30.7.05

Roman. Par Jean Even

L'Histoire et l'Eternel

Un esprit libre sous le Bas-Empire romain


Sachant qu’il n’est pas de causes victorieuses, j’ai du goût pour les causes perdues : elles demandent une âme entière, égale à sa défaite comme à ses victoires passagères. Pour qui se sent solidaire du destin de ce monde, le choc des civilisations a quelque chose d’angoissant. J’ai fait mienne cette angoisse en même temps que j’ai voulu y jouer ma partie. Entre l’histoire et l’éternel, j’ai choisi l’histoire parce que j’aime les certitudes. D’elle du moins je suis certain et comment nier cette force qui m’écrase?

Albert CAMUS. Le mythe de Sisyphe.


Présentation du roman « L’HISTOIRE ET L’ETERNEL » :

Le héros de ce livre est un personnage de fiction, Eumène, né dans la moyenne vallée du Nil vers 370 de notre ère. Il fait ses études de rhétorique à Alexandrie où il fait la connaissance de personnages promis à la célébrité, comme Synésios de Cyrène et surtout la jeune et belle philosophe Hypatie dont il s’éprend mais par laquelle il est repoussé. Après la destruction du Sérapeion, sur l’ordre du patriarche Théophile, manifestation de fanatisme du Christianisme triomphant, il part pour Rome en compagnie du poète Claudien. Il y assiste à la défaite du dernier sursaut païen et repart pour l’Orient. Il ouvre une école de rhétorique à Chalcédoine, mais se rend vite suspect, puis coupable, aux yeux des autorités de Constantinople et il est banni en 410. Revenu à Alexandrie où il reprend son métier de rhéteur indépendant, écrivain maintenant connu, il assiste avec indignation à l’expulsion des Juifs, et en particulier de son ami de jeunesse Archias. Mais il a aussi retrouvé Hypatie dont il est enfin devenu l’amant. En 415, la philosophe est lynchée par les moines, à l’instigation du patriarche Cyrille, et Eumène, désespéré, s’exile en Inde, dont on lui a parlé comme d’une terre de tolérance religieuse et de liberté de pensée.

Sur l'auteur :

Jean Even
a fait une carrière d’enseignant dans le second degré (Professeur agrégé de Lettres classiques), mais il a participé aussi à plusieurs activités « annexes » dévoreuses de temps, en particulier le militantisme politique. Aussi c’est seulement sur le tard qu’il a pu s’adonner à la littérature.

Outre des romans historiques, il a écrit quelques œuvres sur des sujets modernes et contemporains, en particulier un recueil de nouvelles intitulé Mirages (1997).
Etant encore étudiant, l'auteur éprouvait déjà de l’intérêt pour la culture antique et c’est sur un philosophe présocratique, qu’il a fait son « Mémoire » de maîtrise. Mais c’est surtout l’hellénisme tardif qu’il a étudié ensuite, car "je me sens", dit-il, "plus attiré par les époques de mutation, bien qu’elles soient parfois considérées comme « décadentes », que par les périodes classiques. Et c’est le Bas-Empire, en particulier sa partie orientale, qui sert de toile de fond à mon premier roman historique, L’Histoire et l’Eternel (1993). J’ai ensuite retrouvé l’hellénisme marginal, voire « exotique » (géographiquement, cette fois), dans un autre roman historique, Le Roi de l’Inde (1999), qui fait revivre les royaumes indo-grecs dans les siècles qui ont précédé notre ère, et spécialement celui de Ménandre (le Milinda des Bouddhistes). Dans la même veine, j’ai un projet de livre sur la « Renaissance » de l’hellénisme antique à Mistra et Florence, à la fin du Moyen-âge, œuvre qui ferait pendant à L’Histoire et l’Eternel qui, lui, raconte l’effondrement de cette civilisation. "


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« L’HISTOIRE ET L’ETERNEL »

Première partie

CONSTANTINOPLE






D’Eumène à Chalcédoine, à Archias, à Alexandrie


Pour situer dans le temps événements et personnages, on se reportera au tableau chronologique, à la fin du volume.


