28.2.05

‑ IV ‑


L'histoire, une fois de plus, s'accéléra brusquement. Quelques mois après que j'eus commencé à suivre l'enseignement d'Hypatie, environ un an avant l'arri­vée de Synésios à Alexandrie, un événement de première importance s'était produit à Rome.

Vous vous souvenez que le jeune Valentinien II, un petit frère de l'Empe­reur Gratien, autrefois victime de l’usurpateur Maxime, n'était qu'un enfant quand Théodose avait épousé sa soeur Galla, réfugiée auprès de lui après l'assassinat de Gratien. Théodose avait placé Valentinien le jeune sous la tutelle du chef de l'armée d'Occident, le Franc Arbogast, un "Hellène", malgré ses origines barbares. Arbogast, en fait, avec l'accord de Théodose, gouvernait l'Occident au nom de Valentinien. Mais quand celui‑ci eut atteint vingt ans et manifesta l'intention d'exercer effectivement le pouvoir, Arbogast le fit étrangler. Barbare, il ne pouvait revêtir la pourpre et le savait. Il mit donc en place une marionnette, Eugène, qui, après avoir enseigné la rhétorique, était devenu fonctionnaire du palais. Cet Eu­gène était théoriquement chrétien. A ce titre, il crut naïvement pouvoir compter sur la bienveillance de l'évêque de Rome, Sirice, et de celui de Milan, Ambroise. Il eut même l'illusion que Théodose pourrait chercher à composer avec lui, comme il avait naguère composé quelque temps avec Maxime. Il résista donc plusieurs mois aux sollicitations, pourtant pressantes, des Hellènes, encore nombreux et puis- sants dans le Sénat de Rome. Puis quand il eut enfin compris qu'il ne pouvait es­pérer aucune complicité ni de l'Empereur chrétien légitime ni, par conséquent, de l'église chrétienne, il passa ouvertement dans le camp des Hellènes. Au moment où Théodose étendait à tout l'Empire l'interdiction des cultes traditionnels, en Oc­cident, domaine contrôlé par Eugène, les temples furent rouverts, restaurés, les sacrifices reprirent. Les beaux jours du divin Julien étaient revenus

Quand on apprit cela à Alexandrie, Claudien sauta de joie :

‑ Je t'avais annoncé, me dit‑il, que Rome, elle, tiendrait bon. Cette fois, c'est décidé : je pars.

J'entendis alors ma propre voix qui lui disait :

‑ Je suis fort tenté de t'accompagner.

Cela m'était venu subitement, exactement de la même manière que j'avais dit un soir à Hiéron, à Oxyrhynque : « Si tu vas étudier à Alexandrie, je t'y suivrai. " Claudien ne s’y attendait pas mais il me parut s’en réjouir sincèrement. Il fut sans doute persuadé que l'Hellène que j’étais, voulait comme lui être présent dans l'ancienne capitale du monde au moment où les Dieux étaient restaurés. Il aurait sans doute été bien surpris d 'apprendre que c’était le mépris que me témoi­gnait une femme, fût‑elle la plus intelligente et la plus belle, qui m’empêchait de continuer à vivre dans la superbe Alexandrie. Peut‑être Claudien n'était‑il pas mécontent non plus d’avoir un compagnon de voyage : j’ en venais à me demander si ce n’ était pas l'appréhension de partir seul qui lui faisait constamment différer ce départ, décidé de façon "irrévocable" depuis maintenant deux ans. Toujours est-­il que, du jour où j’eus décidé de l'accompagner, nos préparatifs commencèrent ef­fectivement.

Nous ne pouvions quitter l'Egypte avant « l’ouverture de la mer » que l’on fêtait autrefois, chaque printemps, dans tout l'Empire, par la grandiose cérémonie de la "navigation d'Isis" et qui se faisait maintenant à la sauvette. Nous patien­tâmes donc plusieurs mois et, personnellement, la fièvre de ce départ imminent, l'excitant plaisir lié à la perspective de connaître des pays nouveaux, des climats inconnus, des paysages différents, une langue nouvelle, m'aida à surmonter ce mé­lange de douleur et d'humiliation, de désespoir et de ressentiment, que j'éprou­vais depuis qu'Hypatie m'avait repoussé. Je n'aurais pu continuer à vivre dans une cité où sa présence était pour moi tout à la fois une torture et un reproche permanent.

