30.1.05

‑ V ‑


Le voyage de Rome à Brindes n'a pas dû beaucoup changer depuis Horace. En tout cas, j'ai connu à peu près tout ce qu'il raconte, y compris la traversée noc­turne en barque du marécage infesté de moustiques, avant Terracine. Mais je n'eus, comme lui, comme compagnons de voyage, ni Virgile ni Mécène, et, au lieu des belles villas où il fit étape, je dus me contenter de sordides auberges où je m'estime heureux de n'avoir pas été dévalisé.

A Brindes, je n'eus pas trop de difficulté à trouver un bateau en partance pour la Grèce dont le patron voulût bien se charger de moi, Un matin, je vis apparaître une terre blanche et bleue que le pilote me désigna comme étant Corcyre. Nous y fîmes escale puis nous passâmes à proximité d'Ithaque, la patrie du divin Ulysse, et nous entrâmes dans le golfe de Corinthe. Debout à l'avant du bateau, je regardais, avec émotion, très loin à ma droite, les côtes du Péloponèse, en pensant aux épouvantables ravages que les soudards d'Alaric devaient être en train d'y opérer. J'ai su depuis qu'ils avaient en particulier saccagé de fond en comble le prestigieux sanctuaire d'Olympie et pillé les innombrables chefs d'oeuvre qu'il contenait. Plus tard, lorsque le chef Goth évacua le Péloponèse, chassé par une intervention militaire de Stilicon, ce ne fut que pour aller ravager d'autres provinces, mais en Occident cette fois, sans aucun doute à l'instigation de Constantinople. Alors commencèrent les souffrances de la malheureuse Italie.

Le pilote me désigna sur notre gauche, donc sur la rive opposée à celle du Péloponèse, quelques maisons blanches au ras de l'eau, au pied d'une montagne qui tombait à pic dans la mer et qui n'était autre que le Parnasse. Il me dit que cé­tait le port de Cirrha d'où l'on montait autrefois au sanctuaire de Delphes. Alors je ne résistai pas à la tentation et je lui demandai de m'y arrêter. Deux heures plus tard, après avoir escaladé le chemin caillouteux qu'avaient autrefois suivi tant de pélerins et sur lequel, ce jour‑là, j'étais seul, je parvins aux premières maisons de la ville qui entoure le sanctuaire d 'Apollon et que dominaient les vertigineuses arêtes verticales des Phédriades.

Autrefois, les habitants de Delphes avaient mauvaise réputation. Les Grecs leur reprochaient de vivre au crochet des pélerins. Comme il n'y a plus aujourd'hui de pélerins, la ville me parut très pauvre : sur le seuil de maisonnettes suintant la misère, des vieilles toutes ridées, vêtues de haillons noirs, me dévisageaient d'un air réprobateur. J'étais un Hellène, sans doute. Et je les soupçonnai d'avoir renié le Dieu qui les avait si longtemps fait vivre. Des gosses en loques s'accro­chaient à moi, mendiant tous une aumône et ils me suivirent jusque sur la place qui s'étend devant la porte principale du sanctuaire percée dans le mur d'enceinte. Je passai entre des maisons qui avaient meilleure allure que celles du village. En les observant attentivement, je compris vite pourquoi : elles avaient été en partie re­faites avec de belles pierres de marbre, parfois sculptées, qui ne pouvaient qu'a­voir été prises à des monuments du sanctuaire; je devais en avoir confirmation tout au long de ma visite. Je vis même un linteau de porte qui n'était autre qu'une statue archaïque assez grossière dont on voyait la tête de profil. Le visage avait été tourné vers le sol.

Sur la place devant la porte, bordée de portiques en ruine dont la démoliti­on était déjà bien avancée, deux ou trois statues d'Empereurs restaient étrangement debout sur leur socle. Des dizaines d'autres avaient disparu. Il y en avait une qui gisait à terre, la tête et les deux bras cassés; je m'approchai pour lire l'inscrip­tion : c'était la statue de Dioclétien. Quelques débris de barraques en planches a­chevaient de tomber en poussière sous les ruines des portiques : sans doute les ves­tiges des commerces de souvenirs et de cadeaux que tenaient là les Delphiens au temps de la splendeur du sanctuaire.

Je pénétrai dans l'enceinte sacrée : une voie dallée, bordée de petits monuments passablement ruinés, ainsi que, ça et là, de quelques statues, s’ouvrait de­vant moi et montait jusqu'à un coude distant d'un demi‑stade environ. Il régnait un étrange silence qui n'était troublé que par le murmure du vent et par des voix loin­taines d'enfants. Je m'aperçus vite que le sanctuaire avait été systématiquement pillé depuis sans doute très longtemps : de chaque côté de la voie sacrée, il ne res­tait plus guère que les soubassements des monuments votifs construits par toutes les cités grecques, de Marseille à Byzance, depuis des siècles. La plupart des chefs d'oeuvre qu'ils contenaient avaient disparu : les statues de bronze avaient dû être emmenées à la fonte et les oeuvres de marbre avaient probablement été pillées par les empereurs, voire par des particuliers amateurs d'art. Même si Constantin avait fait transporter dans sa capitale beaucoup des oeuvres d'Olympie, de Delphes et d'aïlleurs, je n'oublais, pas que Néron et, avant lui, Sylla, avaient donné le mauvais exemple. Toutes ces statues honteusement dérobées, on ne pouvait deviner leur existence que par les traces verdâtres qu'elles avaient laissées sur les soubassements et par les innombrables inscriptions intactes qu'on pouvait y lire. Disparu le taureau de Corcyre. Disparues le peuple de statues offertes par les Athéniens sur la dîme de Marathon et exécutées par Phidias. Disparu un autre peuple de statues, plus nombreuses encore, dressées juste en face de celles des Athéniens, pour les narguer, par leurs ennemis Lacédémoniens, après que Lysandre les eût écrasés à Aegos Potamos. Il ne restait qu'une statue d'un des vingt‑huit amiraux spartiates qui se dressaient le long du mur du fond. Pourquoi avait‑elle été épargnée ? Combien de temps resterait‑elle ainsi sur son socle ? Elle avait une belle patine d'un vert bleuté : c'est sous le regard de ses yeux de bronze que je lus le poème dédicatoire accompagnant la statue de Lysandre qui, elle, n'était plus là. Disparues la plupart des statues offertes par les Arcadiens pour narguer les Spartiates : ne restait en place, je ne sais pourquoi, que le héros Triphylos, à en juger par l'inscription gravée sur la superbe base où alternaient le prophyre rouge et le marbre noir. Dis­parues de leur bel hémicycle, à l'exception de Lyncée, presque toutes les statues d'Argos.