Avant-hier, quand je suis sorti de ma salle de cours, en fin d’après-midi, le bruit courait dans Chalcédoine qu’ en face, à Constantinople, l'émeute grondait. On ne parlait que de cela dans les boutiques et dans les échoppes d’artisans. La nouvelle ne m’a pas surpris : voilà plus d’une semaine que l’annone ne fonctionne plus et le peuple manque de pain. Le matin même, un de mes élèves qui passe chaque jour le Bosphore pour venir suivre mes cours, m’avait dit que, dans la capitale, de graves troubles paraissaient imminents. Il avait vu, en passant sur la Mesè, des attroupements se former. Dans le quartier des boulangeries, les hommes et surtout, paraît-il, les femmes étaient dans un état d’ extrême agitation : ils scandaient des injures et tendaient le poing en direction du prétoire de Monaxios, le Préfet de la Ville, responsable de l’approvisionnement de Constantinople.

Je suis vite remonté chez moi avec Cléomène, le plus brillant de mes élèves, fils cadet de Zénon, le Sénateur. Son père m’avait invité à dîner chez lui, à Constantinople, et à lire mes Dialogue des sages devant le petit cercle de ses intimes. Mais j’avais plusieurs lettres urgentes à dicter à mon Paeonide et, pendant que je le faisais, Cléomène a entrepris la lecture de mon livre. Puis nous sommes descendus au port.

Le vieux Seuthès, mon passeur habituel, nous a déposés au Prosphorianos, sur la Corne d’or, où, à peine débarqués, nous avons été assaillis par des gamins en loques et affamés. En haut de l’échelle des Chalcédoniens, des esclaves de Zénon nous attendaient avec des chaises. Ils nous ont confirmé qu’en ville l’émeute faisait rage; ils avaient imaginé tout un itinéraire pour rejoindre la Troisième Région, où se trouve le palais du Clarissime, tout en évitant les quartiers dangereux, mais je n’ai rien voulu savoir : je tenais à voir ce qui se passait et, malgré les supplications de Cléomène, nous avons pris, non pas le Grand Portique, qui relie la Corne d’or au forum de Constantin, mais les petites ruelles populaires qui grimpent au flanc de la deuxième colline. Sur les placettes à degrés où se fait d’ordinaire la distribution des pains publics, la disette rendait insoutenables les supplications des mendiants et les harcèlements des gosses qui venaient rôder autour de nous. Des femmes aux joues creuses et aux yeux brillants s’ approchaient, leurs mioches sur les bras. Puis les ruelles se sont vidées ; plus personne. Des volets clos. On entendait une rumeur sourde, des bruits lointains. Nous avons débouché sur la Rhégia, la plus belle section de la grande voie centrale de Constantinople qui relie la place de l'Augusteon, où se trouve l'entrée du Palais impérial, aux grands forums, celui de Constantin et ceux de ses successeurs. Sous les arcades, toutes les boutiques étaient closes, leurs éventaires relevés. Une foule énorme et bruyante piétinait dans la rue et dans les portiques supérieurs. J’ai crié à Cléomène de m’attendre et je me suis mêlé aux émeutiers. Au loin, vers la Première Région, celle du Palais Sacré, du Sénat et de la Grande Eglise, un bâtiment brûlait : le prétoire du Préfet de la Ville. Le pire était à craindre : si le vent poussait les flammes, tout le quartier pouvait s’embraser, jusqu’à l’église de la Paix.

Soudain la foule s’est écartée : un groupe d’individus surexcités passaient, traînant un char et hurlant contre Monaxios des injures que toute la rue reprenait en choeur. Ils allaient vers le forum de Constantin d’où je les vis continuer vers les portiques de Domninos. Un traînard, passablement aviné, je crois, me lança, en passant à côté de moi : “Le char de Monaxios !" Le Préfet avait-il été molesté ou même massacré ? Cela me parut vraisemblable.

Beaucoup des émeutiers suivirent ceux qui traînaient le char mais le gros de la foule resta sur place, regardant vers le Palais. Comme toujours en pareil cas, un cri a couru : « A l‘Hippodrome ! » Et l’on se mit en marche. Mais soudain, la cohue s’arrêta. Le silence se fit. Au loin, les Scholes en armes étaient apparus, barrant l’ accès de l' Augusteon. Puis l’on a vu sortir l'une derrière l’autre, passant entre les boucliers des gardes, cinq silhouettes, dont trois revêtues de l’armure et de la chlamyde militaire, l’épée au côté, qui en encadraient deux autres portant des vêtements civils. Ils se sont avancés de front jusqu’à l’entrée de la Rhegia et j’ai reconnu le Comte des Largesses sacrées qui porte le même nom que mon ami de Cyrène, Synésios, ainsi que Varanès, le Consul désigné, qui donnera son nom à l’année prochaine. J’ai joué des coudes et je suis parvenu au premier rang. Derrière, la foule grondait à nouveau. On entendit injures et menaces : manifestement, un noyau d’agités et d’inconscients voulaient en découdre. Près d’un pilier du portique, un petit groupe discutait avec de grands gestes, des meneurs, probablement. Je me suis approché d’eux : contrairement à mon attente, ils paraissaient savoir ce qu’ils voulaient. Ces pauvres diables, dépenaillés et le ventre vide, semblaient intelligents. Ils avaient, sur le fonctionnement de l’annone, sur l’organisation de la flotte et les moyens de remplir la caisse du blé, quelques idées que j’ai trouvées cohérentes

