30.10.04

De Publius Abellius Sura à Messine à Eumène à Chalcédoine.

Rome est prise !... Rome est aux mains des Barbares !

Contrairement à ce que je t'avais écrit, Attale, l'"empereur" fantoche mis en place par Alaric, s'est montré moins docile que prévu. Le Barbare s'en est donc débarrassé. Il a essayé de s'entendre avec le souverain légitime, toujours terré à Ravenne, Honorius, qui, dans un sursaut de patriotisme malheureusement un peu tardif, a repoussé ses avances et a trouvé un chef de guerre, Sarus, à lui opposer. Encore un Goth, naturellement, malgré son nom latin ! Furieux, Alaric est revenu pour la troisième fois assiéger Rome et, cette fois, il s'en est emparé. L'événement a eu lieu de nuit, fin août, il y a environ trois semaines.

Je sais de source sure ce qui s'est passé : c'est la trahison des Chrétiens ou, plus exactement, (soyons honnêtes) d'une Chrétienne, qui a perdu la Ville. La coupable s'appelle Anicia Faltonia Proba; elle possédait de très vastes propriétés dans la Sixième région, du côté de la porte Salaria. Or c'est justement par la porte Salaria que sont entrés les Barbares. Les palais de Proba ont été épargnés alors que toute la ville était livrée au pillage, au carnage et à l'incendie. Elle a réussi à emporter tout ce qu'elle possédait de précieux et à gagner Ostie d'où une galère l'a emmenée en Afrique. Enfin sa petite fille Démétrias, qui figurait parmi les innombrables captives des Goths, a été relachée sur un ordre personnel d'Alaric. C'est te dire qu'aucun doute ne subsiste sur la réalité de sa trahison.

Pourquoi cette femme qui mérite décidément bien mal son nom, a-t-elle commis ce crime ? Ses amis font courir le bruit qu'elle était bouleversée par les souffrances et les malheurs qu'entraînait une nouvelle famine, la troisième en deux ans, et qu'elle a préféré les abréger en livrant la ville. D'autres, mauvaises langues peut-être, ont une autre explication : la très chrétienne Proba aurait été la maîtresse du chrétien Alaric. Ils ajoutent même qu'elle se serait livrée à ses ardeurs la nuit même du sac, dans son propre palais miraculeusement intact tandis que toute la ville brûlait aux alentours. Rumeurs évidemment incontrôlables.

Les récits qu'on m'a faits du sac de la ville sont atroces, mais ce sont des témoignages que je ne peux malheureusement mettre en doute. Alaric avait donné tout liberté à ses hordes pendant trois jours et trois nuits. Elles en ont profité. Je passe sur les palais saccagés, pillés,, incendiés. Parmi eux, les miens et en particulier la villa du Janicule. Je passe sur les thermes ravagés. Ce n'est pas le plus grave et l'on peut toujours reconstruire des bâtiments. Mais on ne fera pas revivre les morts. Le Goth n'avait interdit les massacres qu'à l'intérieur des églises chrétiennes, où tous ceux qui avaient pu trouver place s'étaient réfugiés. Mais les autres ! On m'a décrit les tas de cadavres dans les rues, les blessés agonisant, les files de prisonniers et surtout, paraît-il, de prisonnières, préalablement violées, comme il se doit, emmenés en otages. Parmi eux les citoyens les plus riches en général, ceux dont les Barbares pouvaient obtenir une bonne rançon. On m’a dit que dans leurs rangs on compte des noms illustres, à commencer par la propre sœur d’Honorius, Galla Placidia, la fille de Théodose dit "le Grand" !

Au bout de trois jours, comme prévu, le massacre s'est arrêté. Ce n'est pas par charité, même chrétienne, qu'Alaric en a donné l'ordre, mais parce qu'il s'in­quiétait, dit‑on, des oracles annonçant le châtiment de celui qui oserait porter la main sur une ville inviolée depuis mille ans. De plus, ses soudards commençaient à se disputer leurs dépouilles et à se massacrer entre eux. Il est donc parti pour la Campanie, puis pour la Sicile, avec l'intention, paraît‑il, de passer en Afrique, grenier à blé de Rome, depuis que les moissons d'Egypte servent à nourrir Constanti­nople. Ici, nous commencions à nous terrer et à nous préparer au massacre quand les radeaux qui transportaient les hordes gothiques ont été dispersées par la tempête dans le détroit de Messine. Je finirai par croire aux Dieux, je te l'assure ! Nous voilà donc, momentanément du moins, délivrés de la peur.

Je suis, comme tu le sais, un affreux mécréant. Je ne puis pourtant m'empêcher de penser à ce sac de Rome et à me demander s'il n'a pas une signification. Jusqu'ici les Chrétiens pouvaient penser que les événements leur donnaient toujours raison : je pense en particulier à leur victoire à la Rivière Froide. Mais cette fois ! Leur Dieu, c’est un fait, a moins bien protégé la Ville que ne l’avaient fait les nôtres. On m'a dit que même chez eux, certains commencent à s'interroger : ils s'étonnent que leur Dieu paraisse abandonner l'Empire, précisément depuis que l’Empire est chrétien. Ils se demandent pourquoi les Empereurs hellènes ont été plus heureux que les pieux successeurs de Constantin, pourquoi les armées chrétiennes peuvent être vaincues par des Barbares qui ne le sont pas ou qui – pire encore – sont « hérétiques » ! Personnellement, pour la première fois depuis longtemps, je m'in­terroge. Deux vers d'Horace me trottent dans la tête : je me souviens de les avoir appris par coeur, il y a bien des années, quand j'étais tout jeune. Je les avais oubliés, comme tant d'autres. Et voilà soudain qu'ils me reviennent :

Tant que le Grand Pontife

Gravira les marches sacrées du Capitole...