Le rhéteur Claudien était ému de voir partir son fils. Il nous chargea de lettres de recommandation pour tous les chefs des Hellènes de Rome, et en particu­lier pour le grand Symmaque. Je dis adieu à Archias, sans lui expliquer, à lui non plus, la vraie raison de mon départ. Synésios, lui, s'en douta, mais il ne devait pas tarder à quitter Alexandrie à son tour et à regagner sa Cyrénaïque natale. Au fur et à mesure qu’ approchait le jour du départ, j’ éprouvais l’ excitation, inconnue de moi jusque là, de celui qui s'apprête à changer d'horizon, euphorie qui réussit à me faire oublier momentanément le visage de la Divine. Un, jour enfin, nous nous embarquâmes sur un bateau qui partait vers l'ouest. Le soir du premier jour, nous avions déjà perdu de vue depuis longtemps la tour de Pharos.

Notre voyage fut long. Après Apollonia, le port de Cyrène, un second navi­re nous conduisit, en quelques semaines, le long de la côte sablonneuse et déser­tique des Syrtes, jusqu’à à Leptis Magna où nous dûmes attendre plusieurs jours qu’une troisième embarcation voulût bien nous amener jusqu’à Carthage.

J'ai beaucoup aimé cette grande ville aux larges rues rectilignes, comme celles d'Alexandrie, et, comme elles, grouillantes de vie. Carthage était la pre­mière métropole de langue romaine que j'abordais et, sous ses portiques, derrière les rideaux des salles de classe, c'était en latin et non plus en grec que les bambins anonnaient leurs rudiments. J'aimais flâner sur les quais du port en con­templant au loin, se découpant sur le ciel clair, le profil montagneux du cap Her­maeon couronné par ses pitons aigus. Au bout d'une longue avenue qui partait du port, se dressait, au milieu d'un vaste forum, au pied de l'acropole de Byrsa, le superbe temple de la patronne de Carthage que les habitants appelaient la Caelestis, en grec Uranie, identifiée par les Romains à leur Junon, notre Héra, et qui n'était autre que la déesse Tanit des anciens Carthaginois du temps d'Hannibal, proche cousine de la Déesse syrienne. Le parvis et le péristyle du temple étaient encombrés de tas d'ordures, de briques, de terre et de détritus de toutes sortes, manifestement jetés là par les Chrétiens de la ville et sur lesquels avaient pous­sé des herbes et des ronces. Le temple était fermé mais du moins n'avait‑il pas é­té détruit, lui, comme le Sérapeion. J'ai su depuis qu'il a été transformé en Eglise chrétienne : un jour, l’évêque du lieu vint prendre place sur le trône qui avait été, pendant des siècles, celui de la déesse céleste. On nous montra un au­tre temple, celui du Melkart des Carthaginois, devenu Hercule pour les Romains, Heraclès pour nous, et ouvert, lui, à tous les vents. A l'instigation d'Augustin d'Hippone, guère moins fanatique que Théophile ou Ambroise, la statue du Dieu a­vait été défigurée par des bandes chrétiennes déchaînées qui, un jour, avaient fait irruption dans son sanctuaire et avaient taillé sa barbe d'or à coups de mar­teaux et de burins.

Claudien me paraissait plus distant, plus loin de moi que jamais. Il sai­sissait toutes les occasions pour aborder les passants et engager avec eux des conversations auxquelles je ne comprenais pas un mot et qu'il ne me traduisait pas. Il arpentait les quais du port non pas, comme moi, pour admirer le magnifique pay­sage de la côte africaine, mais pour trouver le plus vite possible un navire qui nous permît de terminer ce voyage. Il lui tardait d'arriver à Rome. Enfin nous partîmes. De la poupe du bateau, je regardais s'éloigner l'Afrique et la silhouette, qui m'était devenue familière, du cap Hermaeon. A mes côtés, Claudien, les yeux mi-­clos, fixait la ville de Carthage toute blanche au ras de l'eau. Il murmura, comme pour lui‑même, une tirade latine. Je l’interrogeai du regard et, pour une fois, il daigna me la traduire :

Enée, avec sa flotte, était en haute mer

Et, fendant les flots noirs sous le souffle du vent

Fixait derrière lui les hauts murs de Carthage

Qu’enflammait le bûcher de la triste Elissa.

