30.9.04



Deuxième partie

A L E X A N D R I E




D’Eumène, à Alexandrie, au Sénateur Zénon, à Constantinople.


Il y a près de quatre ans, quand je vous ai fait, un soir, chez Pylémène, le récit de ma vie que tu m’avais, comme lui, demandé avec insistance, je n’ai pas pu te laisser le texte de mon Discours autobiographique. Je vous avais alors ra­conté, tu ten souviens, comment l'unique exemplaire que j'en possédais avait été emporté par les licteurs du Consulaire de Bithynie le jour où ils étaient venus perquisitionner chez moi à Chalcédoine. Le même sort avait d'ailleurs été réservé aux copies uniques que je gardais de mes livres non publiés, c'est‑à‑dire de mon Antée et de mes Dialogues des Sages, ainsi qu'aux copies de mes lettres. De mon Autobiographie, seul un exemplaire destiné à mon ami Archias d'Alexandrie, et qui était tout prêt pour l'expédition, avait échappé à la vigilance des licteurs. C'est cet exemplaire que j'utilisai, ce soir‑là, pour ma lecture chez Pylémène, a­vant de l'envoyer a son destinataire.

Quand je suis arrivé ici, après mon bannissement de Constantinople, j'ai mis mon Paeonide au travail : je lui ai fait faire des copies de toutes les oeu­vres qui m'avaient été dérobées, d'après les exemplaires qu'en possédait Archias. Je t'envoie donc aujourd'hui l'Autobiographie que vous m'aviez entendu vous lire ce soir‑là, mais tu constateras que je l'ai considérablement allongée. Une secon­de partie, contenant quatre nouveaux livres, a vu le jour Cette seconde partie, je te l'ai dédiée, cher Zénon, comme je l'avais fait de la première, car je n'i­gnore pas que c'est à toi que je dois d'être ici et d'avoir pu continuer la rédac­tion de cette oeuvre en toute tranquillité.

C'est une idée bien dangereuse, décidément, que vous m'avez donnée quand vous m'avez suggéré de me raconter moi‑même : quand on a commencé à parler de soi il devient difficile de s'arrêter. J'ai donc fait comme Libanios, que Pylémène m'avait cité en exemple un soir, chez toi : j’ai repris mon récit et je l’ai complé­té. La première partie s 'arrêtait à la mort de Cynthia et de mon fils, il y a cinq ans. Dans la seconde, je raconte ce qui s 'est passé depuis. Tu recevras donc en même temps le début et la fin de l'ouvrage. La fin ? Fin toute provisoire, proba­blement. Il se pourrait bien que j'y ajoute, dans l'avenir, une troisième partie, voire même que ce récit devienne un jour, comme celui de Libanios (toujours lui), une sorte de "journal" que je reprendrai chaque fois que j'aurai à noter quelque chose qui me semblera intéressant sur moi‑même ou sur ce qui se passera dans le monde qui m'entoure.

Depuis que, à votre demande, j'ai commencé à parler de moi, j'ai l'impres­sion que ce livre, toujours à reprendre tant que ma mort n’ y aura pas mis un point final, est devenu pour moi comme l'étang dans lequel se mirait Narcisse : je ne peux plus m’ en détacher. Je dois même prendre garde : il m’ arrive de ne plus voir les événements qu'à travers le futur récit que j'en ferai, de ne plus parler, de ne plus vivre qu'en pensant au futur passage que cela donnera dans mon livre. J'en viens parfois à me reprocher de mêtre lancé dans cette entreprise : si je m'y a­bandonnais totalement, ma vie finirait par devenir une sorte de rôle que je me jouerais à moi‑même.

Je suis d'ailleurs passablement déçu : au début, je pensais mettre en pra­tique la maxime que Socrate avait empruntée au temple de Delphes, et je m'aperçois au contraire que, plus je me raconte, et moins je me connais. A force de fixer sa propre image, la vue se brouille. Peut‑être n'en va‑t‑il pas de même pour ceux qui me lisent : j 'ai été frappé, à mon retour ici, voilà trois ans passés, de consta­ter que mon pauvre ami Archias dont la présence aujourd'hui me manque tant, m'ap­prenait sur moi‑même, grâce probablement à la lecture de mon livre, des choses dont je n'avais pas personnellement pris conscience.

C'est te dire combien je tiens au jugement des quelques amis surs et dis­crets à qui cet ouvrage est destiné. Tu en fais, évidemment, partie. C'est pour toi, c’est pour Sura, c'est pour Archias que j'écris, plus que pour moi‑même. Car il faut être honnête : on n'écrit jamais que pour les autres, même quand on parle de soi. Marc‑Aurèle, sur ce point, s'est trompé, en toute bonne foi probablement, quand il a intitulé son livre Pensées pour moi-même. Si je voulais même être tout-­à‑fait sincère, j’ avouerais qu’ il y a surement au fond de moi quelqu’ un qui espè­re que le miracle se produira et que, si telle est la volonté du destin, un exem­plaire de ce livre parviendra jusqu'à la postérité, que j'aurai dans l'avenir des lecteurs et qu'ils me sauveront de la mort définitive, si du moins les siècles futurs sont plus accueillants pour des gens comme moi que celui où nous vivons.

A la liste des destinataires que tu viens de lire, Sura, Archias et toi, tu constateras, comme je le constate moi‑même, que je n'ai pas ajouté le nom d'Hy­patie qui m'est pourtant si chère. Ce n'est pas le moindre des nombreux mystères et des incessantes contradictions que je découvre en moi : je n'ai jamais fait li­re à cette femme mon Discours autobiographique. Je pense même qu'elle ignore l'existence de ce livre où elle occupe pourtant une si grande place. Quelque chose me retient de le lui faire connaître; je ne cherche pas à me l’expliquer à moi‑même.

Dans l'immédiat, je te demande de réserver au petit groupe de mes vrais a­mis de Constantinople la lecture d'un ouvrage dont la seule première partie m'a déjà valu tant de déboires.

Réjouis‑toi.



AUTOBIOGRAPHIE D’ EUMENE (Deuxième partie)



- VIII -


J'entreprends la deuxième partie de mon Discours autobiographique quatre ans, presque exactement, après avoir achevé la première. Il me semble qu'il y a quatre siècles : que d'événements depuis ! La première partie, je l'avais rédigée sous le ciel changeant de Chalcédoine, bercé par les flots de la Propontide dont les vagues éclataient, sous mes fenêtres, contre la digue du port. Aujourd'hui, c'est à nouveau la rumeur sourde d'Alexandrie qui bourdonne à mes oreilles, et l'é­ternel soleil d'Egypte brille à nouveau dans un ciel sans nuage.

Je sais très bien que ma vie a basculé le jour où, à Constantinople, je suis allé transmettre les revendications des émeutiers exaspérés par la disette, aux maîtres du Palais sacré qui s'avançaient dans leur direction. Comme tu me l'as dit le soir même, mon cher Zénon, ou bien c'est de sa répression que j'ai frustré Anthémios ce jour‑là, ou bien c'est de sa clémence. Il était probable et prévisi­ble qu'il ne me pardonnerait pas mon initiative qu'il prendrait sans doute (ou af­fecterait de prendre) pour de la complicité, probable aussi que mon ennemi Troïle, son conseiller le plus écouté, se chargerait à tout moment de la lui rappeler. J'en eus confirmation d'abord par toi grâce aux indiscrétions que tu avais pu saisir, et surtout le jour où je découvris ma maison perquisitionnée : les copies de mes lettres et de mes livres non publiés, à commencer par l'Autobiographie, four­nissaient à mes ennemis beaucoup plus de preuves qu'ils n'en avaient besoin pour m’accabler. A vrai dire, j'étais suspect depuis longtemps, exactement depuis que j'avais inauguré la série de mes Discours publics qui faisaient de moi le représen­tant le plus en vue des "Hellènes" de la capitale. Mon intervention, le soir de l'émeute ne fit qu'aggraver mon cas, mais elle l'aggrava considérablement. Après la perquisition, je sus que j'étais condamné. Aussi, me sachant de toute façon per­du, je me jetai en quelque sorte dans la gueule du monstre : mon Panégyrique de Rcme, au lendemain du sac de la ville, était intolérable pour les maîtres de l'heu­re. Je le savais. J'avais délibérément choisi de les provoquer. Je ne tardai pas à en subir les conséquences.

