30.12.04

-VI -

Au début de la sixième année du règne d 'Arcadios, le patrice Eutrope étant Consul au titre de la partie orientale de l'Empire, il se produisit un événement qui sur le moment, ne parut pas avoir une importance bien grande mais qui, de proche en proche, devait entraîner les pires conséquences : le chef Goth Tribigild, qui commandait des unités barbares stationnées en Phrygie, se révolta contre l'autorité romai­ne représentée, pour l’heure par l'eunuque. Il commença à dévaster l’Asie Mineure et, comme toujours, ses troupes furent renforcées par des esclaves et des colons en fuite. Gaïnas fut envoyé pour mâter cette rébellion. Ce qu’on ne sut que plus tard, c'est que Gaïnas était en réalité de mèche avec son frère de race; peut‑être même l'avait‑il incité à la révolte, poussé lui‑même par Stilicon, le Régent d'Occident, qui haïssait Eutrope autant qu'autrefois Rufin. En tout cas, loin de combattre effi­cacement Tribigild, Gaïnas donna l'impression de l'aider. Et l'on apprit un jour qu'il avait officiellement et hypocritement averti l'Empereur que Tribigild ne dépo­serait les armes que si Eutrope était sacrifié.

Vous savez aussi bien que moi qu'une lutte acharnée se déroulait alors dans les antichambres du Palais, lutte d'autant plus âpre que l'incapable Arcadios n’é­tait qu'une marionnette entre les mains de son entourage et de son épouse. Les deux partis qui s'affrontaient avaient à leur tête les deux frères ennemis, Césaire etAurélien. Le premier, Préfet du prétoire en titre et protégé d' Eutrope, était l’homme de l'entente avec les Barbares, tandis que son frère Aurélien dirigeait le parti des ennemis des Goths. Ces "patriotes", ou qui se prétendaient tels, montraient du doigt le Vandale Stilicon, chef de l'armée d'Occident, qui, sous couvert de "régen­ce", exerçait le pouvoir suprême et qu'ils soupçonnaient même, bien à tort à mon a­vis, d'aspirer secrètement à l'Empire : mon ancien ami Claudien était devenu son pa­négyriste et son chantre officiel. Aurélien et ses amis redoutaient, ou faisaient semblant de redouter, que Gainas ne devînt le Stilicon de l'Orient. Comme Aurélien était un ami personnel du comte Jean, connu de tous sauf, bien sûr, du stupide Arcadios, comme étant l'amant de l'Impératrice, il n'eut pas de mal à faire partager ses craintes, réelles ou supposées, à Eudoxie qui, bien que fille d'un chef Franc, prit parti contre les Barbares !

Gaïnas croyait‑il sincèrement, quand, poussé par Stilicon, il exigea le ren­voi d'Eutrope, que le pouvoir de l'eunuque passerait entre ses mains ? Nous ne le saurons jamais. Toujours est‑il que l'Empereur accéda à sa demande : Eutrope n'eut plus qu'à se réfugier à l'église de la Sagesse et il y serait peut‑être encore, je vous l'ai déjà dit, s'il n'avait eu la malencontreuse idée de chercher à en sortir. On l'arrêta et dans un premier temps, il fut emmené en exil à Chypre. A la faveur de sa chute, Aurélien remplaça son frère Césaire à la Préfecture du prétoire et cela devait avoir, par la suite, des conséquences considérables.

Si je me souviens bien, c'est vers cette époque qu'un jour, au début de l'é­té, je vis arriver Synésios. Une après‑midi, pendant mon cours, j'aperçus une sil­houette trapue qui faisait les cent pas devant la porte de l’ancien temple où j’officiais. De temps en temps, il jetait un coup d’ oeil dans ma direction. De toute évi­dence, il attendait. Je ne le reconnus qu'en sortant :

‑ On ne m'avait pas trompé, me dit‑il. C'est bien dans le temple de la Fortune que tu sacrifies à Calliope.

‑ Comment m’as‑tu trouvé ?

‑ Mais ne m'avais‑tu pas annoncé à Athènes que tu voulais t’installer comme rhéteur à Constantinople? Or tu es très connu dans la capitale ! Personne n'ignore que c’est à Chalcédoine que le rhéteur Eumène "vend ses leçons", comme aurait dit Socrate.

Nous étions maintenant en route vers chez moi. Il faisait très chaud.

‑ Et que fais‑tu ici ?

‑ Je suis en ambassade, dit Synésios d'un ton emphatique.

Puis, reprenant sa voix naturelle, il continua :

‑ Je suis envoyé auprès de l’Empereur par les cités de la Pentapole cyrénaïque.Comme je crois te l'avoir dit à Athènes, nous sommes aux prises avec des hordes de pil­lards Ausuriens, d'affreux barbares venus du grand désert du Sud. Les gens du pays les prennent pour des "Corybantes" : c'est te dire ! Ils saccagent tout. Mes domai­nes personnels ont été dévastés. Naturellement, l'Empire nous laisse nous débrouiller tout seuls, ce qui est déjà scandaleux. Mais au moins, qu'il ne nous accable pas d’impôts si nous devons assurer nous‑mêmes notre défense

- C'est ça que tu es chargé de dire à l'Empereur ?