Je marchais au milieu de ce champ de ruines qui, malgré sa dévastation, con­tinuait à raconter l'histoire de la Grèce depuis mille ans. Soudain, je trébuchai : je venais de buter sur une pierre ‑ la tête d'une statue ‑ qui avait roulé jusque là. Je me baissai pour la saisir : c'était un marbre très lourd. La tête était celle d'un homme qui paraissait intelligent, la barbe taillée court, souriant d'un souri­re un peu triste. Je la contemplais avec émotion : il s'agissait manifestement d'un portrait. De qui ? A quelle oeuvre appartenait ce fragment ? Pourquoi l'avait‑on brisée ? Je relevai les yeux : à quelques coudées de moi, un enfant très jeune me régardait : il ne portait qu'un haillon autour des reins et avait le visage couvert de poussière sur laquelle paraissaient avoir séché des larmes. Soudain, comme s'il a­vait peur que je ne lui jette la pierre à la figure, il fit demi‑tour et s'enfuit vers vers un petit monument qui dominait le tournant de la voie et il y disparut.

Continuant à monter, je parvins au coude de la voie sacrée où se trouvent la plupart des "trésors", petites constructions en forme de temples où les cités grecques rassemblaient autrefois leurs offrandres au Dieu. J'eus du mal à croire ce que je vis : ce carrefour était devenu un petit village; tous les trésors étaient habités, des familles misérables s'y étaient établies. On voyait des femmes et des gosses à l'intérieur des constructions d'Athènes,de Thëbes, de Cnide, de Siphnos et ‑ bien qu'il fût presque en ruine ‑ de Syracuse. Leurs regards muets convergeaient vers moi. L'enfant que j'avais vu en bas et qui s'était enfui tout à l'heure, habi­tait le trésor d'Athènes : il me regardait, le pouce dans la bouche, debout entre les deux petites colonnes de la façade. Derrière lui, une femme accroupie, sans dou­te sa mère, surveillait un brouet qui mijotait dans un chaudron de bronze reposant sur trois jolis pieds sculptés,, probablement une oeuvre d'art récupérée dans un des trésors. Les braises brillaient sur les dalles et la fumée noircissait les murs. Les sculptures des frontons n'avaient pas trop souffert, mais toutes les métopes a­vaient, semble‑t‑il, été méthodiquement arrachées. Toutes ces familles avaient com­mencé à organiser leur vie : pour arrêter les torrents qui devaient dévaler, les jours d'orage, entre deux des petits bâtiments, ils avaient construit un mur de pierres qu'ils avaient étayé avec une statue très archaïque, représentant sans dou­te Apollon ! Un peu en retrait, on découvrait même un petit cimetière et, en m'ap­prochant, je compris pourquoi les métopes avaient été arrachées : une fois les scul­tures cassées, ces plaques de marbre, grossièrement aplanies, faisaient d’excellentes dalles pour fermer les tombes ! Des croix y avaient été gravées.

Plus haut, de part et d'autre de l'aire où se regroupaient autrefois les pélerins avant d'aborder la fin du parcours qui les conduisait à l'entrée du temple, on voyait de loin d’autres monuments dont la démolition était bien avancée : ils constituaient certainement d'excellentes carrières de pierres toutes taillées ! Je me recu­lai un peu pour lire une inscription qui apparaissait sur un des murs du trésor d'Athènes, éclairée obliquement au passage d'un nuage et qui me mit les larmes aux yeux :

Sur l’autel saint brille la flamme d’Hephaïstos

Qui brûle la chair des taureaux. Jusqu’à l’Olympe

Monte la fumée bleue de l’encens d’Arabie

L’air retentit des sons de la flute harmonieuse

Et la cithare d’or répond aux chants des hymnes.

Je n'avais plus envie de visiter en détail un sanctuaire aussi scandaleuse­ment saccagé. J'avais hâte d'arriver au temple du Fils de Zeus et à l'antre de la Pythie. Au pied de la terrasse où se dresse cet édifice, de part et d'autre de la ­Voie sacrée, on voyait encore debout un certain nombre de colonnes, simples ou dou­bles, mais, le plus souvent, seules les inscriptions permettaient d'avoir une idée de ce qui se trouvait autrefois à leur sommet : toutes les oeuvres en métal précieux avaient évidemment disparu, à commencer par le trépied d'or de Platées, offert au Dieu après la victoire des Grecs coalisés sur les Perses. Non seulement il n'était plus là, mais sa colonne elle‑même avait été enlevée. Vous savez que Constantin les a, l’un et l’autre, transportés ici, à Constantinople, pour en faire un des orne­ments de l'Hippodrome ! Curieusement, restait en place, près du portique des Athé­niens, au pied du mur de soutènement du temple, une sorte de chatte à tête humaine, assise sur ses pattes de derrière au sommet de sa colonne : c’était la sphinx offerte par les habitants de l'île de Naxos : elle n'était qu'en marbre; c'est sans dout pourquoi elle était toujours là.

Je parvins devant l'autel de marbre blanc et noir construit sur le parvis du temple d'Apollon par les habitants de Chios. En face de moi, sur l'immense ho­rizon de montagnes, se dressait l'illustre édifice qui commençait, lui aussi à tom­ber en ruine : il était trop vaste pour être habité comme les petits trésors, mais il était à l'abandon : ses couleurs s’ écaillaient, un des battants de la porte avai été arraché; la plupart des statues qui se dressaient sur des socles, au bord de la terrasse où jadis Plutarque de Chéronée aimait deviser avec ses amis, avaient disparu ou gisaient à terre en morceaux. En m'approchant, je vis, par la porte béante, que des rochers tombés des Phédriades avaient perforé la toiture qui n'avait pas été réparée : il devait pleuvoir à 1’intérieur. En faisant le tour, je constatai que l'on avait commencé à utiliser les dalles de la terrasse comme matériau de construction: le tour du temple viendrait bientôt; un jour il n'en resterait plus rien. Et je pensais à l'hymne que j'avais lu sur le mur du trésor d'Athènes :

Sur l'autel saint brille la flamme d'Héphaistos...

Près de la façade opposée à celle où se trouvait l'autel, on voyait une pe­tite construction qui, selon l'inscription que j'y lus, avait abrité un groupe sculpté en bronze représentant une chasse d'Alexandre le Grand au cours de laquelle le Conquérant avait été sauvé d’un lion par un de ses officiers. Non seulement les statues n'étaient plus là, ce qui n'avait rien d'étonnant, mais le bâtiment, séparé en trois parties par des murs faits de pierres de récupération, était habité par trois familles comme les trésors de la voie sacrée. Un petit vieux était assis sur le seuil d'une des trois portes et j'eus envie de savoir ce qu'il pensait. Je lui dis que je trouvais le sanctuaire en bien triste état. Il haussa les épaules et bredouilla quelques mots où il était question des "démons", mot par lequel, vous le savez, les Chrétiens désignent généralement les Dieux. Au même moment, une vieille femme, tout de noir vêtue, apparut sur le pas d'une des deux autres portes, et me foudroya du regard.