Un matin donc, les sbires du Préfet de Bithynie, ceux‑là mêmes peut‑être qui étaient venus perquisitionner quelques semaines plus tôt et qui avaient mena­cé mon Paeonide de la torture, firent irruption chez moi et m'emmenèrent sans mé­nagement jusqu'au prétoire du Préfet où je fus chargé de chaînes et jeté dans un cachot. Je n'ignorais pas que le Préfet de Bithynie, Chrétien fanatique et courti­san servile, me haïssait et que je n'avais à attendre de lui aucune indulgence. J’appris bientôt qu'à la suite d'une intervention faite en ma faveur en très haut lieu et qui, je le compris vite, ne pouvait venir que de toi, cher Zénon, j'étais autorisé à plaider ma cause dans la capitale, devant le Préfet du Prétoire en per­sonne : je t'avoue que, sur le moment, je ne vis pas, compte tenu des sentiments que nourrissait Anthémios à mon égard, ce que j'avais à y gagner. Mais je me ren­dis compte par la suite qu'il devait y avoir derrière tout cela un petit complot dont l'âme était probablement ton fils Cléomène, le plus brillant de mes élèves et mon "coryphée".

Je fus donc conduit au Zeuxippe. Je me vois encore dépouillé de mes vête­ments par les soldats dans un des vestibules des thermes. Ils ne me laissèrent qu'un chiffon noué autour des reins et passé entre les cuisses. Je me revois m'a­vançant, les mains liées derrière le dos, dans l'immense et magnifique galerie de marbre, entre les deux rangées de statues au pied desquelles se pressait une foule soudain étrangement silencieuse sur mon passage. D'après les regards qui con­vergeaient vers moi, j'interprétai ce silence comme exprimant de la compassion beaucoup plus que de la réprobation J’ entendis même quelques cris d’encourage­ment. C'est alors que je reconnus Cléomène entouré de tous mes élèves. Plus loin j'aperçus Ammonios et Helladios et, autour d'eux, les auditeurs habituels de mes Discours. A quelque distance de là, je crus reconnaître un des pauvres diables affamés avec lesquels j'avais parlé sous un portique de la Rhégia, le soir de l'é­meute, avant d’ aller transmettre leurs revendications au Comte des Largesses sa­crées ainsi qu'aux illustres personnages qui l'entouraient. Je sus dès lors que cette foule était composée, pour l'essentiel, de gens que Cléomène, Helladios et Ammonios ‑ ainsi que d'autres sans doute ‑ avaient fait venir, qu'elle m'était donc favorable, et c'est alors que je compris que mon transfert à Constantinople n'avait sans doute pas été demandé sans intention. Je n'en fus d'ailleurs pas moins surpris par la suite des événements.

Je me dirigeais vers le fond de l'immense galerie où trônait sur une es­trade Anthémios en personne. Pour respecter la fiction qui continue à faire de la Préfecture du Prétoire, comme au temps jadis, une fonction militaire, il por­tait la chlamyde et l'épée au côté. Il cherchait aussi, manifestement, à se don­ner un air impressionnant. De chaque côté de la haute estrade où il siégeait, se tenaient les mastigophores, armés de leurs terribles fouets, et je me dis que j'allais sans doute passer un très mauvais moment. Je pensais à Hiéroclès, le philosophe pythagoricien, qui, peu de temps auparavant, s'était trouvé dans la même situation que moi, sous le même chef d’inculpation : l’"hellénisme". Je n’ étais pas sûr d'avoir son courage ni la présence d’ esprit qui lui avait permis de citer Ho­mère en jetant à la figure du préteur un peu de son sang recueilli dans le creux de sa main. Pour ma part, je souhaitais seulement pouvoir rester digne sous les coups. Qui me garantissait que la douleur ne me ferait pas gémir, me plaindre, pleurer, supplier peut‑être, voire promettre d'abjurer l'hellénisme, sous les yeux de tous mes amis atterrés ? En approchant d'Anthémios qui me regardait venir en me scrutant d'un étrange regard où je crus lire de l'étonnement plus qu'une véritable haine, je ne songeais donc qu'à rassembler tout ce que je pouvais trouver en moi de courage.

‑ Eh bien, me dit le Préfet du Prétoire, tu vois dans quelle situation tu t’ es mis ?

‑ Certes, dis‑je, je suis un homme. Je suis donc comme tous les hommes sujet au revers de la Fortune. Je ne demande aucune indulgence. Rends à mon égard la sen­tence qui te paraîtra juste.

‑ J’ ai, reprit Anthémios, la preuve que tu es un Hellène et un impie. Le recon­nais‑tu ?

‑ Je suis un Hellène, il est vrai, mais je ne sache pas que ce soit un chef d ' ac­cusation, et je ne considère pas que ce soit une impiété. Je pense même le contraire.

C'est à ce moment‑là que quelqu’un, très loin derrière moi, au fond de la vaste galerie, lança d’ une voix forte : "Gloire à l’Empereur Théodose ! " Sur le moment, je ne réalisai pas ce qui se passait et c'est seulement les jours suivants, en repensant à tout cela, que je compris que ce cri devait être le signal convenu. Toujours est‑il que la foule, jusque là muette, se rua vers moi bruyam­ment de tous les côtés à la fois et m'arracha littéralement à l'endroit où je me trouvais. Les gardes débordés ne purent s'opposer à l'énorme masse humaine qui m'entourait et qui me fit parcourir en sens inverse toute la galerie, cependant que, derrière moi, on me détachait les mains. Dehors, l'éclatant soleil du début septembre illuminait l'Augusteon. Je traversai la place littéralement porté par la foule, sans comprendre où l'on m'emmenait. Nous passâmes entre la Grande Egli­se et le Sénat qui, tous deux, avaient été incendiés pendant les émeutes qui suivi­rent l'exil de Jean Chrysostome et dont la restauration n'était pas achevée. Sur les échafaudages, les tailleurs de pierres et les maçons avaient interrompu leur travail et regardaient le bruyant cortège qui se dirigeait vers le Baptistère qui, lui, n'avait pas brûlé.

A l’ intérieur, je fus brusquement aveuglé, comme au Zeuxippe, par l’om­bre qui régnait dans cet édifice et saisi par la fraîcheur du lieu. Comme j’étais toujours nu depuis qu'on m'avait déshabillé à mon arrivée aux Thermes, rien n'empêchait que je fusse tout de suite poussé dans la piscine. Un individu que je ne connaissais pas m'y accompagna après avoir retroussé sa tunique repliée dans sa ceinture, tandis que la foule, massée autour de nous sur les bords, nous dominait de haut.

‑ Eumène d'Oxyrhynque, claironna le curieux officiant, crois‑tu en un seul Dieu père tout‑puissant, créateur des choses visibles et invisibles ?

‑ Il y croit !, hurla la foule.

Je sentis mes épaules et ma tête poussées par des bras puissants. J'eus à peine le temps de prendre ma respiration : déjà j'étais entièrement immergé. J'en sortis ruisselant pour entendre la suite :

‑ Crois‑tu en Jésus‑Christ, Fils de Dieu, seul engendré du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, engendré mais non créé, de la même substance que le Père, par qui tout a été créé dans le ciel et sur la terre, qui est descendu du ciel pour nous et pour notre salut, s'est incarné, s'est fait homme, a souffert, est ressuscité le troisième jour, est monté aux cieux d'où il viendra juger les Vivants et les Morts ?

Nouveau hurlement de la foule et nouvelle immersion.

‑ Crois‑tu au Saint Esprit ?

‑ Il y croit !

