑je.

J'avais lu autrefois chez Sura les réfutations du Christianisme composées par les Hellènes, de Celse à l’Empereur Julien en passant par Porphyre. Mais quand j'entendais Archias me parler de ces questions, j'avais toujours l'impression d' en apprendre davantage. Il connaissait très bien les écrits que les Chrétiens re­groupent sous l'appellation de "Nouveau Testament" afin de les faire apparaître comme une suite de la Bible juive, audace qui faisait trembler Archias d'indigna­tion. Il les avait lus méthodiquement mais, à la différence des Hellènes, il ne se contentait pas de noter les contradictions qui existent par exemple entre les quatre "évangiles" ou entre l'enseignement de Paul et celui des disciples de Jé­rusalem. Il ne se bornait pas à souligner les absurdités, les impossibilités, les affabulations, les aspects légendaires de ces récits : il cherchait à comprendre quelles intentions avaient eues leurs rédacteurs, et l’intention qui lui parais­sait la plus flagrante et qui revenait constamment dans ses propos, c'était la malveillance à l'égard des Juifs. Il dut repenser à une allusion que nous avions entendue au théâtre; en tout cas, il me dit brusquement :

‑ Nous ne sommes pour rien dans la mort de ce Jésus ! Si c’était le Grand‑Prêtre ou le Sanhédrin ou le Roi Hérode qui l'avaient condamné ‑ils ne sont même pas d'accord entre eux sur ce point !‑. il n'aurait pas été crucifié : la crucifixion est un supplice romain, pas juif. C’ est Pilate qui l’a condamné. Et si c’est bien lui, où a‑t‑on jamais vu un magistrat romain donner le choix au peuple entre deux condamnés...? Comment peuvent‑ils croire de telles inepties ? Et peux‑tu me dire à quoi sert cette étrange histoire de Judas si ce n'est à nous noircir ? Que signi­fient ces trente deniers ? En quoi y avait‑il besoin d'une trahison ? Jésus ne se cachait pas : les Romains savaient où le trouver, ils ne l'ont d'ailleurs pas cherché bien longtemps, et il n'y avait besoin de personne pour le "livrer". Pi­late n'avait que faire d'un traitre juif, pas plus que de ce soi‑disant passage devant le Sanhédrin ou le Grand‑Prêtre, pas plus que de l'approbation du peuple. Mais les Chrétiens, eux, en avaient besoin. L'histoire de Judas est une invention destinée à nous nuire. On veut tous nous faire passer maintenant pour des Judas et l'on veut que le sang de Jésus"retombe sur nous et sur nos enfants".

‑ Je n'avais lu nulle part, lui dis‑je, cette objection sur Judas, mais elle me semble juste.

Nous nous étions engagés sur l'Heptastade où il n'y avait presque person­ne ce jour‑là. L'immense jetée, coupée par les deux ponts à bascule qui font com­muniquer les deux ports, filait toute droite au loin vers l'île de Pharos, toute en longueur, nue et pelée, semblable à un gigantesque brise‑lames avec, à son ex­trémité, sur notre droite, l'immense tour. Mais Archias ne voyait rien autour de lui : il suivait son idée.

Plus d’ une fois, j’avais compris par ses propos qu’ il méprisait profondé­ment les ragots colportés par certains rabbins qui, se référant à leur "Talmud", faisaient de Jésus le fils d’ un légionnaire romain et d’une prostituée juive . Il balayait ces racontars a­vec un haussement d’épaules de dédain. D’ ailleurs ce n’était pas à Jésus qu’ il en voulait. Il le tenait pour un de ces agitateurs messianiques qui, vers cette épo­que, avaient souvent annoncé en Judée l'imminence de la fin des temps. Les calculs fondés entre autres sur les "soixante‑dix semaines d'années" de Daniel ou sur les cinq mille ans après la création du monde, alimentaient cette fièvre, il me l'a­vait plusieurs fois démontré. Archias n'en voulait guère plus aux premiers disci­ples qu'il considérait plutôt comme d'inoffensifs pauvres diables, incultes et crédules, à commencer par ce Simon, dit Pierre, qui était d'ailleurs fort indigne de la confiance de son maître puisqu'il l'avait renié au moment crucial. La véri­table bête noire d'Archias était l'apôtre Paul. C'était ce « Saül » comme il l'ap­pelait volontiers, lui qui s'était proclamé "Juif fils de Juif, Hébreu fils d'Hé­breu", lui l'Israélite instruit, l'ancien disciple du rabbin Gamaliel, c'était lui le traitre qui était à l’origine du mal : c’ était lui, en effet, qui, le pre­mier, avait été parler de Jésus à d'autres qu'à des Juifs.