- Eh bien, dis-je au plus volubile, avance-toi et va leur dire ce que vous voulez.

Mais tous refusaient. Peut-être même, bien que je me fusse présenté, me prenaient-ils pour un espion du Palais. Pour eux, celui qui donnerait l’ impression d’avoir été l’instigateur de l'émeute, serait le premier arrêté.

- Parmi les cinq que vous voyez là-bas, repris-je, il y a les Chefs de l’armée, c’est vrai. Et cela signifie qu’ ils sauront vous châtier si les désordres continuent. Mais il y a aussi le Comte des Largesses sacrées. N’ avez-vous pas compris ce que cela veut dire? Ils vous font signe : si vous êtes raisonnables, peut-être pourront-ils satisfaire vos revendications, quitte à en payer le prix.

Ils me regardaient, étonnés. Hésitaient-ils ? Se méfiaient-ils ? En fait, je crois surtout qu’ils tremblaient de peur, épouvantés par la tournure qu’avaient prise les événements. En tout cas, quand je leur ai proposé d’aller parler à leur place, ils ont accepté sans hésitation.

Je me suis donc avancé seul, dans un silence soudain absolu et beaucoup moins rassuré que je ne devais le paraître. Mon geste me parut même soudain naïf et insensé. J‘apparaissais complice des incendiaires, et peut-être même des assassins de Monaxios. Le Préfet du prétoire, Anthémios, pouvait-il avoir donné l’ordre de parlementer avec eux ? Folie. Mais il était trop tard, il fallait continuer. Au loin, la carcasse du prétoire fumait. Les cinq, immobiles, me regardaient venir et j ‘ai entendu prononcer mon nom. Je me suis approché des deux civils et je leur ai résumé ce que m’avaient dit les meneurs. Il n’y eut pas de réponse. Alors j’ai fait demi-tour et je suis revenu vers la foule. Derrière, les cinq ont dû parlementer un moment qui m’a paru très long, puis j’ai entendu des pas et je me suis retourné c’était Synésios qui s’avançait. Arrivé à une vingtaine de pas du premier rang, il a crié d’une voix forte, répercutée par les hautes façades de la Rhegia : “Rentrez chez vous ! Nous ferons ce que vous demandez!”

La surprise les a laissés sans voix pendant un instant. Puis une énorme acclamation a retenti d’un bout à l’autre de l’avenue. Les émeutiers sautaient de joie, s’ embrassaient, criaient qu’ils avaient gagné. J’ai été hissé au-dessus d ‘une mer de têtes et de bras. Mon nom fut repris en choeur. J’ai été ainsi porté en triomphe jusqu’au forum de Constantin et tout autour de la colonne. Cela a duré longtenps, au point que la nuit tombait quand j’ai réussi à rejoindre Cléomène, à moitié mort d’émotion, et qu’ il faisait nuit noire quand nous sommes enfin arrivés au palais de Zénon où 1’on commençait à s’ inquiéter sérieusement de notre retard.

Il y avait là, autour de l’Illustre, de son épouse et de son fils aîné, une douzaine de personnes. Je les connaissais, mais seul Pylémène, l’avocat, que j’ai connu par l‘intermédiaire de Synésios de Cyrène, était un de mes familiers. Cléomène a raconté ce qui venait de se passer en ville. Lui qui avait eu si peur et qui m’avait si vivement dissuadé d’intervenir, parlait de non initiative et de mon triomphe final avec une emphase admirative que j’ai trouvée amusante. Mais c’est la surprise plutôt que l’admiration que je lisais sur le visage des auditeurs.