Pour la troisième fois, on me poussa la tête sous l’eau. Puis je fus his­sé sur les bords où je reçus l’onction rituelle et l’ imposition des mains. Mes vêtements, miraculeusement retrouvés, me furent rendus. Puis, toujours entouré de la foule qui, maintenant, chantait des hymnes chrétiens, je me retrouvai sur les quais du Prosphorianos, puis sur un bateau où se trouvait Paeonide, mon tachygra­phe, qui, je le sus quand nous eûmes pris la mer, avait supplié ton fils Cléomène qu'on lui permît de m'accompagner partout où l'on memmènerait et qui avait pris soin d’emporter mon argent ‑ il n'y manquait pas un solidus‑ et tout ce à quoi je tenais, en particulier mes livres.

Ce bateau était en partance pour Alexandrie et vous aviez obtenu du pilo­te ‑ à prix d'or, je le suppose ‑ qu'il m'y conduisît. De la poupe du navire, je regardais s'éloigner Constantinople où j'avais vécu quatorze ans et où je lais­sais les dépouilles de Cynthia et de mon jeune fils Alexandre. Nous passâmes au large de Chalcédoine et je pus apercevoir les fenêtres de ce qui avait été mon habitation pendant de si longues années. Et pourtant, compte tenu de la multiplicité des événements que j'avais vécus et de l'intensité des émotions que j'avais é­prouvées depuis quelques jours et surtout depuis quelques heures, j'avoue que je ne pensais guère à autre chose qu'à la chance exceptionnelle que j'avais eue de m'en tirer à si bon compte. J'étais condamné au bannissement, mais j'avais échappé à l'horrible flagellation. Comme j'aurais, de toute façon, ainsi que Hiérocles avant moi, subi le premier de ces châtiments, mais que j'avais, grâce à vous, évité le second, je pouvais considérer que je m’en sortais avantageusement et, aujourd'hui encore, trois ans plus tard, je vous en suis infiniment reconnaissant.

*

Après quelques jours et quelques nuits de navigation, le bateau fit esca­le à Smyrne, très grande ville qui, après avoir été détruite par un tremblement de‑terre, avait été magnifiquement reconstruite sous l'Empereur Marc‑Aurèle, à la suite de l'éloquente intervention du rhéteur Aelius Aristide. Sur la superbe agora entourée de portiques à étages, je contemplai avec émotion les statues des Olympiens. Présence si insolite qu'on aurait pu croire que rien navait changé depuis l'époque glorieuse de l’Empereur‑philosophe.

Mais c'est Ephèse que je voulais visiter : je tenais à voir l'Artémision, une des sept merveilles du monde, et, en y mettant le prix, je réussis à obtenir du pilote qu'il fît un détour et une escale dans cette ville dont le port, qui est en cours d'ensablement, a beaucoup perdu de son importance d'autrefois. Elle aussi avait souffert jadis d'un tremblement de terre, mais elle aussi avait été remise à neuf sous les Empereurs successifs, de Tibère à Hadrien. Malheureusement comme Athènes et comme tant d'autres villes de l’Empire, Ephèse connaissait le déclin provoqué par la grande crise qui a commencé il y a deux siècles. Comme à Athènes, on avait construit ici une enceinte beaucoup plus étroite que celle d'autrefois, pour laquelle on avait d'ailleurs utilisé massivement les pierres du vieux mur, de sorte qu'ici aussi d'anciens quartiers d'habitation étaient de­venus des terrains vagues parsemés de ruines. Les portes de la muraille démolie continuaient à se dresser au milieu des herbes folles. Cependant sous les porti­ques de la magnifique rue qui conduit du port à la haute façade du théâtre, s'é­coulaient des foules gaies et insouciantes, comme si les beaux jours d'autrefois étaient revenus. Le soir, cette rue, comme la plupart des autres, était éclairée par des torches qu'on allumait à la tombée du jour et les heureux Ephésiens pro­longeaient leur promenade tard dans la nuit.

Pourtant Ephèse était devenue maintenant une des villes les plus chrétiennes de l'Orient. Ici comme partout, les temples des Dieux étaient désaffectés. J'en vis un hors de l'enceinte, qui avait été transformé en église et où des prêtrès chrétiens montraient le tombeau de l'évangéliste Luc. Perchée sur une acro­pole qui dominait lArtémision, une autre église, récemment construite, abritait le tombeau d'un autre évangéliste, Jean, lequel, dit‑on, aurait accompagné ici Ma­rie, la mère de Jésus, dit le "Christ". Des moines faisaient visiter, dans les en­virons de la ville, la maison où elle était censée avoir vécu. Mais le lieu de pélerinage qui attirait le plus les foules chrétiennes, c'était, non loin de là, une grotte où des charlatans en robes de bure montraient les tombes de sept pré­tendus martyrs. Ils racontaient que sept jeunes Ephésiens s'étaient réfugiés dans cette grotte au temps de la persécution de l'Empereur Décius, qu'ils y avaient été emmurés vifs, s'y étaient endormis pendant un siècle et demi, et venaient de s’y réveiller tout récemment, à notre époque, avant d'y mourir d'une mort cette fois définitive. Je vis avec tristesse des files de pélerins crédules marmonner des prières et baiser les pierres tombales de ces soi‑disant miraculés.

Au milieu de tous ces lieux de culte chrétiens, tu imagines facilement dans quel état pouvait être l'illustre Artémision qui, depuis la nuit des temps et jusqu'à Constantin, avait été le temple le plus vénéré de toute l'Asie. On vi­sitait ses ruines à six ou sept stades de la ville : elles se dressaient sur une haute plateforme, au pied de la colline pelée dont le sommet porte aujourd'hui l'église dédiée à "St Jean". L'ancienne voie sacrée qui y mène traverse la nécropole d'Ephèse et chemine donc à travers les sarcophages et les monuments funéraires. Le temple d'Artémis, la Vierge divine, me parut beaucoup plus ruiné que celui de son frère Apollon que j'avais vu à Delphes : plus de portes, plus de toiture. Le chef d'oeuvre n'était plus qu'une carrière de pierres où chacun venait s'approvi­sionner en matériaux de construction. Pourtant la prodigieuse forêt de ses cent magnifiques colonnes était toujours en grande partie debout. Pas pour longtemps sans doute : évêques et empereurs ne tarderont surement pas à les utiliser pour la construction de leurs églises. Naturellement les statues des frontons avaient été brisées, la plupart des reliefs des métopes arrachés et il ne restait plus rien de la profusion de trésors dont regorgeait autrefois le naos du temple.

En parcourant ce péristyle jonché de débris de pierres, de tuiles, de poutres, de fragments de statues, je n'oubliais pas que cette ruine n'était pas cel­le de l'édifice primitif qu'avait autrefois parachevé Crésus. Il avait été, depuis, plusieurs fois détruit et reconstruit, par exemple après l'incendie allumé par Erostrate. C'est à ce "fou", comme on le qualifie généralement, que je pensais a­vant de reprendre le chemin de la ville en contemplant une dernière fois la car­casse de ce qui avait été une des merveilles du monde. Quand on lui avait deman­dé la raison de son crime, Erostrate avait simplement répondu qu'il avait voulu que son nom passât à la postérité. Après son exécution, les magistrats d'Ephèse et les prêtres de l'Artémision avaient donc interdit, sous peine de mort, que le nom d'Erostrate fût écrit ou même prononcé. Châtiment suprême pour cet inconnu qu avait tout misé sur son acte sacrilège, mais châtiment qui ne fut pas exécuté puisque son nom est parvenu jusqu'à nous et continuera, j'en suis sûr, à être ci­té par les générations futures.

Ceux qui, un jour peut‑être, liront mon livre., me pardonneront‑ils si j'exprime ici toute la pitié que m'inspire ce triste héros ? Son obstination folle, farouche, insensée, à ne pas disparaître à jamais, fût‑ce au prix d'un acte absur­de, oserai‑je écrire que je la comprends ? Pour moi qui ne crois plus guère qu'à l'immortalité que confèrent l'Histoire et la mémoire des hommes, Erostrate incar­ne le désespoir exemplaire de l'homme qui n'accepte pas le scandale de sa mort. On dit qu'il mit le feu à l'Artémision le jour même où naquit Alexandre le Grand ; je rêvais à cette coïncidence en revenant lentement à Ephèse par le chemin qui traverse la nécropole. Erostrate et Alexandre ! L'un est parvenu à l'immortalité en détruisant l'empire des Perses, l'autre le temple d'Ephèse, Alexandre en con­quérant le monde, Erostrate en anéantissant l'une de ses merveilles.. Héros légen­daire, héros dérisoire ... Ne viendra‑t‑il pas un jour où, dans l'immense firmament de l'Histoire, on ne distinguera plus l'éclat de ces deux astres ?