‑ Si j'arrive à obtenir une audience ! Mais crois‑moi, ce n'est pas facile ! On me l'avait dit : il faut acheter un par un tous les fonctionnaires, mais il faut d'a­bord les rencontrer et, pour cela, il faut acheter leurs subordonnés.

‑ Et tu les achètes... à prix d'or ?

‑ Presque. J'ai amené des cadeaux. Tu te souviens de l'astrolabe dont la Divine m'avait aidé à faire les plans ? Eh bien, je l'ai fait exécuter en argent par un orfèvre de Cyrène. Il est très beau et il a une grande valeur. Je l'ai amené ici : j'attends de rencontrer quelqu'un de haut placé qui soit à la fois philosophe et amateur d'art pour le lui offrir, à condition, bien sûr, qu'il use de son influence en ma faveur. Et puis, il se passe parfois des choses inattendues. On m'avait dit qu'il fallait arriver de très bonne heure le matin à la porte de bronze du Palais, quelquefois même y passer une partie de la nuit pour être dans les premiers et avoir une chance d'ê­tre introduit le matin. A tout hasard, j'ai donc amené un tapis d'Egypte et des cou­vertures pour coucher sous les portiques de l'Augusteon, à proximité de l'illustre porte. Figure‑toi que l'autre jour, j'y étais : un vulgaire tachygraphe, un Syrien, qui travaille pour un employé d'un des subordonnés du quatrième commis du troisième adjoint du sous‑chambellan, est passé par là. Il a vu mon tapis. Eh bien, tu me croiras si tu veux : il me l'a demandé.

‑ Et tu le lui as donné ?

‑ Je le lui ai promis. S'il intervient en ma faveur, bien sûr ! Car si je dois cou­cher souvent devant cette maudite porte, j'en aurai besoin. Surtout cet hiver. Il fait rudement froid ici !

‑ A côté de Cyrène, certainement. Il y a longtemps que tu es en Thrace ?

‑ Une quinzaine de jours. Je me suis embarqué à Apollonia dès l 'ouverture de la mer

J’appris qu'à Constantinople, Synésios logeait chez un certain Proclos à qui il avait été recommandé. Sa maison se trouvait dans la huitième région, pas très loin du forum de Théodose, vers le sud. Elle avait été entourée autrefois d'un très beau jardin mais Proclos, qui, selon Synésios, était cupide, avait utilisé la plus grande partie du terrain pour y construire des immeubles de rapport et même un éta­blissement de bains, constructions entre lesquelles sa belle demeure était aujour­d'hui enclavée. C'est dans un de ces immeubles que se trouvait le logement qu’il avait mis à la disposition de Synésios. Ses fenêtres, me dit‑il, donnaient sur l'égli­se "consacrée à l'Apôtre Paul."

Il se trompait. L'église en question, peut‑être le savez‑vous, est celle où Théodose a fait inhumer l'évêque Paul de Constantinople, autrefois persécuté par les Ariens au temps de Constance, exilé, puis finalement égorgé par un gouverneur zelé qui devait dans doute vouloir faire sa cour à l’hérétique qui régnait alors au Palai sacré ! Quand il eut fait triompher l'orthodoxie, Théodose fit revenir dans la capi­tale la dépouille de Paul et la fit inhumer en grande pompe dans cette église qui, pour cette raison, s'appelle St Paul. C'est elle que l'évêque Jean Chrysostome avait affectée au culte des Goths catholiques orthodoxes. Il y était même venu en personne un jour de Pâques prononcer une homélie qu'un prêtre barbare traduisait au fur et à mesure en langue germanique. Ce quartier était donc très fréquenté par les Goths et Synésios, qui ne les aimait pas, s'en indignait : « Ca pue le Barbare dans le coin ! » me disait‑il. Pour éviter une conversation sur un sujet qui nous aurait vite divisés, je lui dis :

‑ Je te plains d'être obligé de coucher dehors simplement pour obtenir le droit d'aller mendier.

‑ Et sais‑tu ce que je me disais en t'attendant ? Eh bien, je te plains d'être so­phiste. Tu es condamné à chercher à plaire pour avoir des élèves. Plaire à des ga­mins. Plaire à leurs parents. Tu en es réduit à faire l'histrion, le mime, le chien savant. Et quand tu as des élèves, il faut que tu les gardes : il faut donc que tu sois meilleur mime et meilleur histrion que ceux qui pourraient te faire concurrence. Ca ne doit pas être gai tous les jours. Vive la philosophie !

Je fus surpris de le trouver si aigre et même un peu venimeux :

‑ Que veux‑tu, dis‑je, je suis sans doute aussi philosophe que toi,, mais je ne suis pas, moi, propriétaire terrien. Je gagne ma vie en faisant la seule chose que je sa­che à peu près faire et, ma foi, je ne trouve pas déshonorant d'exercer un art dans lequel s'est illustré Isocrate. Que je doive chercher à plaire, c'est vrai : je tiens commerce comme ce cabaretier devant lequel nous passons et qui doit plaire, lui aus­si, par la qualité de son vin, comme moi par celle de mes discours, comme ce marchand de fruits, là‑bas, qui s'égosille à vanter la qualité de ses pastèques. Tout le mon­de en est là. Il va bien falloir que tu plaises à l'Empereur, toi aussi, et pour commencer, au tachygraphe du quatrième commis du sous‑chambellan.