Je revins vers le pronaos du temple et pénétrai dans ce lieu illustre où, dans la tragédie d'Eschyle, Oreste, poursuivi par les Erinnyes vengeresses et par l'ombre de sa mère, vient se placer sous la protection d'Apollon. Le plafond s'était en partie effondré : on voyait le ciel à travers un énorme trou du toit. Sur les murs, je pus lire les devises des sept Sages, le "Rien de trop", le "Connais‑toi toi‑même" cher à Socrate, mais cette partie du temple était vide; vide aussi la cella. Je n'y vis aucune des statues dont j'avais lu l’énumération dans le livre de Pausanias, ni le siège de fer de Pindare, ni l'omphalos. L'escalier qui devait des­cendre dans la crypte où la Pythie rendait ses oracles avait manifestement été dé­moli, obstrué par les blocs de pierre enchevêtrés. A l'évidence, on s'était acharné sur ce lieu symbolique.

En sortant du temple, j'eus la curiosité de monter jusqu'à la leschè des Cnidiens, vaste lieu de réunion disposé autour d'une cour centrale et dont je con­naissais de réputation les fresques de Polygnote pour en avoir lu la description dans Pausanias. Elles n'étaient plus là; les murs étaient nus. J'allai m'asseoir sur les plus hauts gradins du théâtre d'où l'on découvrait le sanctuaire, la vallée pro­fonde du Pleistos, et l'immense cirque de montagnes jusqu'au golfe de Corinthe... Une merveilleuse lumière inondait ce paysage, le plus beau que j'eusse jamais vu. Delphes... Ici avait été le centre du monde. Ici, pendant des siècles, avait battu le coeur du petit peuple qui a civilisé les hommes. Ici Apollon, fils de Zeus, avait triomphé du serpent Python, Oedipe avait su qu'un criminel, qui n'était autre que lui‑même, se cachait dans Thèbes, les Athéniens avaient appris comment vaincre les Barbares... A mes pieds le temple tombait en ruine et je pensais au dernier oracle de la Pythie interrogée par le divin Julien :

Dites à l’Empereur qu’il est tombé à terre,

Le beau palais…

Phébus n’a plus de toit, de laurier prophétique

De source au doux babil… L’eau parlante est tarie.

Ces ruines que j'avais sous les yeux, c'étaient bien celles de la civilisation. Ja­mais autant qu'en cette lumineuse journée de printemps, je n'ai senti s'étendre sur le monde la nuit noire qu'avait annoncée l’Antonin de Canope.

*

Je redescendis jusqu’à Cirrha où je dus acheter à prix d 'or les services d 'un marin qui finit par accepter de m'amener le lendemain jusqu'à Schoïnos, le port de Corinthe, au fond du golfe. Corinthe me dit ‑il, était en flammes, incendiée par les Goths. Je traversai donc l'Isthme en suivant à pied le diolcos dallé qui sert au transbor­dement des bateaux. De l'autre côté, le sanctuaire de Poseidon avait été saccagé. Par les Barbares ou par les Chrétiens ? Je ne trouvai personne qui pût me le dire. Par la porte du temple, on voyait des statues renversées entre une double rangée de colonnes. A l'intérieur du mur d'enceinte, étaient prostrés des malheureux qui a­vaient réussi à échapper aux hordes gothiques et à fuir le Péloponèse : ils étaient étendus à même le sol, mourant de fatigue et ne sachant où aller. Sur les marches du temple, à l'écart de tous les groupes, était assise une jeune fille, la tête dans les mains, secouée de petits sanglots. Je m'approchai d'elle et réussis à lui arracher, bribe par bribe, les éléments de son histoire ; elle était belle, mais soi visage était défiguré par les larmes. Elle s'appelait Cynthia. Son village, près de Némée, avait été réduit en cendres et toute sa famille massacrée. Elle‑même reve­nait de la fontaine quand elle avait aperçu un détachement barbare. Elle s'était réfugiée dans une grotte où elle était restée cachée d'interminables heures jusqu'à ce qu'elle n'entendît plus rien. En revenant, elle avait découvert l'horreur : son père, son frère, ses voisins, qui avaient dû vouloir empêcher le pillage de leurs demeures, avaient été égorgés. Sa mère avait été brûlée dans sa maison. Cynthia pleurait leur mort, mais plus encore, je crois, se reprochait de leur avoir survécu. Elle avait suivi un groupe de réfugiés qui passaient, venant de la région d'Argos. Cynthia n'avait rien et ne savait ce qu'elle allait faire.

Sa détresse m’émut. Je lui dis qui j'étais. Je lui expliquai que je venais de Rome et que j’allais essayer de gagner Athènes. Voulait-elle me suivre ? Elle haussa les épaules, comme si je lui avais proposé de nous envoler vers la lune, et ses sanglots redoublèrent. Je lui laissai un moment pour réfléchir pendant que j'allais voir le stade où se déroulaient autrefois les jeux de l'Isthme et d'où l'on a­percevait le fameux mur où les Barbares avaient ouvert une large brèche. Quand je revins, Cynthia pleurait toujours, mais, désemparée, elle accepta de me suivre. Vous savez qu'elle m'a accompagné jusqu'ici, à Constantinople, et qu'elle a partagé ma vie jusqu'au drame affreux qui m'a privé d'elle l'an dernier.

Athènes me stupéfia : je savais certes que, depuis de longs siècles, cette ville glorieuse n'était plus que l'ombre d’elle‑même, comme hélas toute la Grèce. Mais jamais je n'aurais pensé qu'elle ne fût plus qu'une coquille presque vide. Dès qu'on avait franchi son enceinte extérieure, on parcourait des sortes de terrains vagues sillonnés de voies qui avaient dû être autrefois des rues, mais qui n'étaient plus bordées que de maisons en ruine ou d'espaces à l'abandon où de hautes herbes poussaient entre des tas de cailloux. Au milieu de ce décor désolant, surgissaient ça et là des temples abandonnés, des portiques sonores et vides, d'anciennes agoras dont les péristyles étaient déserts. Au pied de l'acropole, une autre enceinte beaucoup plus réduite protégeait une grosse bourgade aux rues étroites, pleines d'échoppes un peu sordides et grouillantes de bavards. Alaric et ses soudards n'avaient commis dans la ville que des déprédations limitées et avaient épargné l'Acropole.