*

Nous reprîmes la mer, puis, après une ultime escale à Rhodes, notre navi­re aborda la longue traversée vers l'Egypte. Un matin, avant le lever du jour, de­bout à la proue dans le vent qui me fouettait le visage, j'aperçus une lueur loin­taine et fragile au ras de 1'eau : "La tour de Pharos", me dit le pilote. Mon coeur battit plus vite : Alexandrie ! Dois‑je l'écrire ? C'est à la Divine que je pensai d'abord et, à cet instant, je sus que je n'avais jamais cessé de l'ai­mer.

Le jour se leva, la lanterne de Pharos s'éteignit et la silhouette à trois étages de la tour de Sostratos de Cnide, se précisa sur l'horizon plat. Je pen­sais au soir où, seize ans plus tôt, pelotonné à côté de Claudien, j'avais vu cet­te même lanterne s'allumer puis disparaître dans la nuit. J'approchais maintenant de la quarantaine. Ma vie pouvait‑elle encore recommencer ?

Le bateau contourna la pointe de l’ île de Pharos, passa au pied de la tour, pénétra dans le port encombré d’ innombrables embarcations, et vint juste s'amarrer sous l'esplanade du Caesareion dominée par les deux obélisques dressés devant 1'ancien temple construit par Cléopâtre et devenu celui du culte impé­rial. La brume matinale se levait. Où aller ? Je n 'hésitai pas un seul instant etje me dirigeai tout de suite chez Archias. Il y avait foule devant le Caesareion: c’ était dimanche, je l’avais oublié. Un petit homme à tête de rapace descendait les marches de l'ancien temple de Rome et des Césars devenu la "Grande église" d'Alexandrie : Théophile. Il me fit l'effet d'un mort ambulant avec sa démarche hésitante et son regard fixe au fond d'orbites creusées par la maladie... La der­nière fois que je l'avais aperçu, c'était à Chalcédoine quand il était venu présider le synode qui avait déposé Jean Chrysostome. En quelques années, Théophile, manifestement atteint par un mal incurable, était devenu presque méconnaissable. Il s'appuyait sur un homme d'âge mûr, mais d'une grande prestance et qui parais­sait si populaire que je me demandai si ce n'était pas à lui qu'allaient les ap­plaudissements de la foule chrétienne. A côté de moi j'entendis quelqu'un citer son nom et parler de lui comme du successeur probable de l'évêque : il s'agissaitde Timothée, le chef des diacres d'Alexandrie.

Dans le quartier Delta, par contre, c'était un jour ordinaire : le sabbat était terminé depuis la veille au soir; les jardins qui entourent la grande syna­gogue étaient déserts, mais une intense animation régnait dans les rues : toutes les boutiques étaient ouvertes et les Juifs vaquaient à leurs occupations.

Quand j'entrai chez Archias suivi de Paeonide qui portait les moins encom­brants de mes bagages ‑ j'avais laissé les plus lourds dans un entrepôt du port­- je vis, en conversation avec deux hommes que je ne connaissais pas, quelqu'un qui lui ressemblait comme un mauvais portrait ressemble à l'original; se pouvait‑il que le garçon mince et svelte d'autrefois fût devenu cet homme grisonnant à la silhouette lourde et aux traits empâtés ? On aurait dit son père et je pensai : "Nous voilà devenus des vieux". Je devais avoir changé tout autant que lui car, au premier coup d'oeil qu'il jeta dans ma direction, il ne parut pas me reconnaître. Puis son regard revint vers moi, il écarquilla les yeux, quitta ses deux interlo­cuteurs ‑ des fournisseurs, sans doute, ou des prêteurs, probablement Juifs com­me lui ‑ et s'avança :

‑ Je ne rêve pas ? me dit‑il. C'est toi, Eumène ?

- Tu ne rêves pas : j'arrive de Constantinople. J'ai été banni.

Archias rejoignit ses deux coréligionnaires, les pria de repasser le lendemain, puis, après m'avoir fait traverser toute sa belle demeure située sur une hauteur du quartier juif, il me conduisit jusqu'à la terrasse dont je me souve­nais et d'où l'on jouit d'une si belle vue sur le grand port et sur les palais du cap Lokhias. Là, je pouvais me croire revenu seize ans en arrière.

‑ Pour commencer, me dit‑il, veux‑tu manger quelque chose ?

‑ Je ne refuse pas.

Archias fit signe à un esclave que Paeonide, affamé comme moi, suivit aux cuisines avec empressement et qui revint presque aussitôt chargé d'un grand plateau d'argent couvert de nourriture.

‑ Et maintenant, assieds‑toi, mange et raconte.

Tout en mangeant, je résumai ce qui s'était passé depuis la nouvelle du sac de Rome. Cet événement était connu à Alexandrie où il avait d'ailleurs provoqué aussi peu d'émotion qu'à Constantinople, mais Archias ignorait tout du dis­cours que j'avais prononcé à cette occasion et des conséquences qu'il avait eues pour moi. Le récit de ma parodie de baptême le fit sourire, mais, quand j'eus fini, ce fut une sorte d'admiration que je crus lire dans son regard :

‑ Veux‑tu que je te dise ? fit‑il en me prenant les mains. Tu as gagné.

‑ Que veux‑tu dire ?

‑ Ne voulais‑tu pas avant tout sauver ton nom de l’oubli ? Eh bien, c’ est fait. Les chroniqueurs de l'avenir raconteront ce qui vient de t'arriver. Ton discours, ton procès, ton exil, seront connus des générations futures. Tu as gagné, te dis je.

L'Artémision d'Ephèse repassa dans mon souvenir. Mais Archias continuait

‑ Tu sais, j'ai lu attentivement ton Autobiographie et tes lettres. Sais‑tu ce qui m'a frappé ?

- Non, mais je sens que je ne vais pas tarder à le savoir.

- Eh bien, tu as commencé la série de tes Discours publics dès le lendemain de l'exil de Chrysostome. Vrai ou pas ?

‑ Je n'y avais pas pensé, mais tu as raison. Et alors ?

‑ Tu écris toi‑même quelque part que cet homme t'a fasciné. Mais ce que tu ne dis pas et que tu ne sais peut‑être pas d'ailleurs, c'est que ce qui t'a le plus fasciné chez lui, c'est son exil. Ce jour‑là, tu l'as envié. Depuis ce jour‑là, tu as voulu connaître son sort.

‑ Tu m'avais écrit que j'avais le goût de la persécution mais pas que je vou­lais connaître le sort de ce fanatique.

‑ De ce rebelle. C'est le rebelle qui t'a fasciné, bien sûr. Pas le fanatique.

‑ Ainsi, tu me prends pour un rebelle!

‑ Peut‑être mais c’est un compliment. D'ailleurs ce mot "rebelle", je crois aussi me souvenir que tu l'emploies toi‑même dans ton Autobiographie.. Tu vois que je t'ai bien lu.

Je le regardais :

‑ Nous avons vieilli, dis‑je. Tu as changé.

‑ Tu me fais la même impression. Je me demande même si tu n'as pas blanchi plus que moi...

‑ Que veux‑tu ! Nous approchons de l'âge où les anciens Romains entraient dans la catégorie des "vétérans". Dans quelques années nous y serons.

‑ C’est vrai. J’y serai d’ ailleurs avant toi puisque je suis un petit peu plus âgé. Et... que comptes‑tu faire maintenant ?

- Je ne sais rien faire d'autre qu'enseigner la rhétorique. Apprendre aux jeu­nés à parler, c'est‑à‑dire à penser : je n'ai jamais fait que cela. Je vais es­sayer de recommencer ici.