Nous étions arrivés devant la maison dont j'habite le premier étage et dont l'arrière donne sur le principal port de Chalcédoine. En entrant, nous croisâmes Cyn­thia qui salua Synésios puis disparut. Nous entrâmes dans la pièce où je travaille d'ordinaire : à ma demande, mon jeune tachygraphe Paeonide nous apporta des coupes de rafraîchissements. Quand nous fûmes seuls, Synésios me dit, faisant allusion à Cynthia :

‑ Si je comprends bien, tu as oublié la Divine ou tu t’en es consolé.

Il jeta un coup d'oeil dans ma direction mais, devant mon silence et sans doute aussi le regard que je lui jetai, il n’insista pas. Je l'entraînai devant la fenêtre :

- Regarde, lui dis‑je. Ce que tu aperçois à gauche, c'est le Palais impérial : tu le connais puisque tu passes tes nuits sous ses portiques. A droite, c'est l'ancien­ne acropole de Byzance. Si tu avais plus l'habitude, tu pourrais y apercevoir les silhouettes de trois temples. Je veux dire : d'édifices qui furent autrefois des tem­ples. Aujourd'hui, celui du Soleil est devenu une annexe de la "Grande église", com­me disent les Chrétiens. Celui d'Artémis a été transformé en salle de jeu, et celui d 'Aphrodite est un garage pour le char du Préfet du prétoire et un refuge pour les prostituées de la ville. Nous en sommes là.

Je lui racontai, comme je l'avais fait à Helladios et Ammonios, dans quel é­tat j'avais trouvé les temples de Carthage, de Delphes, de Corinthe et d'Eleusis.

‑ Je pourrais t'en dire autant des temples de la Pentapole, dit Synésios. Mais...

‑ Mais ?

Il tourna le dos à la fenêtre, partit vers le fond de la pièce et, après a­voir posé sa coupe, prit sur une petite table une lampe en argent dont il entreprit de détailler les ciselures :

‑ J'évolue...

Et comme j’attendais la suite, il ajouta :

‑ Je suis de moins en moins convaincu qu'il y ait une différence fondamentale entre l'Un transcendant dont nous entretenait la Divine et le Dieu transcendant des Chré­tiens. Comme entre leur "Trinité" et la "Triade" des Oracles chaldaïques.

J'étais abasourdi. C'est seulement plus tard que j'appris qu'il allait prier dans toutes les églises de Constantinople pour le succès de son ambassade. Il me pa­raît également possible que les amis qu'il fréquentait dans la capitale n'aient pas été étrangers à son « évolution » même si plusieurs d'entre eux restaient fidèles à l'hellénisme, à commencer par Proclos ou par toi, mon cher Pylémène.

‑ Comment peux‑tu dire cela ? répliquai‑je. Tu sais très bien qu'entre la Triade des Oracles et la Trinité des Chrétiens, il n'y a aucun rapport. Quant à l'Un des Plato­niciens, je vois au moins une différence, mais capitale, entre lui et le Dieu biblique, c'est qu'il n'a pas créé l'Univers. Peux‑tu croire à la création "à partir de rien" ?

‑ Difficilement.

‑ Et à la fin de ce monde ?

‑ Guère plus.

‑ Et à la fameuse résurrection des corps ?

‑ Ah celle‑là, non ! Certainement pas !

Synésios s'était assis sur le coin d'un lit de repos. Il se tenait la tête dans les mains, les coudes sur les genoux :

‑ Entre nous, lui dis‑je, tu me fais l'effet d'un curieux Chrétien ! Si tu leur parles de tes croyances, ils te prendront pour un hérétique bien plus dangereux que les Ariens !

Il releva les yeux dans ma direction :

‑ Et toi, me dit‑il, tu es toujours Hellène sans hésitation ?

‑ Si j'hésite, ce n'est pas parce que j'envisage d'adhérer aux croyances chrétiennes.

Il me restait une copie de mon Antée. Je la pris sur une étagère et la lui tendis :

‑ Tiens, dis‑je. Si tu veux savoir où j'en suis, lis cela.

Il parut intéressé et se mit à dérouler le volume;

‑ Tu as écrit un livre ? C'est intéressant. J'en ai moi‑même plusieurs en prépara­tion, en particulier un Dion, ce qui ne t'étonnera pas. Ce qui te surprendra peut‑ê­tre davantage, c'est que j'ai commencé à composer des Hymnes, des hymnes à Dieu, ce­lui des Chrétiens ou celui des Hellènes, puisque, comme je te l'ai dit, je pense que c'est le même. Comme Socrate, une inspiration un peu tardive m'a conduit, moi phi­losophe, à la musique et à la poésie. Je t'enverrai un exemplaire de ces poèmes quand je serai rentré à Cyrène, c'est‑à‑dire ‑ il soupira ‑ Dieu sait quand...

Synésios se leva :

‑ Allons, il faut que je repasse le Bosphore !

‑ Pourquoi ne resterais‑tu pas ici, ce soir ?