Cynthia restait d'une tristesse désespérante. Je crois qu'elle commençait à s'attacher à moi, d'abord parce que j'étais maintenant la seule personne au monde qu'elle connût et qui prît soin d'elle, et aussi parce qutelle m'était reconnaissan­te de respecter sa douleur : nous devions vivre longtemps encore "comme frère et soeur", selon la formule consacrée ( du moins en dehors de l'Egypte) mais elle ne s'intéressait à rien. Elle n'arrivait pas à comprendre ce qu'elle faisait là, loin de "chez elle", de sa famille, de sa maison : elle ne réalisait pas encore qu’elle n’avait plus ni maison ni famille et que jamais plus elle ne retournerait « chez elle ». Ce voyage était un cauchemar incompréhensible. Comment croire qu’ il pourrait ne ja­mais prendre fin ? Si je lui vantais la célébrité d'un monument d'Athènes que je m'apprêtais à aller voir, et lui proposais de m'accompagner, je la voyais lever vers moi des yeux étonnés, interrogateurs, comme si je lui avais parlé une langue étrangère. Puis son regard s 'embuait et elle faisait "non" de la tête, triste, je crois, de ma tristesse autant que de la sienne. Je partais donc seul à travers la ville et dans ses environs.

Je vis, très loin au‑delà du Dipylon, le jardin d'Académos, où avait enseigné jadis le divin Platon. Je vis le sanctuaire d'Eleusis que les Goths avaient profané, saccagé, incendié. On franchissait tranquillement les Propylées construits par Antonin le Pieux à l'imitation de ceux de l'Acropole d'Athènes et naguère encore interdits à tous les profanes. On entrait dans ce qui restait de la salle des mystè­res comme dans un moulin : elle était encombrée de gravats et de poutres calcinées. Jamais je n'oublierai les deux chiens que je vis s’accoupler dans ce lieu vénérable où, pendant tant de siècles, des milliers de mystes étaient venus chercher l’espérance du salut éternel.

Sur l'Acropole, je pensais à ce qu'avait écrit Plutarque de Chéronée des oeuvres de Périclès : "Immédiatement belles comme l'antique, elles semblent dater d'hi­er." Depuis les Propylées, je contemplais la statue colossale d'Athéna Promachos. On disait que depuis le cap Sounion on apercevait la pointe de sa lance et même l'aigrette de son casque. Le gardien de l'Acropole s'apprêtait à fermer les grilles quand j'arrivai en fin de journée. Il m’assura que le regard de la déesse avait suffi à subjuguer Alaric et à le dissuader de piller Athènes. Je lui fis remarquer que les Goths étaient chrétiens, même s'ils étaient sectateurs d'Arios, et que Déméter ne les avait pas détournés de piller Eleusis. Mais le bonhomme s'entêtait : le sac d'E­leusis avait été prophétisé, me dit‑il, par le dernier hiérophante du sanctuaire : les grandes Déesses l'avaient permis parce que l'homme qui occupait le trône du hié­rophante au moment du passage d'Alaric était un initié des mystères de Mithra : sa présence à Eleusis était donc un sacrilège. Mais pour Athènes il était formel : la Déesse avait, une fois encore, mérité son titre de Promachos ‑ Je ne crus pas un mot de son boniment. persuadé que les magistrats athéniens avaient dû acheter à prix d'or la tranquillité de leur ville. Mais qu'importe ! La foi de ce brave homme était presque émouvante...

Le Parthénon se dressait en plein ciel, animé, comme dit Plutarque, "d'un souffle toujours vivant et d'une âme qui ne vieillit pas." Je restai longtemps à con­templer les statues de ses frontons, dont les vives couleurs pâlissaient, les bas‑reliefs de ses métopes et sa magnifique frise représentant la procession des Panathé­nées. Il fallut le coucher du soleil qui colorait d'or le marbre du temple, pour me faire redescendre vers la ville.

Un jour, je voulus visiter le "Portique peint", non seulement par vénération pour les "philosophes du portique" mais aussi pour admirer les fresques de Polygnote puisque je n'avais pu voir celles de la lesché de Delphes. Quand j'y arrivai, je m'a­perçus qu'il n'y avait pas de fresques. Peut‑être m'étais‑je trompé ? Justement quel­qu'un marchait sous le portique et je m'avançai pour l'interroger. Je le voyais de dos. Sa silhouette trapue me rappelait quelqu'un. Mais qui ? Il portait une dalmati­que ornée de laticlaves dont je crus reconnaître les dessins. Cette tête ronde, ce crâne un peu dégarni... L'homme se retourna en m'entendant. Je ne m'étais pas trompé, je le connaissais : c'était Synésios ! Je courus vers lui :

- Que fais-tu là ? lui dis-je

-Et toi ? Je te croyais à Rome.

Je lui racontai mon histoire. La sienne était plus simple : il avait quitté Alexandrie depuis plus d'un an et avait regagné sa Cyrénaïque. Mais un jour il avait eu l'idée de comparer l'enseignement d'Hypatie et celui des platoniciens d'Athènes.

‑ Et alors ? lui dis‑je. Que t'en semble ?

‑ Il n'y a plus de philosophes aujourd'hui, à Athènes, répondit Synésios avec amer­tume. As‑tu été écouter les deux "plutarquiens" ou plutôt les deux charlatans qui ont pris ce titre ?

‑ Quels plutarquiens ?

‑ Hiérios et Archiadès, me lança‑t-il un peu vivement, fils et gendre du grand Plu­tarque, le diadoque de l’Académie, qui, malheureusement pour nous, a cessé d'enseigner. On dit que sa brillante fille, Asclépigénie, est une philosophe aussi remarqua­ble que notre divine Hypatie. Hélas, ce n'est pas elle qu'on peut entendre, mais ses benêts de mari et de frère ! Si tu as du temps à perdre, c'est au théâtre de Dionysos qu'ils se produisent. D'une certaine façon, ça mérite le déplacement : leurs pots de miel de l'Hymette ne sont pas mauvais...

‑ Leurs pots de miel ? Que me racontes‑tu là ?

‑ Eh oui ! Ils en sont réduits à appater les auditeurs en leur offrant des pots de miel de l'Hymette. Et il faut avouer que leur miel vaut mieux que leur philosophie el que leur éloquence.

- Allons, conclut Synésios, c'est à Alexandrie, aujourd'hui, que la philosophie a trouvé refuge, grâce à la Divine.

Il me regarda :

‑ Tu es bien de mon avis, n'est‑ce pas ?

Je fis semblant de ne pas avoir compris l'allusion:

‑ Que devient‑elle, la Divine ?

‑ Quand j'ai quitté Alexandrie, il y a un an, sa salle de cours ne désemplissait pas.

Je repensai à la jalousie qui me torturait quand je le voyais s'enfermer ave elle des heures entières pour la mise au point de l'astrolabe :

- Dis‑moi la vérité, lui dis‑je brusquement en me rapprochant de lui, maintenant que tout cela est loin de nous : as‑tu réussi, toi, à la séduire ? Etais‑tu son amant ?

‑ Son amant ? La séduire ? Es‑tu fou ? Je n'ai jamais cherché à la séduire. C’eût d'ailleurs été en pure perte : tu es bien placé pour le savoir. La Divine est un pur esprit, et tu es le seul, à ma connaissance, qui aies cherché à attenter à sa vertu.