‑ Ce doit être possible. Tu sais que notre ancien maître Claudien est mort l'an­née dernière. Tu pourras d'autant plus facilement récupérer une partie au moins de ses élèves que tu as été autrefois son assistant. Plusieurs de nos anciens condisciples ont des enfants en âge de suivre tes cours. J'avais pensé moi‑même confier à Claudien mon fils, quand il en aurait l'âge : je l'inscrirai chez toi et il t'amènera ses amis. Et puis, il y a surement dans cette ville des gens qui se souviennent de toi.

‑ Quel âge a ton fils ?

‑ Bientôt quatorze ans. Aux termes de notre loi, il est déjà majeur. Ce n'est pourtant pas encore tout de suite qu'il pourra suivre avec profit ton enseignement.

Dans les jours qui suivirent, je fis la connaissance de la famille d'Ar­chias. Sa femme Sarah était une Juive belle et fine, aux lèvres minces et à la lourde chevelure d’ébène. A son fils ainé il avait donné le nom du Restaurateur de la Loi, après l’exil des Juifs à Babylone : Esdras. C’ était enco­re un enfant, insouciant et rieur, mais qui paraissait intelligent et capable de réflexion sérieuse. Le père d'Archias, maintenant retiré sur un vaste domainequ'il possédait près de Péluse, lui avait laissé le soin de diriger la florissante entreprise de négoce qu'il avait fondée, qui exportait dans toute l'Asie les produits fabriqués dans les manufactures d'Alexandrie, surtout le verre, le pa­pyrus et les toiles de byssos, et dont le fleuron était la petite flotille basée à Bérénice, sur la mer Erythrée, et qui trafiquait avec l'Inde. Archias occupait également le siège qu'avait détenu son père dans le Conseil juif d'Alexandrie : aux yeux de ses coréligionnaires, ce riche commerçant était une des notabilités les plus en vue de la communauté israélite.

Archias avait également la gestion des nombreux immeubles que son père avait acquis dans la ville. Le surlendemain de mon arrivée, comme nous passions dans Brouchion près de l'ancien temple de Cronos transformé en église chrétien­ne au temps de Constantin, sous l'épiscopat d'Alexandre, et que nos compatriotes appellent pour cette raison "l'église d'Alexandre", bien qu'elle soit dédiée à l'archange Michel, Archias me désigna un des immeubles appartenant à son père et qu'il administrait. Le rez‑de‑chaussée avait été longtemps utilisé comme en­trepot, mais il était maintenant vide, toute la marchandise qu'il expédiait par le Nil vers Bérénice étant désormais entreposée sur le port du lac Maréotis. Ce local inoccupé pourrait, me dit‑il, faire une belle salle de cours, bien située, facilement accessible. Au‑dessus, un logement était libre aussi : je pourrais m’y installer. Je fus un peu effrayé par le prix qu'il m'indiqua et qui dépassait largement celui que je payais à Chalcédoine où, de plus, la cité me laissait la libre disposition de l'ancien temple de la Fortune pour y faire mes cours. Mais Archias était tout disposé à m'accorder des délais et des facilités jusqu'à ce que j'aie recruté une bonne clientèle. Mes Discours publics de Constantinople avaient été publiés, à l'exception bien sûr du Panégyrique de Rome. A Alexandrie comme ailleurs, j'étais donc un sophiste connu et je pouvais me dispenser du ri­tuel fastidieux des récitations publiques qui n'étaient d'ailleurs plus de mon goût ni de mon âge. De plus, j'avais intérêt, en tant que banni, à ne pas trop faire parler de moi.

Par contre, j'envisageais de renouer, comme me le conseillait Archias, avec quelques‑uns de mes anciens condisciples dont les enfants pourraient deve­nir mes élèves, ainsi qu'avec mon ancien curateur, Basilide d'Hermoupolis, main­tenant âgé, mais qui connaissait beaucoup de monde à Alexandrie. J'eus aussi la bonne surprise de recevoir, mon cher Zénon, une lettre de ton fils Cléomène m'annonçant qu'il me rejoindrait ici, avec quelques‑uns de mes anciens élèves de Chalcédoine, dès que j'aurais ouvert mon cours. Outre l'envie de continuer à bé­néficier de mon enseignement, ces jeunes gens souhaitaient évidemment connaître cette grande ville qui est la capitale intellectuelle de l'Hellénisme depuis tant de siècles. Je pense qu'ils voulaient également, et peut‑être surtout, sui­vre l'enseignement philosophique d’ Hypatie, dont ton fils est devenu, je le sais, un auditeur assidu.

Dans l’ immédiat, avant d’ ouvrir mon école, je projetais de faire deux vo­yages : l’un à Oxyrhynque sur la tombe de mon père, l’autre en Cyrénaïque . Syné­sios était‑il ou non évêque ? Je voulais en avoir le coeur net. Archias croyait savoir qu’ il avait refusé cette charge, mais il tenait cette information d’ Hercu­lien qui avait maintenant quitté l’ Egypte et à qui je ne pouvais par conséquent pas en demander confirmation. Et puis bien sûr, avant toute autre chose, je vou­lais rendre visite à la Divine.

*

Sa maison se trouve près du Musée. Quand j'y arrivai, la longue rue où elle habite et à l'extrémité de laquelle on aperçoit le Caesareion, sur les quais du Grand port, était encombrée par une multitude d'attelages, de chevaux et d'es­claves qui stationnaient devant ou à proximité de la porte d'entrée. Au coin de la rue transversale par laquelle j'y débouchai, se tenaient deux hommes qui ob­servaient de loin le manège : l'un d'eux surtout attira mon attention : il était vêtu d'une dalmatique de diacre et mesurait au moins six pieds de haut. Il était tout en os avec des joues creuses, le crâne tondu, les yeux brillants. Quand je passai près d'eux, il dit à l’ autre entre ses dents :

‑ Regarde‑le, là‑bas ! C'est lui, ce pourceau...

Au même moment en effet, une grande effervescence se produisait devant la maison d ' Hypatie. Les cochers éloignèrent les chars ; des chevaux hennirent. Puis le silence se fit : des licteurs en armes, des Goths, à en juger par leurs épées et leurs boucliers, s 'approchèrent de la porte, et l'on vit paraÎtre sur le seuil un hideux petit bonhomme bedonnant, le visage rond, lippu, presque chauve, vêtu à la romaine d'une toge bordée de pourpre. Il passa entre les deux rangées des gardes, monta sur son char et se plaça sous l’ombrelle qu’ un petit esclave noir tenait déployée au‑dessus de lui. L'attelage partit aussitôt dans la direction du port précédé par les licteurs que l'on entendait crier avec leur rauque accent barbare : "Place ! Place pour le Préfet Augustal d'Egypte !". La silhouette du petit bonhomme replet disparut au loin sur les quais du port.

‑ L’ affreuse bête ! dit le grand auprès de moi. Il ne faut pas qu’ elle soit dé­goûtée, hein, la chienne !

Je m'approchai de la maison en me frayant un chemin à travers les attela­ges, et j'entrai. Dans la courte galerie qui donnait sur la minuscule mais gra­cieuse cour intérieure fleurie où babillait un petit filet d'eau dans une vasque., une bonne dizaine d'hommes, la plupart d'un certain âge, attendaient en parlant bruyamment avec de grands gestes et des éclats de rire, devant une porte dont je me souvenais bien et près de laquelle se tenait un esclave. Je m'approchai de lui et lui dis mon nom. Il entra dans la pièce où avaient lieu autrefois les entre­tiens "ésotériques" de la Divine, pièce où si souvent aussi, torturé par la ja­lousie, je l'avais vue s'enfermer avec Synésios à l'époque de l'astrolabe. Il m’é­tait arrivé plusieurs fois d’aercevoir le vieux Théon, l'illustre père de la philosophe, qui ‑ mais je ne le sus que plus tard ‑ était maintenant décédé. A ma grande surprise, l'esclave revint presque aussitôt et me fit entrer, ce qui provoqua un murmure parmi ceux qui faisaient le pied de grue depuis sans doute un bon moment.