‑ Je dois dîner chez Proclos. Mais je reviendrai. Et toi aussi, j'espère, tu vien­dras me voir sur l'autre rive; nous reprendrons cette conversation. Je lirai ton li­vre et je te dirai ce que j'en pense.

Je ne sais s'il lut mon livre, mais il ne m'en a jamais reparlé. Je l'accom­pagnai jusqu'à l'embarcadère et, en descendant au port, je lui demandai ce qu'on di­sait à Constantinople de la situation née de l'éviction d'Eutrope.

- Beaucoup de gens parmi ceux que je vois m’ont l'air inconscients, me répondit‑il. Depuis que l’eunuque a été écarté du pouvoir et qu’ Aurélien a accédé à la Préfecture, ils ont l'air de croire que tout est rentré dans l'ordre. Quelle folie ! Tu imagines bien que, si Gaïnas a exigé la destitution d'Eutrope, ce n'était pas pour mettre en place le seul adversaire des Barbares qui soit vraiment déterminé à les chasser de l'Empire ! Je te le dis : on ne va pas tarder à entendre à nouveau parler de ce Gaï­nas. Nous n'aurons la paix que le jour où nous aurons enfin décidé, une bonne fois pour toutes, d'en finir avec ces Goths !

‑ Ces Goths que nous avons nous‑mêmes installés sur notre territoire, bien contents d'avoir sous la main des combattants que nous ne sommes plus capables de recruter dans nos propres cités.

‑ Jolis combattants,. ne trouves‑tu pas ? Les installer sur notre territoire, comme tu dis, ce n'est vraiment pas ce que Théodose a fait de mieux. Non, crois‑moi : du balai !

Synésios devait être bien informé. En tout cas, le parti hostile aux Barba­res prit peu après des initiatives qui allaient accélérer les événements : Eudoxie fut proclamée Augusta. S'agissant d'une Barbare, même violemment hostile à ses frères de sang, c'était une provocation manifeste et c’est bien ainsi que l'entendit Gaïnas. Quelque temps auparavant, Eutrope avait été ramené de Chypre et condamné à mort. Comme on n'osait pas exécuter dans la capitale un homme qui, après tout, était Patrice et Consul pour l’année en cours, il fut amené à Chalcédoine où les tueurs d'Aurélien égorgèrent comme un poulet le vieil eunuque à cheveux blancs qui, pendant quatre ans, avait régné en maître sur le Palais sacré. Synésios, que je rencontrai chez son hôte Proclos, me dit savoir de source sure que l'épouse de Césaire multipli­ait les visites à l'épouse de Gaïnas : il était persuadé que, par femmes interposées, le frère d'Aurélien trahissait l'Empire et poussait le Barbare à la révolte. On en eut confirmation au début du printemps quand les troupes de Gainas fraternisèrent ou­vertement avec celles de Tribigild et qu'ils se mirent ensemble à ravager l'Asie mi­neure.

Dans l'immédiat cependant, ce qui occupait entièrement l'esprit de Synésios, c'était l'audience que devait prochainement lui accorder l'Empereur. A force de mul­tiplier les cadeaux, il avait enfin réussi à approcher Aurélien. Le magnifique astro­labe en argent n'avait pas été de trop pour s'attacher les faveurs du comte Paeonios qui avait favorisé son entrevue avec le Préfet du prétoire. Celui‑ci était devenu le grand homme de Synésios qui ne tarissait pas d' éloges sur sa largeur de vues, son sens de l’Etat, son dévouement au bien public. Aurélien lui avait promis les remises d'impôts qu’il demandait pour la Cyrénaïque et, pour lui‑même, ( mais je ne le sus pas tout de suite ) l'exemption des charges curiales qu'il réclamait avec insistance. En échange, le Préfet lui avait quasiment dicté les termes du discours qu'il devait prononcer devant l'Empereur. Il me le fit lire. J'eus l'impression d'une véritable remontrance où, sous couvert d'énumérer en philosophe les devoirs des rois, il re­prochait à Arcadios de rester confiné dans son palais et de vivre dans le luxe et la molesse. La suite était un réquisitoire en règle contre les Barbares. Synésios de­mandait à lEmpereur de les renvoyer chez eux et de recruter une armée nationale. Il terminait en plaidant pour les provinces surchargées d’impôts et opprimées par de mauvais gouverneurs.

‑ Beau texte, dis‑je, mais tu vas vraiment jeter ça à la tête d'Arcadios ?

‑ Bien sûr.

- Ca ne te paraît pas un peu... audacieux ?

‑ Je serai le porte‑parole du Préfet du prétoire. Je ne risque rien.

La seule chose qu'il craignît, lui, petit décurion de Cyrène, c'était d'être intimidé par le somptueux décor et par la présence de tous les dignitaires du Consistoire assis au pied du trône. Il savait son discours par coeur et avait plusieurs fois répété les gestes qu'il devrait accomplir. Il commencerait par se prosterner front con­tre terre et par déposer aux pieds du Souverain l'or coronaire dû par les curiales de la Pentapole. Plus tard, il me raconta cependant que la nuit qui précéda l'audience, il n'avait pas fermé l'oeil.