‑ Au début, me dit‑il, partout où il arrivait, Paul filait tout droit à la synago­gue et il y prenait la parole, comme tout Juif peut le faire pendant nos offices. Il annonçait que "le Christ", comme on dit en grec, c'est‑à‑dire le "Messie" en langue hébraïque, était venu. Cela devait sans doute bien étonner tout le monde car tout Juif, si peu instruit soit‑il, sait que le Messie c'est celui qui doit restaurer le Royaume d'Israël et présider à la résurrection des morts et au juge­ment général, avant l'établissement du royaume de Dieu.

‑ Je te comprends : Et comme cela ne s'était pas produit...

‑ Bien sûr ! Comme aucun de ces événements ne s'était produit, ses bobards n'a­vaient que peu de succès. Surtout quand il ajoutait que ce soi‑disant Messie é­tait le fils d'un obscur charpentier galiléen que les Romains avaient mis en croix parce qu'il troublait l'ordre public à la veille de la Pâque.

‑ Il devait bien ajouter tout de même qu'il était ressuscité.

‑ Tu parles ! "La preuve ?" lui demandaient les gens. "La preuve, c'est que moi, Paul, je l'ai vu." Jolie preuve, tu ne trouves pas ?

‑ Et qu'est‑ce que tu fais du tombeau vide ?

‑ Paul n'en parle jamais, du tombeau vide. C'est dans les Evangiles qu'il en est question. Mais les Evangiles sont venus plus tard. Et de toute façon il était trop facile d'objecter que les disciples avaient enlevé le corps. Non, crois‑moi, les balivernes de Saül n'auraient pas eu de suite s'il n'était pas allé les débi­ter aux Hellènes. Cela n'a d'ailleurs pas plu à ceux de Jérusalem, ceux qui a­vaient accompagné Jésus, et qui étaient tous de bons Juifs pieux, respectueux de notre Loi. Entre eux et Paul a éclaté une terrible bagarre.

‑ Tu en conclus donc qu'il s'est adressé aux Hellènes parce qu'il a été repous­sé par les Juifs ?

‑ Je ne conclus rien, je ne fais‑que constater.

‑ Soit. Mais le vrai problème, pour revenir à la question que tu posais toi­-même tout‑à‑l'heure, c'est de comprendre pourquoi les Hellènes ont cru quand Paul leur a parlé, alors que les Juifs n'avaient pas cru. D'autant plus que le Messie, a priori, ça ne leur disait rien, aux Hellènes.

‑ Mais Paul ne leur parlait pas du Messie ! Il se contentait de leur dire que Jésus était mort et ressuscité comme leurs Attis, Adonis ou Osiris. As‑tu remarqué que la passion et la "résurrection" chrétiennes se situent exactement au mo­ment de celles d'Attis ?

Je me souvins des Hilaria de Rome, quand j 'y étais arrivé avec Claudien.

- Je ne l’ avais pas remarqué, dis‑je. Ce que j’ avais noté, c’ est que la naissan­ce de Jésus est célébrée aujourd’ hui, jour du solstice d ' hiver, où les fidèles de Mi­thra plaçaient la naissance de leur Dieu. La résurrection, elle, les récits évan­géliques la placent au moment de votre Pâque; si elle a lieu au même moment que celle d'Attis, ce n'est peut‑être qu'une coïncidence.

‑ Je n'en suis pas si sûr.

‑ Mais que veux‑tu me prouver ? Que les Chrétiens se sont inspirés des Hellènes autant que de vous ?

‑ Beaucoup moins. La Bible, c'est quand même bien à nous qu'ils l'ont volée.Les trois quarts de ce qu'ils croient vient de nous. Mais il est vrai qu'ils ont emprunté beaucoup de choses aussi aux Hellènes. A commencer par l’apothéose. L' i­dée de faire d’ un homme un Dieu ne vient pas de nous, tu t’en doutes ! Ce que je voulais te dire, c'est que Saül avait séduit les Hellènes en leur tenant un tout autre langage que celui qu'il tenait aux Juifs et en faisant d'énormes conces­sions à leurs croyances ildolâtriques.