J'entrai donc dans cette pièce qui était la salle de travail et la bibli­othèque d'Hypatie et dont les deux fenêtres donnaient sur les jardins du Musée. Au milieu, sur une grande table, s'entassaient en désordre de grands papyrus cou­verts de figures géométriques et astronomiques. J'eus l'étonnement de voir une belle femme d'âge mur, vêtue d'une longue tunique blanche, se lever et venir vers moi avec empressement :

‑ Eumène ! s'écria‑t‑elle d'une voix musicale que je ne lui connaissais pas, quelle surprise !

‑ La surprise est pour moi, bredouillai‑je un peu sottement. C'est un Dieu qui t'a métamorphosée !

J'avais gardé le souvenir d'une toute jeune fille, presque d'une adoles­cente, au maintien modeste et réservé malgré le petit tribonion provocateur, et voila que je me trouvais devant une superbe femme épanouie, bien en chair, rayon­nante de charme mais aussi d'assurance et d'autorité, dont le long vêtement déga­geait de beaux bras ronds et laissait deviner un buste parfait. Elle continuait à dédaigner les fards mais elle était coiffée avec plus de recherche qu'autrefois. Dans quelques années, sans doute, Hypatie passerait à Alexandrie pour une femme â­gée. Pour l'heure, les légers plis que je voyais à son cou, au coin de ses yeux et aux commissures de ses lèvres, ne faisaient que la rendre à mes yeux plus désirable. La dernière fois que je l'avais vue, c'était le fameux jour où, les yeux brillants de colère, elle m'avait claqué au nez la porte de sa salle de cours a­près m'avoir jeté à la figure son linge taché de sang. Que de fois j'y avais re­pensé depuis ! Mais ce n'était plus la même femme que je retrouvais. Je m'atten­dais de sa part pour le moins à de la froideur et j'étais très loin de penser à l'accueil cordial, presque chaleureux, qu'elle venait de me faire. Devenir son a­mant ? Depuis près de vingt ans je n'y avais jamais plus pensé; en arrivant chez elle, j'avais été moi‑même surpris de mon calme. Soudain j'en eus à nouveau le coeur battant comme autrefois.

‑ D’où viens‑tu ? me dit‑elle. J’ ai reçu de toi un premier livre expédié de Rome, il y a déjà longtemps, puis un second, de Constantinople, il y a un an à peu près.

‑ J'arrive de Constantinople. J'ai été banni.

‑ Asseyons‑nous et raconte‑moi cela.

‑ Mais je ne t’ importune pas ? Il y a beaucoup de gens qui attendent à ta porte…

‑ Crois‑tu que je ne sois pas enchantée d'avoir une bonne raison de leur échap­per ? Mes journées sont mangées par ces importuns.

‑ C’ est la rançon de la gloire. Et puis, mets‑toi à leur place : tu trouves bien le temps de recevoir le Préfet d'Egypte, alors...

‑ Lui, je peux difficilement me permettre de le faire attendre.

‑ C'est sans doute ce qui alimente les bruits qui courent dans la ville.

Elle ne parut nullement offusquée

‑ Si je devais tenir compte de tous les bruits qui courent dans la ville ! Bien sûr, je ne peux que faire bonne figure à Oreste mais je ne suis pas sous le charme de cet Adonis. Ne te mé­prends d'ailleurs pas sur l'opinion que j'ai de lui : il est très bien, cet Ores­te. Il a le sens de l'Etat et, bien que chrétien ‑ c'est du moins ce qu'il fait ou laisse dire ‑ il ne supporte pas que les évêques piétinent les plates‑bandes des fonctionnaires impériaux. Tôt ou tard, je prévois un conflit entre lui et Théophile et, comme tu peux t'en douter, je l'encourage vivement à tenir tête à ce fanatique et à résister à ses empiètements.

‑ S' il doit y avoir conflit, ce sera plutôt, je pense, avec le successeur de Théophile. Je l'ai aperçu de loin. le jour de mon arrivée, ce Théophile : il res­semble déjà au cadavre qu'il sera sans doute dans peu de temps. Mais que ce soit lui ou un autre, méfie‑toi : tout‑à‑l'heure, dans la rue, j’ ai entendu deux ca­nailles qui parlaient de toi dans des termes...

‑ Ah, je vois : l'un d'eux était probablement un grand échalas de six ou sept pieds de haut. C'est bien cela ?

‑ Cela même. Tu le connais ?

‑ Bien sûr que non, mais on m’en a parlé. C'est un mouchard de l'évêque. Il s'a­git d'un certain Pierre, un lecteur ....

‑ Un lecteur ?

‑ Oui, dans la hiérarchie de ce que les Chrétiens appellent leurs "ordres mineurs", C'est le grade le plus bas, juste avant les "diacres". Tu penses bien que je me soucie de ce Pierre comme d'une guigne. Pourquoi voudrais‑tu que je me méfie ? Que veux‑tu qu'ils me fassent ?

‑ Ils n'envoient pas des mouchards surveiller ta maison sans intention.

‑ Mais vas‑tu enfin me raconter ce qui t'est arrivé à Constantinople ?

Je lui fis un récit détaillé de mes mésaventures depuis le commencement : mon Eloge de la Tôlérance et les discours qui avaient suivi (Hypatie me confir­ma qu'ils étaient connus à Alexandrie. Elle les avait lus), mon intervention sur la Rhegia, le soir de l'émeute, la perquisition chez moi, mon Panéyrique de Rome après l'annonce du sac de la ville, mon arrestation, mon procès au Zeuxippe, l’in­tervention de la foule en ma faveur et enfin mon embarquement pour Alexandrie. Dans son regard, je lisais de l'étonnement mais aussi un sentiment qui me parut ressembler à de ïa fierté :

‑ Tu as été courageux, me dit‑elle. Je ne te jugeais pas équitablement. Quand j’ai reçu tes deux livres, ceux que tu n'as pas publiés, je me suis dit : "Déci­dément, je n'ai pas de chance avec mes élèves : Synésios est évêque et Eumène est un impie."

‑ Synésios est évêque ? Je croyais qu'il avait refusé ?

‑ Il s'est peut‑être fait prier quelque temps, mais il l'est bel et bien.

‑ Malgré sa femme et ses enfants ?

‑ Je le suppose.

Il y eut un silence.

‑ Je... j'étais jaloux de lui, autrefois, Hypatie, dis‑je. Je craignais qu'il ne fût ton amant .

Elle sourit

‑ Tu avais tort de craindre. Il est vrai qu'il lui est parfois arrivé de me dire des galanteries. Mais cela n'a jamais été bien loin.

Ah, ah ! Il t'a tout de même dit des galanteries, le saint homme ?

- Oh, comme beaucoup d'autres ! Tu sais, ajouta‑t‑elle avec une coquetterie charmante, j'ai eu, étant jeune, bien des soupirants, mais des soupirants... comment te dire ?... raisonnables. Il n'y a que toi qui aies vraiment dépassé les bornes. Tu me faisais peur. Tu avais l'air d'un fou.

‑ Je l'étais. J'étais en proie à ce "délire" dont parle Platon qui ajoute d'ail­leurs, si je me souviens bien, qu'on ne doit pas préférer l'amour de qui peut se "maîtriser", c'est‑à‑dire des gens que tu appelles "raisonnables", à la passion de celui que transporte une folie "dont les Dieux sont la cause". Je me permets donc d'invoquer l'autorité du divin Maître pour te dire que tu as eu tort de me repousser.

Elle me regardait en souriant de manière ravissante. J'étais assis près d'elle et, même si je faisais maintenant partie, moi aussi, des gens capables de se "maîtriser", je me sentais cependant attiré vers cette femme par le même amour qu'autrefois.

‑ Je l'avoue, murmurai‑je, je t'aimais à la folie. Et peut‑être...

Elle se leva :

‑ Allons, n'en parlons plus. Je t'ai pardonné. J'avais d'ailleurs dit à Synésios à l'époque, de te le faire savoir.

Je me levai à mon tour et vins vers elle :

‑ Il me l'avait dit. A propos de Synésios, puis‑je te demander lequel, de moi ou de lui, a le plus, à tes yeux, trahi ton enseignement ?