Il s'était trouvé, me raconta‑t‑il, devant une sorte d'idole parée comme pour l'adoration des fidèles, couverte de pourpre et d'or, chargée de bijoux,de dia­dèmes et de sceptres, mais d’ un homme qui lui avait paru hébété, presque stupide.

‑ Tu avais tort de t’ inquiéter pour moi ! me dit‑il en riant. Je me demande s’il a seulement compris ce que je lui disais. En tout cas, même aux endroits les plus "au­dacieux", comme tu dis, de ce que tu appelles ma "remontrance", je ne l'ai jamais vu sourciller. Manifestement il s'ennuyait, et je l'ai vu plusieurs fois étouffer un baillement. Ce n'est pas un homme, c'est un bovin !

Il n'était évidemment pas possible qu'un tel pantin eût un avis personnel. Il suffisait donc qu'Aurélien eût promis pour que sa parole tînt lieu d'engagement officiel. Malheureusement pour la Pentapole et pour son ambassadeur, les événements allaient fort mal tourner dans les mois suivants.

*

Vers avril, vous vous en souvenez, Tribigild et Gaïnas convergèrent vers Constantinople. Le premier se dirigea vers l'Hellespont, le second vers le Bosphore: cette fois, ils étaient entrés en rébellion ouverte et la capitale était sans défen­se. La population de Chalcédoine, qu'aucune muraille ne protégeait plus depuis que Valens l'avait fait démolir, vit l'hippodrome tout proche se remplir de troupes bar­bares : il y avait là, disait‑on, plus de 30.000 hommes, avec leurs montures, leurs chariots, leurs bagages, et même une bonne partie de leurs familles. La nuit, des feux brillaient autour desquels on voyait rassemblés les Goths qui s'interpelaient dans leur dialecte rugueux. Pendant le jour, on assistait à l'agitation d'un camp, on entendait des sonneries de trompettes, des hennissements de chevaux, le bruit mé­tallique des armes, des cuirasses et des casques. On se montrait du doigt la tente de Gaïnas : le bruit courut bientôt qu'il avait exigé une entrevue avec l'Empereur. C'était vrai. Il lui avait même présenté un véritable ultimatum auquel l'autre s’é­tait, comme d'habitude,, empressé de se soumettre. En tout cas, j'aperçus un jour le "bovin" que m'avait décrit Synésios, revêtu de la pourpre, ceint du diadème et en­touré des hommes de sa garde, s'avançant vers la tente du Barbare qui en sortit pour l'accueillir. Quelle humiliation ! L'empereur catholique orthodoxe et le chef de guerre arien se dirigèrent vers l’Eglise dédiée à la "martyre" Euphémie, élevée un peu à l'extérieur de Chalcédoine, sur le lieu de son supplice, et tous deux prêtè­rent serment sur les reliques de la sainte ! Le lendemain, on vit arriver dans le camp des Goths le Préfet du prétoire Aurélien, destitué de sa charge sur l'injonc­tion de Gaïnas et chargé de chaînes. Il était accompagné de deux de ses plus fidè­les partisans, enchaînés eux aussi, le Consulaire Saturnin et le fringant comte Jean, l'amant de l'Impératrice. Le Barbare se livra alors à un honteux simulacre d'exécution, sous les yeux horrifiés de la population de Chalcédoine qui regardait la scène depuis les fenêtres et les toits des maisons. Par trois fois, agenouillés au pied du chef Goth, l'épée du bourreau leur effleura la tête et passa devant leur. yeux. Puis il les fit relever et les plaça sous bonne garde. Ils furent emmenés dans les bagages des Barbares lorsque ceux‑ci franchirent le Bosphore et passèrent dans la capitale. 30.000 personnes ! Le détroit était couvert de vaisseaux ! Sans doute Gaïnas jugeait‑il ses prisonniers plus utiles à sa cause vivants que morts. L'évê­que Jean Chrysostome fit une énergique intervention en leur faveur du haut de la chaire de la Grande église : ils eurent donc définitivement la vie sauve et furent emmenés en exil escortés par un important détachement. Césaire remplaça immédiate­ment son frère Aurélien à la Préfecture du prétoire : Arcadios avait cédé sur toute la ligne.

Installé dans la ville avec ses Goths, Gaïnas eut‑il l'intention, comme on l'a dit, de s'emparer par la force de l'Empire ? J'en doute fort. Jamais on n'a vu, ni en Orient ni en Occident, un chef barbare ceindre lui‑même le diadème impérial.A Rome, Arbogast avait poussé en avant le rhéteur Eugène. Plus tard, Stilicon a fait d'Honorius son gendre mais il n'a jamais cherché à l'évincer. Et, à l'heure même où je vous parle, Alaric vient d’imposer au Sénat de Rome un « empereur » fantoche, Atta­le, mais il n'a pas revêtu lui‑même la pourpre. Je ne crois pas davantage que Gaïnas ait eu cette intention : les Barbares sont bien conscients qu'ils ne sont pas des Romains.