Tous étaient des amis intimes du maître de maison, comme lui fort riches, comme lui fins et racés, avec cette sorte de détachement et de calme supérieur que donne la fortune quand elle s’allie à une vraie culture de l’esprit. Je regardais ces hommes et ces femmes distingués, allongés sur des coussins profonds, savourant des mets raffinés, dans cette belle salle aux fines colonnettes de marbre, aux tentures de pourpre, aux statues de bronze, aux mosaïques d’or, et je pensais à mes émeutiers de tout à l’heure, ceux qui voulaient réformer l'annone ; sans doute n’ étaient-ils pas plus sots, même s’ils étaient totalement incultes, mais en ce moment ils devaient être en train de crever de faim dans leurs taudis, harcelés par une marmaille hurlante... Quel abîme entre les hommes !

Chez Zénon, je retrouve par moments quelque chose de l'atmosphère que j’ai connue autrefois à Rome dans le palais de P. Abellius Sura, sans toutefois l'espèce de passion inquiète, voire fiévreuse, qui caractérisait non pas Sura lui même, bien trop sceptique pour être passionné, mais plusieurs de ses amis. Zénon est un des rares membres du Sénat de Constantinople, je ne dis pas : qui soit resté fidèle aux anciens Dieux, puisque c’est aujourd’hui impossible, niais qui, du moins, ne cherche pas, comme disait Symmaque de Rome, à faire sa cour en les reniant. Il est pourtant sans illusion : une longue nuit s’est étendue sur tout l'Empire et, comme nous tous, il sait bien que le jour n’est pas prêt de se lever.

On parlait beaucoup des événements : tous jugeaient que c’étaient les plus graves qui se fussent produits à Constantinople depuis les troubles qui ont suivi l'exil de l'évêque Jean Chrysostome, il y a cinq ans. Quelqu’un a même dit qu’ils étaient peut-être plus graves puisqu’ il n’y avait pas aujourd’hui deux factions en présence mais une révolte unanime de la populace affamée. J’ai fait observer qu’il y a cinq ans, c’est contre le Palais, et singulièrement contre l' impératrice Eudoxie, ennemie mortelle de l’évêque, que finalement se soulevaient les émeutiers, alors que cette fois il semblait que seul le Préfet de la Ville, responsable de l’approvisionnement, eût été leur cible.

- Tu n’as certes pas tort, m’a dit Zénon. Il est d’ailleurs vraisemblable que, si Monaxios a échappé à la populace, sa carrière souffrira de ce qui s’est passé aujourd’hui. Mais tu sais bien qu’il n’y a pas de révolte dans la capitale qui ne finisse par atteindre le Palais lui-même. Or depuis l’an dernier, depuis la mort d’Arcadios, le Palais, c’est Anthémios, le Préfet du prétoire, et, sauf événement imprévisible, ce sera lui longtemps encore, puisque l'Empereur, Théodose le jeune, n’est qu’ un enfant de sept ans. Ces troubles pour Anthémios sont d’autant plus graves que ce sont les premiers qu’il ait dû affronter. Je ne sais pas au juste quelles étaient ses intentions aujourd ‘hui : châtier sévèrement le peuple pour le terroriser une fois pour toutes ou, ce qui me parait plus vraisemblable, lui faire quelques concessions pour se concilier sa faveur. Mais, dans les deux hypothèses, ce que tu as fait risque de se retourner contre toi car ou bien c’est de sa répression que tu l’auras frustré, ou bien c’est de sa clémence. Dans les deux cas, il aura du mal à te le pardonner et tu peux compter sur ton ennemi Troïle pour exploiter ton initiative contre toi.

Zénon ne faisait qu’exprimer à haute voix ce que je me disais moi-même et je ne doute pas qu’en effet le Rhéteur Troïle, à qui je n’ai pourtant rien fait, pas même une véritable concurrence, ne profite de mon coup d'éclat pour me discréditer un peu plus encore dans l’esprit d’Anthémios dont il est le conseiller. Mais j’ en suis venu à une grande sérénité sur ce point comme sur bien d’autres :

- L’ homme vertueux, dis-je, doit-il se gouverner en fonction de son intérêt immédiat ou de ce qu’ il croit être son devoir ? J’ai mon opinion la-dessus. Voulez-vous, comme dit Protagoras, un discours ou un mythe ?

- Ni l’un ni l’autre. répondit en souriant Zénon. Nous voulons seulement que tu nous lises tes Dialogue des sages . Tu pourras ensuite composer un Protagoras si tu veux décidément te mesurer avec Platon comme tu l’as fait avec Lucien.