Hypatie réfléchit un court instant :

‑ Si je voulais être vraiment honnête, je te répondrais que c'est toi. Philoso­phiquement, les Chrétiens sont sans doute moins éloignés de nous que les Epicu­riens, les Cyniques, les Pyrrhoniens ou des gens comme toi que je ne sais trop où situer. Je t'en veux infiniment moins qu'à eux, bien sûr. Tu n'es pas, toi, notre ennemi, bien au contraire. Mais ton impiété m'attriste. Ce que je retiens de tes livres, c'est que tu vénères les ombres qui passent sur la paroi de notre caverne. Tu rends un culte au tombeau des âmes.

- Je n’ aspire pas, c’ est vrai, à la vie éternelle. Je ne suis même pas sûr d’y croire. Je ne suis d' ailleurs pas le seul puisque Marc‑Aurèle, l’Empereur‑philosophe, considérait la mort comme "un passage qui ne mène nulle part". Ma théorie, c'est que nos philosophes ont été contaminés par les Chrétiens et en sont arrivés à trahir l'Hellénisme. Ils ont commencé par faire de l'Univers le reflet d'une réalité transcendante, c'est‑à‑dire une sorte d'illusion. Et voici qu'ils en sont maintenant, comme les Gnostiques, à en faire l'oeuvre du Mal. Il y a chez vous une haine du monde qui me fait penser à celle des moines. J’ aime ce monde, moi, j'aime la vie, j'aime l'amour. Tu me dis que je vénère des ombres, mais c'est vous qui, à force de croire davantage au Ciel qu'à la Terre, êtes devenus des om­bres et des fantômes. Moi je suis un citoyen de cette Terre. L'absolu n'est pas dans l'Empyrée, il est en moi, il est en toi, il est en nous. C'est dans la durée que nous existons pleinement. Je crois davantage à ma vie qu'au Dieu d'Aristote. Je crois plus à l'amour que j'ai éprouvé pour toi qu'à l'Eternité.

‑ Tu blasphèmes, me dit Hypatie. Cette durée, ce temps dont tu me parles, diras­-tu qu'il représente la plénitude de l'être ?

Car s'il fut, il n'est pas, ni s'il doit être un jour,

comme disait déja le vieux Parménide. Ce qui passe n'est pas. Le temps n'est qu'une dégradation de l’Eternité, le mouvement une dégradation de l'Immuable, la ma­tière une dégradation de l’Esprit.

‑ Mais ne voîs‑tu donc pas que ta formule n'est qu'un sophisme ? Vous décrivez une Transcendance que vous définissez selon des critères a priori : l’immutabili­té, l'éternité, la spiritualité, bref le contraire de la réalité dont nous avons l'expérience. Il vous est évidemment facile ensuite de conclure que la réalité n’est qu'une dégradation de cette transcendance‑là. Mais quelle garantie avez­-vous que ce n'est pas elle, l’illusion ?

‑ Je pourrais te répondre que pour qu'il y ait dégradation, il faut nécessaire­ment qu 'il y ait quelque chose qui se dégrade, mais tu ne serais sans doute pas convaincu. Je préfère donc te rappeler la magnifique parole de Socrate disant à ses disciples au moment de boire le poison : "Cela vaut la peine d'en courir le risque, car c'est un beau risque."

J'eus l'impression qu'elle me livrait soudain le fond le plus secret de sa pensée. Jamais, dans aucun de ses cours, je ne l'avais entendue dire cela. Mais il était clair aussi que ma question ne l’avait pas surprise, donc qu’ elle se l’était posée elle‑même.

‑ Tu jouerais ta vie, dis‑je, sur un coup de dés ?

Elle me regarda droit dans les yeux et, avec un accent d'absolue sincéri­té, me lança sans l'ombre d'une hésitation :

‑ Qu'ai‑je à perdre ?

‑ N'as‑tu jamais regretté, murmurai-je, de ne pas connaître... l'amour ?

Elle haussa les épaules avec agacement. J'eus cependant l'impression qu'une vague rougeur colorait son front et ses joues. J'ajoutai dans un souffle :

‑ N'as‑tu jamais regretté de n'avoir pas eu d'enfant ?

Elle tourna les talons, alla vers la fenêtre et se mit à contempler les allées et les portiques du Musée. Je m'approchai d'elle

‑ As‑tu oublié l'hymne à l'amour du Banquet ?

Après un silence qui me parut long, elle dit d'une voix monocorde et sans cesser de regarder droit devant elle :

‑ Tu défigures Platon. Tu choisis les passages qui te conviennent et tu oublies soigneusement ceux qui pourraient t'embarrasser.

‑ C'est vous, criai‑je, qui le défigurez ! C'est vous qui trahissez la pensée de tous les poètes et de tous les sages hellènes depuis toujours ! Vos philosophes sont des moines !

Hypatie pivota sur elle‑même et me regarda, surprise par la violence du ton sur lequel j'avais dit cela :

- Mais qu'as‑tu ? me dit‑elle d 'un ton aimable et conciliant. Reviens me voir de temps en temps. Nous reprendrons cette conversation. Et puis viens assister à mes cours. Je ferai le prochain pour toi.

‑ Je viendrai, mais ne t'offusque pas : c'est pour l'amour de toi que je vien­drai, pas pour l’ amour de la philosophie.

‑ Que vas‑tu faire maintenant ?

‑ Je vais sans doute reprendre ici, dans quelque temps, mon métier de rhéteur.

‑ Fort bien. Je t'enverrai des élèves.

Quelques jours plus tard, j'allai assister au premier cours qu'elle don­na dans l'exèdre attenante au théâtre de Brouchion que le Sénat d'Alexandrie continuait à mettre à sa disposition et où elle dispensait comme autrefois son en­seignement public pris en charge par la cité. Jamais elle ne fut plus brillante que ce jour‑là. A aucun moment elle ne regarda dans ma direction, mais j'avais noté qu'en entrant elle s'était assurée de ma présence et je savais que c'était pour moi qu'elle parlait. Tout son exposé porta sur ce concept de "dégradation" que j'avais si vivement contesté devant elle. Hypatie expliqua comment l'Un im­muable, éternel, transcendant, autrefois entrevu par les Eléates qui en étaient venus à nier la réalité du monde sensible, s'éparpillait en multiplicité mouvan­te et changeante, en un devenir soumis à la loi de la naissance et de la mort. Elle s'appliquait à concilier sur ce point la pensée de Platon et celle d'Aristote identifiant l'un à l'autre ces deux principes de corruption que sont la "ma­tière" aristotélicienne et le "non‑être" platonicien.

Puis elle eut recours à une série d'admirables métaphores, celle de l’artiste dont l'intuition initiale se matérialise dans les multiples lignes et ta­ches de couleurs de son tableau ou dans les innombrables coups de ciseau grâce auxquels prend forme peu à peu la statue qu'il sculpte, celle du poète dont l'inspiration se disperse dans une multiplicité de phrases et de mots, eux‑mêmes faits d'une multiplicité de lettres et de sons, celle du cercle surtout, extension et détente du point central qui l'engendre de ses rayons; le centre : figure d'un Dieu qui se complait dans la contemplation éternelle de sa propre identité; la circonférence : image de l'Univers et de ses sphères successives jusqu'à celle, la dernière, où tourne sans fin l'astre mort où nous vivons notre exil sublunai­re.

Ainsi, à près de vingt ans de distance, je retrouvais ces gradins où, envoûté, en proie aux pires tourments de l'amour, j'avais écouté les leçons d'une frêle jeune fille devenue maintenant une des personnalités les plus connues d'A­lexandrie. De la place où je me trouvais, j'apercevais alors la calvitie naissante de Synésios, les cheveux prématurément blanchis de Théotecne et les visages familiers d'Athanase, Théodose, Herculien, Gaïos, et tant d'autres que j'avais depuis perdus de vue. Aujourd'hui, jeunes ou vieux, il n'y avait autour de moi que des visages inconnus, à l'exeption du profil porcin d'Oreste, assis au pre­mier rang de l'assistance d'où il dévorait des yeux l'oratrice, non sans étouffer d'ailleurs, de temps à autre, un baillement.