Ce qui s'est passé à Constantinople entre avril et juillet de cette année‑là, sans doute le savez‑vous mieux que moi. Personnellement, j'en étais informé par Synésios qui me faisait parvenir assez régulièrement des billets brefs mais précis dans lesquels il me décrivait la situation au fur et à mesure qu'elle évoluait. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il aspirait d'autant plus à l'élimination des Goths que le Préfet du prétoire Césaire qui était, selon lui, "leur homme", avait annulé tou­tes les faveurs que lui avait accordées Aurélien : Synésios avait prononcé au Palais une seconde harangue inspirée par les mêmes sentiments que la première, mais compor­tant en outre un vibrant panégyrique d'Aurélien, qui avait fort mécontenté le nou­veau Préfet. Si je me souviens bien, c'est peu après que le pauvre ambassadeur de Cyrène commença à rédiger son Récit égyptien auquel il donna comme sous‑titre De la providence et dont il nous lut la première partie quelques mois plus tard : tu t'en souviens, mon cher Pylémène.

J'ai du mal aujourd'hui à faire la part, dans ce que me disait Synésios, de la réalité et du délire antibarbare auquel il s'abandonnait de plus en plus. Que les hommes de Gaïnas aient dévalisé les changeurs et vidé leurs caisses, je le crois volontiers. Je pense qu'ils ont pu aussi demander pour leur culte arien une église que l'évêque Jean put d'autant plus facilement leur refuser qu'il leur en avait ac­ordé une où le culte orthodoxe était célébré dans leur langue. Qu'ils aient entre­pris d'éparpiller dans la ville et même à l'extérieur les scholes de la garde palati­ne, soit. Mais qu'ils aient voulu, à plusieurs reprises, mettre le feu au Palais sa­cré, cela me laisse sceptique, surtout quand j'entends les récits, manifestement lé­gendaires, qu'en ont faits les Chrétiens : ne firent‑ils pas courir le bruit que les Goths avaient été arrêtés dans leur criminelle entreprise par l'apparition d'une lé­gion d'anges ! Si vraiment Gaïnas avait eu l'intention de chasser Arcadios et de s’emparer du pouvoir, il n'aurait pas brusquement décidé de quitter la ville en ce fameux jour de juillet dont vous vous souvenez tous. Personnellement, c'est cette surprenante décision que je ne suis jamais arrivé à comprendre : je ne puis faire que des suppositions.

Un jour, en fin d'après‑midi, j'étais chez moi, à Chalcédoine, en train de lire, quand soudain j'entendis la voix de Cynthia qui m'appelait. J'accourus : elle était affolée. Elle me désigna, par la fenêtre, tombant du ciel au‑delà‑du Bosphore et juste au‑dessus de Constantinople, une boule de feu suivie d'une traine qui res­semblait à la longue lame d'une épée. L'astre était si lumineux qu'il obscurcit le ciel sur son passage. Cynthia était paralysée par la peur.

‑ C'est sans doute une comète, lui dis‑je. On prétendait autrefois que c'était un mauvais présage, annonciateur de catastrophes, mais je n'y crois guère.

Et je lui racontai l'anecdote de l'éclipse de soleil dont parle Plutarque de Chéronée, phénomène lui aussi soi‑disant terrifiant et qui avait permis à Périclès de donner une si belle leçon de philosophie au pilote de son navire. Mais nos contemporains sont moins bons philosophes que Périclès et, le lendemain, dans les rues de Chalcédoine, on ne parlait que de la comète. On ne parlait que d'elle aussi dans les rues de la capitale, à ce que m'annonça Synésios. Chacun, bien sûr, interpréta le présage à sa façon. Des Hellènes comme Anmonios y virent une annonce de la vengeance des Dieux. Les Constantinopolitains dans leur majorité, y trouvèrent une confirma­tion de la terrible menace barbare qui pesait sur eux, mais Gaïnas et ses hommes prirent peur aussi : depuis leur coup de force, ils étaient considérés non plus comme des protecteurs mais comme des oppresseurs, comme une véritable armée d'occupation. D'autant qu'ils étaient ariens et que les Chrétiens les plus fervents voyaient en eux d'abominables hérétiques. Leurs femmes et leurs enfants, éparpillés dans la vil­le se sentaient de moins en moins en sécurité quand ils voyaient les regards de haine qui pesaient sur eux; la garde palatine que Gaïnas avait cru habile de disperser dans les différents quartiers, ne faisait qu'accroître le sentiment de danger qu'ils éprouvaient. Lorsque la comète apparut, leur peur devint panique et c'est l'élément décisif qui, à mon avis, a poussé les Barbares à prendre leur décision en apparence insensée. Toujours est‑il qu'un jour, au début de juillet, Synésios me fit signe : des indices concordants lui faisaient penser que quelque chose se préparait et, com­me mes élèves, comme tous les ans, étaient partis passer les mois d'été dans leurs familles, je le rejoignis chez Proclos. J'étais donc à Constantinople au moment des événements.

On se doutait depuis deux ou trois jours, me dit Synésios quand j'arrivai, que les Goths se préparaient à quitter la capitale. Partout dans la ville, on les voyait, ainsi que leurs familles, s'activer, s'affairer, comme s'ils faisaient des préparatifs. Certains les avaient même vus porter de lourdes caisses qui pouvaient bien être remplies d'armes. Le matin même, avant le lever du jour, le défilé avait commencé. Proclos comme Synésios, avait été réveillé par le piétinement sourd des Barbares et le roulement de leurs chariots. Levés en hâte, ils les avaient vus dans la pénombre passer devant leur église et se diriger vers les portes.