‑ Tu as sans doute raison, mais ça n'explique pas tout. Ca n'explique pas, com­me tu le disais tout à l’heure, que les Chrétiens aient conquis le monde et que l’Hellénisme se soit effondré. Je pense, moi, que le responsable, ce n’est pas Paul mais Constantin et, plus encore peut‑être, Théodose. C’est Constantin qui a fait de la prédication de Paul la religion officielle de l’Empire et c’est Théo­dose qui a interdit toutes les autres, à l’exception de la vôtre. Du moins pour le moment.

‑ Soit, mais je ne regrette pas ‑ tu dois bien t 'en douter ‑ la disparition de l'idolâtrie.

‑ Tu avais moins à te plaindre des idolâtres que des Chrétiens.

‑ Je te l'accorde.

Nous étions arrivés dans l'île, terre basse, aride, sans un arbre ni un buisson et qui se termine, du côté du large, par quelques salines. Nous marchions sur le rivage en direction de la tour et je pensais aux héros homériques :

Ils longeaient sur ses bords l'assourdissante mer

Mais, loin d'être assourdissante, la mer, ce jour‑là, ne poussait sur le sable et les rochers que d'inoffensives vaguelettes dont on entendait tout juste, à intervalles réguliers, le murmure berceur. Je repensais à tout ce que m'avait dit Ar­chias :

‑ Tu sais, repris‑je, que les Hellènes ne sont pas plus indulgents pour vos é­crits que pour ceux des Chrétiens. Porphyre, par exemple, leur fait tout autant d'objections. Par exemple, il démontre, preuves à l'appui, que tous les livres de Moise ont brûlé avec le Temple et que ceux que vous lui attribuez aujourd'hui ne sont pas antérieurs à Esdras : ils n'ont donc aucune chance d'être la parole de Dieu révélée à votre prophète. Autre exemple qui me revient : il explique que la soi‑disant prophétie attribuée à Daniel n'est qu'un faux de l'époque d'Antio­chus Epiphane. Les critiques des philosophes hellènes contre la création et la fin du monde s'appliquent à vous autant qu'aux Chrétiens, et pour cause puisque c'est à vous que les Chrétiens ont emprunté ces croyances. Je me souviens aussi des arguments de Julien affirmant que les récits de votre Genèse et de votre E­xode sont aussi "absurdes" comme il dit, que ce que vous appelez les "fables" helléniques.

‑ Je crois que ce monde a été créé, je crois qu'il aura une fin. Pour le reste, ce n'est pas à toi que j'apprendrai, j'espère, que les "fables" helléniques ne doivent pas être prises au pied de la lettre mais interprétées allégoriquement. Les nôtres aussi, évidemment : sur ce point‑là, je suis d'accord avec Philon..

‑ Me permettras‑tu de te demander si tu crois vraiment à ce Messie que vous ê­tes censés attendre ?

‑ J'y crois, mais pour des raisons qu'il t'est probablement impossible de com­prendre. D'abord je crois que notre Livre contient effectivement la parole de Dieu, quoi que prétende ton Porphyre. Et puis je crois à l'élection de mon peuple. Je crois donc qu'un jour, le "jour du Seigneur", comme dit notre prophète Amos, quand il aura expié toutes ses fautes, mon peuple sera restauré.

- Mais là‑dessus aussi, tu connais les objections : que signifie cette incompré­hensible idée d ' "élection" ? Pourquoi ce petit peuple et pas les autres ? Pourquoi Dieu, s'il est le Dieu de tous, a‑t‑il laissé les autres peuples dans lignorance de sa volonté ? Pourquoi, s'il est le seul "vrai" Dieu, les a‑t‑il laissés adorer de "faux" Dieux ?

‑ Toute notre histoire prouve notre élection. Je te mets au défi de la compren­dre, et peut‑être même de comprendre l'histoire du monde tout entier, si tu n'ac­ceptes pas cette idée. Sur ce point, tu n'ébranleras pas mes convictions.

‑ Cette idée d'intervention de Dieu dans l'histoire humaine est aussi incompré­hensible pour un Hellène que l'idée chrétienne de l’ "incarnation". Et votre Mes­sie...

‑ Je crois que le Messie viendra mais je ne me risquerai à te dire ni quand ni comment. Arrivera‑t‑il monté sur un âne, comme dans la prophétie de Zacharie, ou sur les nuées du ciel, comme semble l'annoncer Daniel ? Je n'en sais rien.