Je vous l'ai dit : Virgile était son grand homme et c'est Virgile encore qu'il me cita, quand nous fûmes en vue de l'Italie, en me désignant des écueils au large d'une montagne qui tombait à pic dans la mer : ces écueils, me dit‑il, en commentaire d'une citation latine qu'il ne me traduisit pas, étaient ceux où se cachaient les Sirènes dont parle notre Homère dans l'Odyssée.

*

Rome, d'entrée de jeu, fut pour moi un autre monde. Nous y arrivâmes à la fin du mois de mars. Sauf quelques insignifiantes ondées à Alexandrie, je n'avais encore jamais vu pleuvoir. Quand nous posâmes le pied sur le quai d'Ostie, une sorte de bruine glaciale me transit. Sous le ciel sinistre, les dalles des rues é­taient grasses, les murs des maisons et des entrepots suintaient d'une humidité noirâtre. Dans la campagne, les palmiers d'Afrique avaient disparu, remplacés par d'étranges arbres aux reflets bleus, touffus comme des brosses et déployés comme des ombrelles. Ca et là, de hautes barrières de cyprès tentaient de couper le vent. Jamais de ma vie je n'avais eu si froid.

Nous arrivâmes à Rome. Entre ses quais de pierre, le Tibre m'apparut comme un petit torrent dérisoire, sale et noirci par tous les cloaques de la ville. Fi­nies les immenses avenues rectilignes d'Alexandrie, ou même de Carthage, et leurs carrefours orthogonaux. Rome offrait certes de belles perspectives et des ensem­bles architecturaux impressionnants : le forum romain, la succession des forums inpériaux avec, en leur centre, le plus magnifique de tous, celui de Trajan, l'am­phithéâtre Flavien que je découvris à travers l'arc de triomphe de Titus, me fi­rent une impression très forte : Rome avait été la capitale du monde et l'on ne pouvait manquer de s'en souvenir à chaque pas que l'on faisait dans cette ville dont le nom, curieusement, désigne la "force" dans notre langue. J'ai beaucoup aimé aussi les superbes jardins et les palais qui couronnaient les sept collines. Mais les quartiers populeux étaient des fouillis, des enchevêtrements de rues é­troites, tortueuses et obscures, bordées par les hautes falaises des immeubles en­tre lesquels séchait le linge et où s'entassait la foule bruyante des désoeuvrés. Car c'est cela aussi qui me frappa dès mon arrivée : alors qu'Alexandrie était u­ne ruche industrieuse, trépidante d'activité, Rome était une ville d'oisifs. Les Romains, habitués depuis toujours à vivre au crochet des riches, vivaient mainte­nant au crochet de l’Etat.

Le Capitole semblait redevenu le centre du monde qu'il avait été pendant mille ans, et des autels de tous les temples montait vers les Dieux la fumée des sacrifices. Au moment où nous arrivâmes, Claudien et moi, les Hellènes du Sénat triomphaient : le rhéteur Eugène, devenu Empereur, marionnette actionnée par le Franc Arbogast, chef de l'armée d'Occident, leur avait cédé sur toute la ligne, de­puis qu'il avait compris qu'un affrontement avec Théodose était inévitable. Pour la première fois depuis Gratien, le fameux autel de la Victoire était à nouveau à sa place dans la Curie et l'on y brûlait à nouveau l'encens au début de chaque sé­ance du Sénat. Tous les temples avaient été rouverts, restaurés; ils avaient re­trouvé leurs collèges sacerdotaux, leurs privilèges financiers,. leurs fastes tra­ditionnels et leurs autels ruisselaient du sang des victimes et fumaient de l’âcre vapeur des sacrifices. L'ancien Chrétien présidait à la restauration des Dieux ancestraux. Je vis un jour passer sur la Voie sacrée ce pauvre petit maître d'école, debout sur son char à.côté de son protecteur barbare, un géant. cuirassé de fer. Il s'efforçait de se donner une contenance solennelle : il avait conservé la barbe des philosophes, mais il était revêtu de la pourpre impériale et portait une couronne de laurier dissimulant sa calvitie, caricature du grand César et du di­vin Julien...