‑ Mais pourquoi fuient‑ils ? dis‑je.

Synésios eut un air interrogatif :

‑ Tout le monde parle d'un miracle qui les aurait impressionnés.

- Ah ! la comète ?

- La comète peut‑être, mais on parle surtout d'anges qu'ils auraient vus se dresser devant eux quand ils ont voulu attaquer le Palais.

Je haussai les épaules, ce qui provoqua un de ces dialogues aigres‑doux que nous échangions de plus en plus souvent, Synésios et moi :

‑ C'est vrai ! J'oubliais que tu es un mécréant, toi, me dit‑il d'un ton de reproche.

‑ Et toi, je te trouve bien crédule...

‑ Je préfère être crédule qu'impie.

‑ Libre à toi.

Les fenêtres de son appartement dominaient la place où se dresse l'église St Paul. Les rues avoisinantes étaient étrangement calmes et silencieuses, mais c’était un calme insolite et un silence lourd de menaces. Toutes les boutiques étaient hermétiquement closes et les portiques déserts. De temps en temps, on voyait une silhouette se hâter et s'engouffrer dans une maison. Dans le lointain, dans la direction des murailles, on entendait un brouhaha confus. Synésios me dit que Proclos avait envoyé deux de ses esclaves voir ce qui se passait avec ordre de revenir dès qu'ils sauraient quelque chose de sûr.

Bientôt le brouhaha lointain se transforma en une sorte de long hurlement, venant du côté du forum de Théodose, qui grandit et se rapprocha. Au début de l'a­près‑midi, on vit refluer de cette direction et envahir la place, des enfants et des femmes barbares, affolés, haletants, chassés par une grèle de pierres, de morceaux de briques et de projectiles divers. J'en vis plusieurs s'effondrer, le crâne écla­té. Ceux qui réussirent à échapper à la mort coururent vers l'Eglise et s'y engouffrèrent. Très vite apparurent les guerriers goths, tentant par un barrage de leurs boucliers et la menace de leurs armes, de protéger leurs familles en contenant une foule hurlante qui brandissait des épées et des javelots, et les débordait de toutes parts.

Proclos entra en coup de vent. C'était un homme de haute taille, d'allure digne, le visage dur et les cheveux grisonnants. Il venait d'apprendre ce qui s'é­tait passé. C'était une vieille mendiante, qui tous les jours se tenait près de la porte St Emilien, qui, par ses cris, avait ameuté les gens du quartier quand, à l'aube, elle avait vu passer les Barbares qui sortaient massivement de la ville. Bientôt les Grecs avaient afflué de partout et les bagarres avaient commencé. Les Goths eurent d'abord le dessus, mais très vite les Grecs réussirent à s'emparer des chariots et à éventrer les caisses d'armes. Le massacre fut horrible. La plupart des Barbares étaient déjà sortis, accompagnant Gaïnas qui, disait‑on, se rendait en pélerinage à une église de l’Hebdomon consacrée à Jean le Baptiste. Mais les derniers de la colonne, plusieurs milliers en comptant les membres de leurs familles furent pris au piège quand les habitants de Constantinople, aidés par celles des sentinelles qui n'avaient pas été égorgées, eurent réussi à fermer les portes de la ville. C'étaient eux qui refluaient maintenant vers leur église, celle que leur a­vait attribuée l'évêque Jean : ils se bousculaient pour y entrer à la suite de leurs femmes et de leurs enfants, confiants dans le droit d'asile attaché aux lieux de culte. Ceux qui ne purent trouver refuge à l'intérieur, débordés par la foule, lut­tant à un contre cinq, furent poignardés, transpercés par des javelots ou passés au fil de l'épée. D'énormes madriers furent amenés pour bloquer les portes de l'édifi­ce, et c'est à ce moment que je compris que tout cela constituait probablement l'exécution d'un plan diabolique. Pris au piège dans la ville, ces malheureux l'étaient maintenant dans leur sanctuaire.

J’assistai alors, impuissant, paralysé par la honte, à un spectacle que je n'oublierai jamais. Des dizaines d'hommes se trouvèrent très vite sur le toit de l'église et commencèrent à en arracher les tuiles qui éclataient avec un bruit sec en tombant sur la place. Tout autour de l'édifice, la foule, énorme, était rassem­blée à petite distance. Ses hurlements avaient fait place à une sorte de murmure, comme si la populace était elle‑même épouvantée par la monstruosité de ce qui se préparait.

Il y eut bientôt un vaste espace au milieu du toit entièrement dépouillé de ses tuiles, à peu près, je pense, au‑dessus de l'autel. C'est du côté de l'église opposé à celui où nous nous trouvions qu'avaient été posées les échelles par les­quelles le matériel parvenait aux assaillants. Bientôt, en tout cas, ils furent ar­més de barres de fer et, à travers les solives de la charpente, entreprirent de faire un trou dans la voûte. Je vis ensuite l'un d'eux se pencher, puis se redresser, tenant à la main une torche enflammée. Celle‑ci passa de main en main jusqu'au der­nier de la file qui se tenait au bord du trou et la jeta à l'intérieur du sanctuai­re. Une seconde torche parut, puis une autre, puis d'autres encore, puis des fagots des bottes de paille... Je quittai la fenêtre, au comble du dégoût

‑ Quelle horreur ! dis‑je. Ce sont des monstres !