- Ou crucifié, comme le disent les Chrétiens qui se réfèrent, si je ne me trompe, à votre Isale

‑ Absurde ! Le "Serviteur" dont parle Isaie, n'a rien à voir avec le Messie. C’est le peuple juif qui est désigné sous ce nom par le Prophète. Admets que nous som­mes tout de même plus compétents que les Chrétiens pour comprendre notre propre livre ! Non, crois‑moi : le Messie n'est pas encore venu. Sinon, nous n'aurions pas vu tout à l'heure, au théâtre, ce que nous y avons vu : le règne du Messie se­ra le règne de la fraternité entre les hommes. Il y a même des rabbins qui disent que, lorsque cette fraternité règnera partout, ce jour‑là, le Messie sera venu. Quand viendra‑t‑il ? Je l'ignore. Certains disent qu'il faudra d'abord que nous soyons tous rassemblés sur la terre de nos ancêtres : auquel cas, sa venue n’ est pas pour demain. D'autres prétendent que lorsque le monde entier sera aux mains des "hérétiques", cette venue sera proche : dans ce cas, elle est imminente. Il y en a, parmi nous, qui ont des théories plus surprenantes encore. Moi, je ne prétends pas le savoir.

‑ Je suis étonné, dis‑je, que quelqu'un d'aussi lucide que toi quand il s'agit des croyances chrétiennes, puisse l'être si peu quand il est question des vôtres.

‑ Ton étonnement ne m'étonne pas : tu ne peux me comprendre.

Nous étions arrivés au pied de la tour. Devant nous, sur son îlot rocheux , à peine battu ce jour‑là par une mer presque immobile, se dressait l'énorme base carrée sur laquelle repose le second étage octogonal qui supporte la haute cons­truction arrondie au sommet de laquelle, tous les soirs à la tombée de la nuit, on allume le brasier géant qui éclaire la mer. Le murmure régulier des vagues rythmait seul le lent écoulement du temps. Les appels sonores des matelots dont les navires manoeuvraient dans le grand port, soulignaient, plutôt qu'ils ne le trou­blaient, le silence de cette fin d'après‑midi d'hiver. Sur la mer, calme comme un lac, on n'apercevait que quelques voiles à l'horizon. Nous étions au jour le plus court de l'année : bientôt la nuit allait descendre sur lîle, sur le port, sur la ville, et le sommet,de la tour allait s'éclairer. Nous avons repris lente­ment la direction de l'Heptastade.

Je repensais à notre conversation : j'étais peut‑être la seule personne à Alexandrie à n'être d'aucun parti. Je n'étais ni Chrétien ni Juif. Je n'étais même pas Hellène puisque l'Hellénisme n'existe plus. Eût‑il encore existé, d'ail­leurs, comme l'ancienne religion des Indiens après la prédication du Bouddha, je m'en serais probablement détourné aussi, à la différence d'Hypatie et de quelques autres. En somme, je n'étais rien : j'avais toujours vécu en marge, dans un absolu détachement. Devais‑je m'en faire gloire ou en avoir honte ? Je fi­nissais par ne plus le savoir.

‑ Il y a des fois, dis‑je à Archias, où je t'envie, toi qui sais de quel bord tu es, qui as des convictions, des certitudes, des espérances, qui es parfaitement intégré à ta conmunauté, à ton peuple... Cela doit être exaltant.

- Exaltant" n'est surement pas le mot que j'emploierais, répondit Archias. Je dirais tout simplement que c'est utile, peut‑être même indispensable. Je me sou­viens d'avoir lu dans ton Discours autobiographique : "Il faut bien être de quelque part si l'on veut faire quelque chose. " Je suis de cet avis, mais je ne donnerais pas à ta formule un sens étroitement géographique : il faut appartenir à un pays, à une ville, certes, mais sans doute aussi à une cité spirituelle. Tout homme a besoin de racines au sens le plus large de ce mot.

‑ C’ est ce que je n’ aurai jamais, surtout s’il s’ agit de ces racines que tu ap­pelles "spirituelles". J'ai depuis longtemps renoncé au confort des certitudes. En cela je suis anachronique et je le sais : j'en ai pris mon parti.

‑ Je me demande même si, au fond de toi‑même, tu n’ en tires pas une grande fier­té.

‑ Je ne le crois pas, mais, quand je pense à ce que seront peut-être les siècles futurs, il m’arrive de me demander si mon anachronisme ne vient pas tout simple­ment de ce que je suis en avance sur notre époque.

‑ C'est bien ce que je voulais te dire.

La nuit tombait sur Alexandrie quand, au bout de l’Heptastade nous parvînmes sur les quais. Au loin, sur notre gauche, le brasier flambait au sommet de 1a tour.