Je sursautai :

‑ Attenter à sa vertu ? Crois‑tu que j'aie essayé de la violer ? Mais enfin, comment un désir aussi naturel peut‑il être considéré comme un crime ?

‑ Mais justement parce qu'il est "naturel" ! Quel étrange philosophe tu fais et que tu as mal profité des leçons d'Hypatie ! Ferais‑tu de ce que tu appelles la nature le critère du Bien ?

‑ Que j’aie mal profité de ses leçons, je te l’accorde, et plus encore que tu ne peux l'imaginer... Mais changeons de conversation : sommes‑nous bien au "portique peint"

‑ Nous y sommes, répondit Synésios. Seulement, tu vois : le portique peint n’est plus peint; les fresques ne sont plus là.

‑ Ce sont les Barbares qui les ont enlevées ?

‑ Les Barbares ! Tu penses que les Barbares auraient emporté les fresques de Polygnote dans leurs chariots ? Ce n'est pas le genre de butin qui les attire le plus ! Non : je me suis laissé dire que les fresques avaient été emportées par le proconsul de la province d'Achaïe en personne, Antiochos. Cet homme est un grand amateur d'art, non?

‑ En effet ! Entre les pillages des Barbares, ceux des Chrétiens et ceux des fonctionnaires de l'Empire, il ne restera bientôt plus grand chose de la Grèce.

- Ni du reste du monde. D'ailleurs, il ne reste déjà plus grand chose d'Athènes. La peau est toujours là, mais il n'y a plus d'entrailles. Il ne reste plus grand cho­se non plus de ma Cyrène natale qui fut pourtant, elle aussi, une ville superbe et qui est aujourd'hui ravagée par les pillards Ausuriens venus du désert. Et l’Empire nous abandonne à nous‑mêmes. Quelle époque !

‑ Que veux‑tu ! L’âge d'or s'éloigne un peu plus chaque jour ! Mais si j'en crois ceux qui ont enseigné sous ce portique, le monde est promis à une éternelle palingé­nésie.

‑ Je ne suis pas sûr que nous voyions le retour de l'âge d'or, fit Synésios.

‑ Moi non plus.

‑ Et en attendant ce retour, que comptes‑tu faire ?

‑ Je vais sans doute tenter ma chance dans l'enseignement de la rhétorique. Pas ici, bien sûr. Il y a des rhéteurs illustres dans cette ville et l'on vient du monde en­tier se mettre à leur école.

‑ Il n'y a plus d'Athéniens, dit Synésios. Il faut bien que leurs élèves viennent d'ailleurs. Eux aussi viennent d'ailleurs, en général. Alors, où iras‑tu ?

‑ Dans une grande ville, peut‑être Constantinople.

Il fit la moue :

‑ Hum ! ... Ville chrétienne : tu ne t'y plairas pas.

‑ Connais‑tu beaucoup de villes hellènes, aujourd'hui ?

‑ Non mais, malgré tout, je te déconseille Constantinople.

Nous nous quittâmes et je rejoignis Cynthia. Quelques jours après, nous quit­tions Athènes pour Constantinople.

*

Dès que je connus cette ville, je compris quel avait été le dessein de Cons­tantin en faisant de l'antique Byzance une ville nouvelle et la capitale de l’Empire. A l'inverse de Rome, massivement dressée dans son refus du Christianisme, Constanti­nople, comme me l'avait dit Synésios, était une ville chrétienne. Son fondateur l'a­vait certes ornée de statues des anciens Dieux, pour respecter la tradition, mais leurs temples étaient tous désaffectés, à commencer par ceux de l'ancienne acropole de Byzance, sur la Propontide, et c'étaient des églises chrétiennes qui jalonnaient l'espace de la capitale. Près de l'Augusteon, dont les vastes portiques me rappe­laient ceux du Sérapeion d'Alexandrie, c’était non pas un temple, mais la "Grande é­glise", dédiée à la Sagesse divine, qui se dressait. Pas très loin, on en voyait une autre que Constantin avait consacrée à la Paix divine et où Théodose avait réuni le concile qui avait condamné les Ariens . C'étaient les deux édifices les plus importants avec les Saints Apôtres, sur une des sept collines dominant la Corne d'Or, église­ mausolée où étaient inhumés Constantin et tous ses successeurs. J'appris non sans surprise qu'à l'origine Constantin avait placé son tombeau au centre de l'édifice, en­touré du cénotaphe des douze apôtres ! Et comme l'église avait été construite sur l’emplacement d’ un temple dédié aux douze grands Dieux de l’ Hellénisme, les mauvaises langues demandaient perfidement si Constantin s'était pris pour le Christ ou pour le Soleil‑Roi d'où procédaient les Olympiens.

A la différence d'Alexandrie, je découvris que les couvents étaient ici à l'intérieur des murs, sans parler des innombrables moines et "Vierges du Seigneur" éparpillés dans la ville, mêlés à la population et agglutinés surtout autour des martyria, des orphelinats, des hospices. C’était au point que, lorsque je croisais toutes ces robes de bure sous les portiques, j'avais l'impression de retrouver l'Oxy­rhynque de mon enfance. Tous ces moines ne reconnaissaient l'autorité que de leur « saint » Isaac, celui qui avait autrefois annoncé sa mort à l'empereur Valens, et ils se montraient fort indépendants vis‑à‑vis de l'évêque de la ville. Comme partout, leur réputation de paresse, de goinfrerie et de paillardise était solidement établie.

Curieuse ville où les débardeurs et les portefaix discutaient de la divinité du Fils chez le boulanger avec autant d'ardeur que de la dernière course des bleus et des verts dans l'Hippodrome ! Les ineptes querelles théologiques passionnaient le moindre faquin. Un soir, en passant sur la Mesè, j’entendis sous un des portiques une sorte de cantique psalmodié par un petit groupe d'hommes auquel répondait à pleine voix la foule entonnant un refrain qui se répercutait sous la voûte. Je m'approchai et demandai de quoi il s'agissait à une sorte de petit avorton à tête de fouine qui vociférait très fort et injuriait les chanteurs

- Comment ! Tu ne le sais pas ? me dit-il. Tu n'es donc pas d'ici ?

Je fis signe que non. La fin du cortège passait devant nous : deux des trainards nous regardèrent et l'un d'eux lança à haute voix, le doigt pointé vers nous:

‑ Regarde ! En voilà qui croient que trois ne font qu'un !

‑ Puissiez‑vous crever de la même façon que votre Arios, leur cria le petit avorton :

Et il ajouta, s'adressant à moi :

- Ce sont des Ariens. Ils défilent ainsi toutes les semaines, le samedi et le dimanche soir. Je me demande ce qu’ attend l’Eunuque pour leur régler leur compte :

‑ L'Eunuque ?