Synésios regardait la scène. J’eus l’impression qu’il était très pâle. Une épaisse fumée s’échappait maintenant par le trou du toit.

‑ Ces gens‑là, dis‑je à Synésios, doivent être de pieux chrétiens. Or ce qu’ils font n'est pas seulement un crime, c’est un sacrilèqe. Car enfin, cet édifice est une église. Qu'en penses‑tu ?

Il soupira sans répondre. On sut plus tard que Gaïnas, informé du piège dans lequel était tombée la fin de sa colonne, était revenu sur ses pas avec les troupes qui l'entouraient et qui étaient sorties de la ville depuis longtemps, mais s'était heurté aux portes closes. Cela fit dire ensuite à certains qu'il n'avait fait semblant de quitter Constantinople que pour mieux regrouper ses forces en vue d'un siège et d'un as­saut en règle, hypothèse que, personnellement, je juge absurde.

L'horrible sort réservé aux Barbares, à leurs femmes et à leurs enfants dans leur église ‑ et aussi dans quelques autres, m'a‑t‑on dit ‑ laissa un malaise dans l'esprit de beaucoup de Constantinopolitains. Quand je racontai ces événement à Cynthia, à mon retour à Chalcédoine, j'eus la tristesse de voir briller dans ses yeux une flamme malsaine. Elle partageait, à l'égard des Goths, la haine de l'é­crasante majorité de nos compatriotes. Elle se souvenait de la mort horrible des siens : la mort horrible des Barbares brûlés vifs dans leur église les vengeait. J'avais beau lui répéter que les Goths qui avaient incendié son village et massa­cré sa famille étaient criminels non parce qu'ils étaient des Barbares mais parce qu'ils étaient des soudards, j'avais beau lui citer toutes les monstruosités per­pétrées par les soudards romains et grecs dans toutes les guerres du passé, rien n’y faisait. Je crois même qu'elle n'était pas loin de voir dans mes propos une insulte à l'égard de ses morts.

Césaire resta quelques mois encore Préfet du prétoire. C'est seulement au début de l'année suivante qu'il fut arrêté , emprisonné, puis traduit en justice. Quant à Gainas, il commit l'imprudence d'aller s'enfermer avec ses troupes dans la Chersonnèse. Vous savez qui on réussit à rassembler assez de troupes pour lancer contre lui une campagne sous les ordres de Fravitta, encore un Barbare, naturelle­ment, qui le contraignit à fuir au‑delà du Danube. Il y fut tué pendant l'hiver par des Huns avec lesquels l'Empire s'empressa de faire alliance.

Peut‑être sais‑tu, mon cher Pylémène, que cette alliance hunnique est la clef de l'énigme du "loup" sur laquelle s'achève la première partie du Récit égyp­tien : Synésios, tu t'en souviens, le composa pendant l'été qui suivit le massacre des Goths et il nous en donna lecture chez toi un soir d'automne. Derrière la ri­valité d'Osiris et de Typhon, il fallait évidemment voir celle d'Aurélien et de son frère Césaire. Quand, à la fin, il évoquait le jeune Horus qui "prendrait pour al­lié le loup plutôt que le lion", par le loup il désignait les Huns et par le lion les Goths. Synésios, tu dois t'en souvenir, haissait les Goths mais avait de l'in­dulgence pour les Huns : il affectait de les trouver meilleurs combattants. Je crois surtout qu'ils avaient pour lui le mérite d'être moins nombreux et donc d'ê­tre une moindre menace pour l'Empire.

La tête de Gaïnas, envoyée à Constantinople par les Huns, fut promenée dans les rues au bout d’ une pique peu avant le retour triomphal d 'Aurélien et de ses compagnons de détention, libérés par leurs geôliers goths dès que ceux‑ci eurent appris la piteuse fin de leur chef. L'Impératrice Eudoxie retrouva donc son amant. Quant à Aurélien, il retrouva, lui, la Préfecture du prétoire et c’est uniquement à sa mansuétude que son frère Césaire dut d'avoir la vie sauve. Fravitta n'eut pas cette chance : accusé de trahison, il fut exécuté sans pitié, bien qu'il eût, après tout, sauvé l'Empire. Une impitoyable chasse aux Barbares commença et l'épuration des cadres de l'armée fut systématiquement entreprise. Aurélien rétablit les fa­veurs qu'il avait, un an plus tôt, accordées à la Pentapole cyrénaïque, mais, je ne sais trop pourquoi, Synésios ne retrouva pas, lui, l'exemption des charges cu­riales qu'il avait, la première fois, obtenue. Il n'en conclut pas moins la secon­de partie de son Récit égyptien par un éloge dithyrambique du Préfet. Toute cette aventure se termina quelques années plus tard, vous le savez, par l'érection sur le Xérolophos de la colonne historiée qui raconte notre victoire, pourtant peu glo­rieuse, sur Gaïnas.