J’ai donc lu mes Dialogues des sages jusqu’à une heure tardive. Je ne te parle pas de ce livre puisque tu en recevras une copie en même temps que cette lettre. Je ne doute pas que tu ne le juges sévèrement, comme tu l’as fait de mon Antée : aux yeux d’un Juif croyant comme toi, autant que pour les Chrétiens ou les pieux Hellènes, je suis un impie, et le fait d’avoir repris la fiction du mécréant Lucien, les Dialogues des morts, aggrave non cas. C’est pourquoi, une fois de plus, ce livre, comme la plupart de ceux que j’ai écrits, restera confidentiel En dehors de toi, je l’adresserai sans doute à Sura, ainsi qu’à mes maîtres alexandrins, le rhéteur Claudien et la divine Hypatie, celle que mon ami Synésios appelait “la grande prêtresse des mystères philosophiques”. Ce sera peut-être tout. Prudence oblige. Ah, non cher Archias, quelle triste époque que la nôtre !

Chez Zénon, ma lecture m’a valu des approbations qui m’ont paru sincères, bien qu'elles ne le fussent peut-être pas toujours. Je pense pourtant que certains de mes amis qui commencent à bien connaître mes idées, nais qui ne les partagent pas nécessairement toutes, peuvent apprécier la présentation que j’en fais, la forme dont je les pare. Ce doit être le cas du charmant Pylémène, l'avocat, l'ami de Synésios de Cyrène. Au milieu de la conversation qui a suivi ma lecture, il m’a fait soudain une suggestion étonnante : il m’a invité à écrire le récit de ma vie. Il s’engageait à nous offrir chez lui une autre soirée où je ferais cette nouvelle lecture :

- Tu serais, lui dis-je, un merveilleux Alcinoos, mais je ne suis pas Ulysse.

J’étais si surpris que je me suis demandé si Pylémène n’avait pas abusé quelque peu de l’excellent vin miellé que nous avait servi Zénon. Mais celui-ci intervint à son tour:

- Je suis, dit-il, de l’avis de Pylémène. Tu n’es pas Ulysse, dis-tu. Augustin d’Hippone ne l’est pas non plus et cela ne l’a pas empêché d’écrire ses Confessions. Tu nous as parfois raconté des épisodes de ta jeunesse ou de tes voyages qui, personnellement, m’ont mis l’eau à la bouche. Tu as été témoin d’événements qu’il pourrait être intéressant pour nous de mieux connaître. Et je suis sûr que le cheminement de ta pensée doit être à lui seul aussi passionnant que les pérégrinations du divin Ulysse.

En l’entendant citer Augustin, j’avais souri :

- Lui, dis-je, c’est différent il se veut une preuve vivante, éclatante, de l’action de la Providence. Je n’ aurais pas cette prétention.

- Si cet exemple te choque, reprit Pylémène, en voici un autre : Libanios d ‘Antioche, rhéteur comme toi, et comme Augustin d’ailleurs, a composé, lui aussi, un Discours autobiographique. A la demande, je crois, de ses élèves. Et lui non plus n’était pas Ulysse.

Tous les autres convives ont repris la suggestion de Pylémène, mais je me suis dit que c’était peut-être par politesse, et je n’ai rien promis.

Quand je suis repassé sur la Mésè hier matin, la vie avait repris; les boutiques étaient ouvertes et l’on ne voyait pas de troupes. Anthemios, apparemment, tenait parole. Mais les gens restaient très nerveux. Dans le quartier des boulangeries, la vue de ces provisions interdites au plus grand nombre, exaspérait ceux qui avaient faim. On m’a reconnu. La litière que Zénon avait mise à ma disposition, a été entourée, bloquée. Des femmes, encombrées de gosses en larmes, me suppliaient d’aller parler au Préfet du prétoire. J’ai eu le plus grand mal à m’échapper et à rejoindre l’embarcadère.

A Chalcédoine, le plus modeste portefaix était au courant de ce qui s’était passé dans la capitale. J’ai été très entouré dès les quais du port et dans les rues qui mènent chez moi. Ce matin, quand je suis arrivé à ma salle de cours, mes élèves et mes assistants m’ont applaudi. Cette popularité ne peut évidemment qu’agacer le gouverneur de Bithynie, chrétien fanatique que je ne me souviens pas d’avoir jamais vu, mais qui, paraît-il, me hait, de même qu’elle ne peut qu’exaspérer Anthémios. Mais de plus en plus, j’éprouve devant ce qui m’arrive ou risque de m’arriver, une indifférence qui parfois me surprend : je crois que je commence à approcher de l’ataraxie.