- Eh ben oui, Eutrope ! Mais d'où sors‑tu donc ?

‑ J’arrive de Rome.

Le petit homme me dévisagea avec surprise

‑ Ah bon ! Je comprends.

‑ Et qu'est‑ce qu'ils chantent, ces Ariens ?

‑ La "Thalie", la chanson d'Arios... Viens, je vais te montrer quelque chose.

Il me prit par le bras, me fit traverser le forum de Constantin et m'amena jusqu'à une petite rue adjacente où il me désigna des latrines.

‑ Regarde, me dit‑il. C'est là que l'ignoble Arios a crevé.

Et il me raconta que Constantin, voulant en finir avec les divisions de l’Eglise, avait convoqué l’hérésiarque au Palais sacré. Arios, à la demande de l’ Empe­reur, avait alors accepté de signer une déclaration selon laquelle il acceptait les conclusions du concile de Nicée. Mais c'était, bien sûr, une supercherie. L'Alexan­drin portait sous l'aisselle, dissimulé par son vêtement, un papyrus où étaient ré­sumées ses croyances diaboliques. Il put donc jurer, sans crainte d'être foudroyé par Dieu, qu'il croyait à ce qu'il avait écrit. C'est ainsi, m'expliqua le petit bonhomme, que l'hérétique trompa l'Empereur. Depuis plusieurs jours, pourtant, l’évêque Alexandre s'était retiré dans l’église de la Paix, priant et jeunant pour que Cons­tantin ne se laisse pas abuser. Dieu finalement l'exauça. Arios sortit du Palais, traversa l'Augusteon, prit la Rhégia et parvint au forum de Constantin. Là, l’é­normité de son crime le terrifia et soudain il ressentit une violente douleur de ventre. Il demanda où se trouvaient les latrines les plus proches : on le mena jus­qu'à celles devant lesquelles nous nous trouvions et c'est là qu'il avait rendu tripes et boyaux dans un flot de sang et, avec eux, son âme infecte qui brûlait maintenant en enfer pour l'éternité. Voilà le genre d'histoires qui passionnaient les habitants de Constantinople quand j'y arrivai. Les Chrétiens les inventaient pour faire oublier qu'à la fin de sa vie Constantin s'était bel et bien rallié à l’Arianisme, doctrine qui lui semblait servir son projet politique mieux que l'orthodoxie.

Ils eurent pourtant bientôt des sujets de conversation plus sérieux. Vous vous souvenez que, vers cette époque, l'évêque de Constantinople, Nectaire, vint à mourir : il fallut pourvoir à son remplacement. La rue s’ enflamma dès que les moine qui, dans l’ensemble, n'étaient pas aimés, commencèrent à faire de la propagande pour leur candidat, un vieux prêtre inoffensif de 70 ans, Isidore, que soutenait aussi Théophile, le sinistre évêque d'Alexandrie. Pour des raisons obscures, l'eunuque Eutrope, l'empereur Arcadios, qui devait à l'eunuque sa femme, et l’impératrice Eu­doxie, qui lui devait son mari, tenaient pour un prêcheur d'Antioche nommé Jean et surnommé Chrysostome. Je me souvenais de ce que m'avait rapporté Archias à son sujet et des horreurs que ce Jean avait proférées à Antioche contre les Juifs : tout, me disais‑je, plutôt que ce fanatique ‑ C'est seulement plus tard que je devais changer d'opinion sur son compte. Le soutien du Palais fut, bien entendu, déterminant et l'élection de Jean par le peuple ne fut qu'une formalité. Je suis aujourd'hui persuadé que le jour où Eutrope l'imposa contre la volonté d'Isaac, le chef des moines de la capitale, et de Théophile, le plus puissant évêque d'Orient, il le perdit. Mais qui s'en serait douté à l'époque ? Eutrope le fit venir, bon gré mal gré, à Constantinople et obligea Théophile à venir lui‑même l'introniser : pour cela, il lui suffit de rappeler à l'évêque d'Alexandrie qu'il pouvait ressortir quelques témoignages remontant à l’usurpation de Maxime qui ne seraient pas sans conséquen­ces pour lui. Théophile s'exécuta mais il était clair qu'il chercherait à se venger.

Vous le savez, vous m'en avez même parfois fait le reproche, l’évêque Jean m'a fasciné. Ce fut un fanatique, j'en conviens. Je vous accorde qu'il fit preuve d'intolérance contre les Hellènes, contre les Juifs ‑ on pouvait s'y attendre ‑, mais peut‑être surtout contre les hérétiques chrétiens. Les Ariens devaient vite en faire l'expérience : à peine arrivé à Constantinople, il organisa tous les samedis et les dimanches soirs, des processions orthodoxes sous les portiques de la Mesè, pour contrer les processions ariennes. Ses fidèles défilaient derrière de grandes croix d'argent, portant des cierges et chantant, eux aussi, des cantiques. Un soir, un Eunuque du Palais, qui marchait en tête du cortège orthodoxe, reçut en plein vi­sage une pierre lancée par un Arien et fut tué. Il s'ensuivit une bagarre générale; il y eut des morts et des blessés. L'Empereur en profita pour interdire toutes les processions et l'on n'entendit plus parler des Ariens. Jean y avait mis le prix, mais il était parvenu à son but ! Ce ne sont évidemment pas ces méthodes qui l’ont gran­di à mes yeux.

Vous me direz aussi qu' il condamnait tous les agréments de la vie et, pourcommencer, tous les spectacles, y compris les courses de l'hippodrome quand elles concurrençaient les cérémonies chrétiennes : je le sais. Vous ajouterez que son conflit avec l 'Impératrice qui lui donna un si grand prestige dans mon esprit, eut pour véritable motif sa volonté tenace d'accroître la puissance et surtout la richesse de son église : je l'admets encore. Et pourtant...

Et pourtant... Que de fois je me suis glissé dans la foule, à l'église de la Paix ou à celle de la Sagesse, pour entendre parler ce petit homme laid que l’on comparait à une araignée, avec sa grosse tête et ses interminables bras ! Sa magnifique éloquence enthousiasmait le rhéteur que je suis et il m'est arrivé, en l'écou­tant d'envier Libanios d'avoir formé un tel disciple. Et je persiste à penser qu'il eut du courage.

Avouez qu'il en fallait pour s 'attaquer de front, comme il le fit, aux moi­nes de la capitale, débauchés, paresseux, et pillant sans vergogne les biens des riches veuves trop naïves qui faisaient don de leurs richesses à l’Eglise chrétienne. Ce n'est pas un hasard si, le jour de la vengeance venu, Isaac fut un de ses principaux accusateurs. Du courage, il en fallait pour prendre le parti des pauvres et appeler, comme il le fit, les riches à la générosité. Il en fallait pour prendre le parti des esclaves et déposer un diacre qui avait usé de violence envers l'un des siens. Et quoi que vous puissiez me dire, et que je vous accorde, sur les raisons profondes de sa brouille avec l'Impératrice Eudoxie, je prétends qu'lil fallait du courage pour se dresser, comme il le fit, contre la « Jézabel du Palais », son luxe insolent, sa cupidité, sa frivolité, ses liaisons scandaleuses...