J'aimais à nouveau Hypatie mais, tel l'Epicurien qui prend plaisir à contempler les maux auxquels il échappe, quand je repensais aux angoisses et aux a­larmes qui m'assaillaient vingt ans plus tôt, je bénissais "l’ataraxie" à laquelle j'étais désormais parvenu. Chose étonnante : alors que l'obscur auditeur que j'étais autrefois nourrissait nuit et jour le fol espoir de se faire aimer de la brillante fille de l'illustre Théon, aujourd'hui où, de toute évidence, elle était moins indifférente à mon égard, maintenant que j’étais un rhéteur connu, je me disais avec résignation que le plus grand amour de ma vie était probable­ment destiné à rester un amour impossible. Mystère du coeur humain : au lieu de m’en désespérer, je savourais ma tristesse avec une sorte de délectation mélan­colique qui n'était pas sans charme. Je pensais à Achantia que j'avais abandon­née, à Cynthia que la mort m'avait ravie, à Hypatie enfin, dont je ne serais pas aimé : je m'apitoyais sur ma propre infortune et je m'attendrissais sur moi‑même à force de me trouver émouvant.

*

Je parlai naturellement à Archias de la visite que j'avais rendue à la philosophe. Il m'avait reproché, non sans raison, de ne pas lui avoir soufflé mot de la "flamme" dont j'avais "brûlé" pour elle quand nous étions jeunes et je te­nais à être exempt, désormais, de ce reproche. J'affectai naturellement d'être guéri pour toujours d'une passion puérile, ou du moins juvénile, pour celle qu'il continuait à appeler ironiquement la "Divine", comme le faisaient à l'époque tous ses admirateurs et comme je le faisais moi‑même dans mon Autobiographie. Archias était fort peu sentimental et je ne voulais pas, à mon âge, paraître ridicule à ses yeux. Je me contentai donc de lui rapporter ce qu'Hypatie m'avait dit du Préfet Oreste et qu'il me confirma volontiers. Il tenait l'Augustal pour un fonc­tionnaire très pénétré des devoirs de sa charge. Il avait eu l'occasion de le rencontrer lors d'une audience qu'Oreste avait accordée, à leur demande, aux membres du Conseil juif. Ils étaient allés se plaindre des incidents qui éclataient régu­lièrement chaque samedi, au théâtre, entre Juifs et Chrétiens. Le pieux Archias aurait certes préféré que ses coréligionnaires fréquentassent la synagogue le jour du sabbat plutôt que les lieux de distraction profanes. Mais c'était ainsi. Natu­rellement l'évêque le savait et envoyait régulièrement des provocateurs pour sus­citer des troubles dont la populace chrétienne rendait ensuite les Juifs respon­sables. Oreste, déjà indisposé par les empiètements incessants des dignitaires chrétiens sur les prérogatives des représentants officiels du pouvoir d’Etat, s'indigna en apprenant ces faits dont il n'avait pas eu connaissance, et promit de châtier les coupables. Il tint parole : depuis, il allait jusqu'à tenir ses assises au théâtre, le samedi, pour éviter que des troubles n'y éclatent. Une fois ou deux il avait même ordonné une flagellation ou crucifixion pour l'exemple Il venait encore de le faire récemment à l'occasion de la fête des "Tabernacles" que les Israélites célèbrent au mois d'octobre.

‑ Tiens‑tu toujours, lui demandai‑je, une chronique des malheurs des Juifs ?

‑ Oui, me répondit‑il, et elle s'enrichit, hélas, chaque jour. Tu dois savoir mieux que moi, par exemple qu'à Constantinople d’où tu viens il s'est produit récemment exactement le même scandale que celui de Callinicon sur l'Euphrate dont je t'ai parlé un jour : la populace chrétienne a détruit une de nos synagogues et nous n'avons pas obtenu gain de cause quand nous avons demandé réparation en justice. Malheureusement, je n'ai plus besoin d'aller bien loin pour trouver des exemples et alimenter ce que tu appelles ma "chronique". L’intolérance des Alexandrins à notre égard m'inquiète de plus en plus; la haine des Chrétiens m'effraie. Je n’oublie pas que les pires persécutions que nous avons subies dans le passé se sont produites quand nous avons joué un rôle politique : sans remonter jusqu'à Joseph et à Moïse, c'est par exemple l'influence que nous avons eue sur Ptolémée Philomètor qui nous a valu l'hostilité de son successeur, le second Evergète. C'est la sympathie et la faveur dont jouissait Hérode Agrippa auprès de l'Empereur Caligula et la disgrâce dont, pour cette raison, le légat Flaccus se sentait menacé, ici à Ale­xandrie, qui ont été la cause des exactions odieuses qu'a commises ce Flaccus contre notre communauté. C'est pour cela que, paradoxalement, la sympathie que nous témoigne Oreste m' inquiète : elle risque d’exacerber la haine que nous vouent les ‑Chrétiens. Je ne cesse de répéter cela à mes amis et de les supplier de ne pas chercher à abuser de la faveur du Préfet.

‑ Et tu réussis à les convaincre ?

‑ Difficilement. Ce qu'il y a de dramatique dans l'intolérance, c'est qu'elle suscite et paraît justifier une contre-intolérance. Ah ! il m'arrive d'envier les heureux habitants de l'Inde dont m'ont parlé mes matelots. Il paraît que là‑bas plusieurs religions font bon ménage et coexistent sans difficulté. Pas pour long­temps, je le crains, car je crois avoir compris que les Chrétiens ont pris pied là‑bas aussi. A la suite, dit‑on, du dénommé Thomas, celui qui, dans leurs "évan­giles", avait des doutes sur la résurrection de leur Jésus.

‑ Si c'est vrai, c'est que ses doutes l'ont quitté.

Nous étions, ce jour‑là, dans le logement qu'Archias m'avait réservé dans son immeuble proche de "l’église d'Alexandre", entre le théâtre et le quartier juif. Je m'y étais installé en attendant d'ouvrir mon cours dans le vaste local en‑dessous, celui qui servait autrefois d'entrepôt. La pièce où nous étions était encore presque vide. Dans un coin, Paeonide refaisait des copies de mes livres à partir des exemplaires d'Archias. Je repris :

‑ Ce que tu me dis des Indiens m'intéresse. Je suis bien placé pour savoir ce qu'est l'intolérance et j'ignore de quoi demain sera fait. Si un jour la tyrannie chrétienne devenait vraiment insupportable, je n'exclus pas de chercher refuge quelque part, très loin, hors de l'Empire.

‑ Tu pourrais t'expatrier en Inde ? Au bout du monde ? Chez des Barbares ?

‑ Pourquoi pas ? Je me sens "citoyen du monde", comme les anciens Stoïciens La distinction entre les Grecs et les Barbares ne veut plus rien dire. J'ai expliqué un jour à Sura, cet aristocrate Romain dont tu as entendu parler dans mon Autobiographie, que ses ancêtres étaient considérés comme des Barbares par les Grecs à l'époque où Alexandre le Grand fondait la ville où nous sommes .... Les Indiens ne doivent pas être plus "barbares" que nous. S'ils sont plus tolérants, ils le sont même moins. J'aimerais entendre tes marins me parler d'eux.

‑ Rien n'est plus facile. Ne m'as‑tu pas dit que tu projetais de faire un voya­ge à Oxyrhynque ?

‑ Dès que possible. Avant l'ouverture de mon cours en tout cas.

‑ Tu pourrais alors continuer jusqu'à Bérénice, en profitant de mes bateaux qui remontent le Nil puis de mes caravanes qui, depuis Coptos, rejoignent la mer E­rythrée.

‑ Je ne dis pas non. D'autant que moi qui suis né sur les bords du Nil, je ne connais même pas la Thébaïde.

Dans les jours qui suivirent, je relus avidement Strabon, mon maître en géographie, et spécialement les passages où il décrit la Haute‑Egypte. Je relus aussi ses descriptions de l'Inde ainsi que celles d'Arrien. Et peu après ‑ c'é­tait, si ma mémoire est bonne, vers la mi‑novembre ‑ je membarquai au "port du lac" sur un des bateaux d'Archias chargé de marchandises qui, par le canal, rejoignit le Nil.