Je ne me souviens plus de la suite, mais je sais que cela signifiait: "Ro­me ne disparaîtra pas."

Aujourd'hui, il n'y a plus de Grand Pontife. Il n'y a plus de Capitole. Et Rome a disparu. Je ne suis pas un grand philosophe, je ne crois pas à grand chose mais je me demande tout de même si tout cela n'a pas un sens. Que t’en semble ?

D'Eumène à Chalcédoine, à Publius Abellius Sura, à Messine.

Le bruit de la prise de Rome commençait à courir ici quand ta lettre m'est arrivée, m’en apportant confirmation et m'en donnant d'horribles détails. Je n'ai plus été capable de me contrôler, j'ai définitivement renoncé à la prudence et j'ai annoncé un nouveau Discours public : pendant que mes amis battaient le rappel de mes auditeurs habituels, je me suis‑mis à le rédiger. J'ai travaillé deux jours et deux nuits presque sans interruption et mon Eloge de Rome a été prêt à temps.

Je n'ai pas fait, tu t'en doutes, un panégyrique classique à la manière d'Aelius Aristide. J'ai imaginé que Rome m'apparaissait successivement sous la for­me d'une resplendissante Déesse, puis sous les traits d'une pauvre femme blessée, meurtrie,. sanglante.

A la Déesse, j'adressais une fervente invocation, la louant d'avoir fait du monde entier, des glaces du Grand Nord aux déserts brûlants des Ethiopiens, une ci­té unique, et d'avoir apporté, jusqu'aux confins de la Terre habitée, les bienfaits de la civilisation, de la culture et du Droit. Je montrais la mer intérieure, lac romain, sillonnée en tous sens par des navires transportant « les richesses de Déméter, de Dionysos et d'Athéna », les écoles résonnant des vers d'Homère et de Virgile, depuis les caps les plus lointains de la Gaule et de l'Ibérie jusqu'aux rives de la Mer Erythrée, la Paix brillant comme le Soleil aussi loin que resplendissaient les rayons de cet astre et, me souvenant du triomphe de la Mère des Dieux, dans le poème de Lucrèce, j'achevais cette première partie par le tableau du triom­phe de Rome sur toutes les terres et toutes les mers du monde.

Dans la deuxième partie, la brillante Déesse devenait une de ces captives violées, enchaînées, emmenées en otages, que tu me décrivais dans ta lettre, et, à la manière de la "prosopopée de la patrie" dans une des Catilinaires de Cicéron, elle invectivait, à travers moi, tous les Romains de notre temps. : « Qu'avez‑vous fait, disait‑elle, de l'héritage que je vous ai transmis ? » Elle montrait les rues de laVille jonchées de cadavres, les ruines fumantes, les files de prisonniers et de captives emmenés par les Goths, bref les spectacles que tu m'as décrits, et elle nous demandait des comptes : "Qu'avez‑vous fait de ma ville qui était la capitale du monde ? Qu'avez‑vous fait de mes citoyens qui étaient les maîtres de l'Univers?" Elle désignait enfin les temples des Dieux abandonnés, ruinés, pillés, fustigeaitl'humiliation des anciens maîtres du monde cherchant refuge "au pied des autels du Dieu des Barbares", puis elle achevait son invective en martelant : « Le Chrétien Pierre n 'a pas protégé ville ! le Chrétien Paul n’ a pas protégé ma ville » et ainsi de suite jusqu'à ce que ma voix fût couverte par les applaudissements d'auditoires qui m'étaient, tu t’en doutes, très largement acquis.

Tu ne saurais croire l'effet qu'a eu ce discours à Chalcédoine et à Constan­tinople. Je crois que, même parmi les gens qui ne l'ont pas entendu et qui n'ont connu mes propos que par la rumeur publique, beaucoup ont pris conscience que la chute de Rome était un événement immense, inouï. Jusque là ou peu connu ou mal apprécié, tout à coup mes arguments, mes Îmages, mes formules, l'ont fait apparaître pour ce qu'il est : scandaleux, intolérable. Je doute que beaucoup de gens aient été per­suadés par mon allusion finale aux‑martyrs chrétiens qui n'ont pas protégé la Ville, ­d'autant que je n'étais pas vraiment convaincu moi‑même, mais du moins la capitale chrétienne a‑t‑elle eu honte de sa tranquillité, de sa prospérité, de son égoisme. Qui sait si les maîtres du Palais eux‑mêmes n'auront pas eu mauvaise conscience ?

Un de mes amis alexandrins m'écrivait, il y a quelque temps, que j’avais le goût du martyre et que j’aspirais secrètement à la persécution. Que dirait‑il s’il lisait cette lettre ! En tout cas, je m'attends au pire d'un moment à l'autre.

De Zénon, à Constantinople, à Publius Abellius Sura, à Messine.

Ton ami, le rhéteur Euméne, a eu de graves ennuis avec les autorités de Constantinople, mais nous avons réussi à le tirer d'affaire et, en ce moment‑même, il vogue vers sa patrie, l'Egypte. Je pense qu'il te donnera lui‑même de ses nouvel les quand il sera arrivé à Alexandrie.

Porte‑toi bien.

FIN DE LA PREMIERE PARTIE