Je n'apprécie pas plus que vous les condamnations qu'il lança contre tous les plaisirs de la vie, y compris les plus inoffensifs, ni sa volonté d'imposer à tous son goût morbide pour l'austérité. Mais du moins, à la différence de beaucoup d'autres, il prêcha d'exemple. Son prédécesseur Nectaire aimait le luxe, le faste, les banquets, les objets précieux. Jean, lui, mena cette "vie de Cyclope" que même les Chrétiens lui ont reprochée. Et vous savez bien que si sa popularité fut et reste, aujourd'hui encore, si grande dans le peuple c'est parce que les richesses de son Eglise, il les consacrait aux oeuvres charitables qu'il avait fondées.

Ce qui, à mes yeux, en a fait un homme exceptionnel, c'est l'attitude qu'il eut vis à vis des Barbares. Vous savez avec quelle sévérité je juge la haine qu'af­fichent la plupart de nos compatriotes pour ces étrangers auxquels nous avons nous­-mêmes confié la défense de l'Empire. Jean, lui, s'il fut un fanatique, ne fut pas xénophobe, et quand il s’opposa aux Barbares, c'est parce qu'ils étaient ariens, non parce qu'ils étaient barbares. S’il refusa à Gaïnas une église pour les Goths ariens, il eut le courage méritoire d'organiser des cérémonies pour les Goths orthodoxes, dans leur langue, en pleine ville de Constantinople !

Il eut même le courage de tenir tête à Eutrope quand l'eunuque était au som­met de sa puissance et de le protéger dans d'adversité. Une fois de plus, il défen­dit les privilèges de son Eglise quand Eutrope, non sans raison peut‑être d’ailleurs, voulut limiter le droit d'asile. Mais comment ne pas saluer sa détermination quand l’eunuque, tombé à son tour en disgrâce auprès d'Eudoxie, dut faire appel à ce droit d'asile qu'il avait voulu restreindre ? Je m'étais une fois encore glissé dans la foule, ce jour‑là : au pied de l'autel, Eutrope, la tête basse, tremblait de tous ses membres. Jamais Jean Chrysostome ne prononça plus belle homélie. J'entends encore sa voix métallique prononçant les magnifiques périodes : "C'est aujourd'hui sur­tout qu'il convient de dire : Vanité des vanités ! Tout est vanité…Le vent a soufflé en rafale, il a jeté à terre toutes les branches, et nous avons vu l'arbre nu, ébranlé jusque dans ses racines. Vanité des vanités ! Tout est vanité !" Vous savez qu'il refusa opiniâtrement de livrer l'eunuque et de laisser la troupe péné­trer dans l'église de la Sagesse, et c'est seulement quand Eutrope voulut s'enfuir qu'il fut arrêté.

Lorsque ces événements se produisirent,, il y avait déjà deux ans que j'étais installé à Chalcédoine. Dès mon arrivée à Constantinople, j'étais décidé à mettre fin à ma vie errante qui durait depuis que j’avais quitté Rome et même, en fait, de­puis mon départ d'Alexandrie. Depuis trois ans, j'étais, comme Ulysse, ballotté de mer en mer. Cela ne pouvait durer toujours et j'éprouvais le besoin de me fixer. Pour Cynthia, c'était une nécessité impérieuse : elle restait d'une tristesse désespérante, et cela ne devait cesser qu'à la naissance de notre fils, plusieurs années après. Du moins commençait‑elle à réaliser que jamais plus son passé ne revivrait et qu'elle devait tourner une page de sa vie. Elle avait pour cela besoin de nouvelles racines. "Tu ne te plairas pas à Constantinople...", m'avait dit Synésios. C’é­tait certes une ville livrée aux moines, mais l'était‑elle plus, en définitive, qu'Alexandrie ? C'était une grande et belle cité, animée, populeuse, riche. Je flânais sous ses portiques avec autant de plaisir que sous ceux de la Voie Canopique. Je pouvais envisager d'y ouvrir une école de rhétorique et d'y recruter des élèves.

Mais je n'y connaissais personne. Je n'avais aucune lettre de recommandation pour qui que ce fût. Je me souvins qu'après la destruction du Sérapeion, le bruit avait couru dans Alexandrie qu'Olympios s'était réfugié à Rome, tandis que ses deux acolythes, Ammonios et Helladios, avaient gagné Constantinople avec l'intention d'y reprendre leur métier de grammairiens. Je me mis à leur recherche et finis par les trouver. Je les rencontrai un jour dans le modeste logement qu'ils habitaient en­semble et d'où l'on apercevait un coin de la fontaine du Grand Nymphée. Ils me paru­rent plus exaltés que jamais, surtout Ammnios : son regard était celui d'un fou. Un dessin noir indiquait l'emplacement de la chevelure sur son crâne tondu et de la barbe sur ses joues creuses. Il m' aurait fait peur si je l'avais rencontré au coin d'une rue à la nuit tombante. Tous deux ressassaient inlassablement les événements d'Alexandrie que ma visite fut une occasion de revivre. Ammonios, l'ancien prêtre du Dieu‑babouin Thot‑Hermès, devenait blême quand il racontait comme pour lui‑même, en fixant droit devant lui un point imaginaire, comment Théophile avait fait exposer la statue du Dieu sur une place de la ville avec une inscription destinée à ridicu­liser son culte :

‑ Le divin Thot se vengera, disait‑il. L'infâme Théophile pourrira vivant et sa charogne dégagera une telle puanteur que tout le monde le fuira et qu'il crèvera tout seul comme un chien.

Je suis persuadé qu'il devait recourir aux pratiques magiques pour attirer sur l'évêque la vengeance du Dieu. Pour obtenir le châtiment dont il rêvait, il au­rait été capable, j'en suis sûr, de sacrifier un être humain aux Dieux infernaux. Helladios, lui, l'ancien prêtre de Zeus, n'avait pas attendu que l'Assembleur des Nuées foudroyât les impies. Il me dit qu'il en avait abattu neuf de ses propres mains dans les bagarres qui avaient suivi la profanation du temple de Dionysos et l'occupation du Sérapeion, avant le début du siège. C'est au cours de ces bagarres que Hiéron avait été tué ; je le leur rappelai. Il y eut un silence. Puis je leur racontai mon séjour à Rome et mon voyage de retour, le rétablissement des anciens cultes, la défaite des Dieux à la Rivière froide, l'antre de la Pythie à l'abandon, le telesterion d'Eleusis ouvert à tous les vents, le temple de l’Isthme saccagé... Helladios était pâle comme un mort :

‑ Les Dieux laissent faire les athées pour le moment, dit‑il entre ses dents, mais gare à eux quand leur colère se déchaînera !

‑ Déjà Théodose est mort, ajouta Ammonios. L’ impie n' a pas survécu longtemps à sa victoire.

Je croyais entendre Olympios à Alexandrie, guettant les signes de la colère de Sérapis après la fermeture de son temple par le Préfet du prétoire Cynégios.

‑ En attendant, dis‑je, il faut vivre. J'envisage de me fixer ici et d'y ouvrir une école de rhétorique. Pourrez‑vous m'aider ?

Ammonios fit la moue :

‑ Tu auras du mal, me dit‑il, car tu n'es pas connu. Il te faudra faire beaucoup de récitations publiques. Et puis la concurrence sera rude : la rhétorique, à Constantinople, c'est Troïle, continuateur d'Hermogène et de Nicostrate, sans doute le plus brillant sophiste de l'Empire depuis la disparition de Libanios.

Je me dis que les deux grammairiens, sans être à proprement parler les asso­ciés de Troïle, devaient fournir son école en élèves. Cependant, Helladios paraissait moins formel que son collègue :

- Libanios a commencé sa carrière ici, dit‑il. Il a même à l'époque risqué des jou­tes oratoires avec Bémarchios, le sophiste officiel de la ville, et il en est sorti vainqueur.

‑ Je ne conseillerais pas à Eumène de se lancer dans des joutes oratoires avec Tro­ïle, répliqua Ammonios. N'importe qui serait écrasé.

‑ Je n'ai aucune intention de participer à des joutes oratoires, dis‑je, d'autant que je ne souhaite pas devenir sophiste d'une cité. Malgré les difficultés, je préfère cent fois rester un rhéteur indépendant; je tiens à ma liberté. Des discours pu­blics pour me faire connaître, soit, puisque je ne puis faire autrement, mais rien de plus.

Je vous épargne la suite, que vous connaissez d'ailleurs, pour la plupart. Mes débuts furent difficiles. Je me soumis au rituel des récitations publiques. Les deux grammairiens m’envoyèrent quelques clients. Pendant une année, je végétai avec une douzaine d'élèves, mais ils me restèrent fidèles et me suivirent quand je traversai le Bosphore. J'eus en effet beaucoup de chance, en raison, je dois le dire, du mal­heur des autres. A quelque temps de là, l'unique rhéteur qui exerçait à Chalcédoine dut cesser ses fonctions, frappé par une maladie qui l'emporta peu après. Je passai alors sur la rive asiatique, je multipliai les récitations publiques sur place et j'ouvris mon cours. J'eus bientôt un nombre important d'élèves, pour l'essentiel la clientèle de mon prédécesseur, tout en conservant ceux qui m'avaient suivi de Cons­tantinople, dont mon "choryphée", devenu depuis Secrétaire du Préfet de la Ville. J'en vis même arriver d'autres quand disparut un sophiste constantinopolitain, ton homonyme, mon cher Zénon, dont je recueillis une partie de la clientèle, les autres s'inscrivant chez Troïle. Au bout de quelques années, je dus donc, moi aussi, me faire seconder par des assistants. J'avais obtenu des autorités de Chalcédoine le main­tien de la faveur dont bénéficiait mon prédécesseur : l'autorisation de m'installer avec mes élèves dans un ancien temple désaffecté.

Cette fois, je pus rassurer Cynthia : notre errance était terminée. Cette errance, je l'avoue, je l'avais aimée. Tous ces lieux nouveaux, inconnus, où je n'étais que de passage, je m'y étais plu. Pendant plusieurs années, vivant sans attaches, sans racines, j'avais goûté une liberté incomparable : ce n'est pas sans nostalgie que j'y renonçai. De plus, à la différence par exemple de Libanios, si attaché à sa cité d'Antioche, ou de Synésios, fervent patriote de Cyrène, je me sentais, moi, pro­fondément "citoyen du monde", comme les stoïciens d'autrefois. D'une certaine façon, il me plaisait de n'être jamais "de" là où je vivais. Mais, j'étais bien conscient que cette situation ne pouvait durer toujours. Il faut bien, me disais‑je, "être de quelque part" si l'on veut faire quelque chose. Il faut bien qu'un arbre plonge des racines dans le sol s'il veut porter des fruits. Je m'installai donc à Chalcédoine j'écrivis à mon père et à mon frère pour leur faire connaître ma nouvelle situation et leur annoncer qu'une étape nouvelle commençait dans ma vie.

Je n’ étais pas mécontent de quitter la capitale où, tôt ou tard, je le crai­gnais, je serais entré en conflit avec Troïle. Or Troïle n'allait pas tarder à deve­nir un proche des puissants et des gens en place. A Chalcédoine, j'apercevais depuis mes fenêtres , de l'autre côté du Bosphore, l'ancienne acropole de Byzance et les murailles du Palais impérial, mais j'étais officiellement en Bithynie et même en Asie. On racontait que les Mégariens qui avaient fondé la ville, une vingtaine d'années a­vant que Byzas ne fonde Byzance, avaient été traités d’ « aveugles » par le Dieu de Delphes : ils n'avaient pas vu l'opportunité qu'offrait la Corne d'or pour l'aménagé­ment d'un grand port. La Pythie avait raison, comme toujours. Mais personnellement, je ne regrettais pas que le hasard des circonstances m’eût conduit dans la cité des aveugles et non dans celle de Constantin. Certes de nos jours, Chalcédoine vit dans l'ombre de sa grande voisine et elle est tout aussi pleine qu'elle d'églises, de couvents et de moines, mis enfin elle ne se confond pas tout à fait avec elle. Il est même arrivé qu'il y ait une vive hostilité entre les deux villes : pour punir Chalcédoine d'avoir pris parti pour un éphémère usurpateur, Valens avait fait raser ses murailles dont il avait utilisé les pierres pour construire son aqueduc à Constantino­ple ! C'est pourquoi la ville, aujourd'hui encore, est sans défense.

Ce bras de mer qui me séparait de la capitale chrétienne, ce Bosphore qu’a­vaient autrefois emprunté Jason et ses Argonautes en route vers la Colchide, je finis par y voir un symbole. Plus tard, quand je fus devenu une sorte de rebelle, je me plus, un peu naïvement peut‑être, à ne pas être un citoyen de la ville où régnaient Anthémios, Troïle, Atticos, et tous ceux qui venaient leur faire la cour. J'étais un sophiste indépendant, je ne devais rien à personne, j'étais notoirement "hellène" ; avec Cynthia, j'étais considéré par les Chrétiens comme vivant "dans le péché" : je n'étais pas mécontent de voir en plus le Bosphore entre Constantinople et moi.