Etonnante capitale "hellène", livrée aux cultes barbares et envahie par les cortèges de tous les Dieux phrygiens, syriens, perses, arabes et, bien sûr, pharaoniques. Le jour de notre arrivée, la ville retentissait de la joie des Hila­ria célébrés chaque printemps en l'honneur de la résurrection d'Attis. Après une semaine de deuil et de mortification au terme de laquelle les nouveaux "galles",au comble de l'exaltation sacrée, s'étaient tranché les gonades d'un coup de si­lex, devenant ainsi des répliques vivantes de leur Dieu, la foule romaine en déli­re, rassemblée dans les rues, manifestait sa joie en lançant des fleurs et en cri­ant (c'est du moins ce que m'affirma Claudien) , "Attis est ressuscité ! " Le jour était venu de la purification solennelle de la statue de la Mère des Dieux dont Attis était le parèdre : nous vîmes passer le cortège bruyant et coloré des jou­eurs de tambourins, de cymbales, de flutes, de trompettes et de crotales, la trou­pe des nouveaux "galles" aux longs cheveux et aux robes bariolées, puis, portée sur un char que tiraient de blanches génisses, la statue de la Déesse, la grande idole d'argent dont la tête, couronnée de tours, était constituée par la fameuse pierre noire apportée de Pessinonte à Rome six cents ans plus tôt. Le Grand prêtre de Cybèle et d'Attis, vénérable vieillard aux cheveux blancs, fermait la proces­sion : il allait procéder dans un affluent du Tibre, réplique romaine du Gallos phrygien, à la baignade rituelle de la statue qui serait ensuite ramenée dans son temple du Palatin, régénérée comme le cycle éternel du Temps, puisqu'à compter de cette date, les jours allaient être plus longs que les nuits.

Dans tous les phrygiana de Rome, couchés sur le dos sous une grille à claire voie, les mystes d'Attis recevaient le baptême du taurobole ou du criobole et ressortaient ruisselants de sang, renés, pour la vie éternelle. Dans toutes les cryptes mithriaques, les initiés du Dieu perse, "Soleil invaincu", né le 25 décembre, jour du solstice d'hiver, quand les jours commencent à allonger, consommaient le pain et la coupe d'eau, sous les reliefs représentant l'exploit du tauroctone qui a régé­néré l'univers. Dans tous les sanctuaires d'Isis, on célébrait les matines et les vêpres quotidiennes de la grande Déesse qui, elle aussi, a sauvé l'humanité en rendant la vie à Osiris, et les prêtres aspergeaient d’eau du Nil les fidèles en extase devant la statue dévoilée et invoquée en copte par le Grand prêtre vêtu de lin blanc. Dans toutes les cryptes de Rome, on procédait à des initiations : il y avait ceux qui s’enivraient de danse, de musique et de vin jusqu'à en perdre connaissance et se fondre dans la divinité, ceux qui se flagellaient et se tailladaient les membres devant leur idole morte, ceux qui s'accouplaient dans des hié­rogamies haletantes, ceux qui faisaient glisser un reptile le long de leur corps, ceux qui le faisaient ramper entre des boules de pain pour les sanctifier avant leur consommation, ceux qui mangeaient dans un tambourin et buvaient dans une cymbale, ceux qui se prostituaient et ceux qui s'émasculaient, ceux qui se lamentaient et ceux qui s'étourdissaient, ceux qui riaient et ceux qui pleuraient... Rome é­tait devenue le sanctuaire du monde entier. Ce n'était plus seulement l’Oronte qui se déversait dans le Tibre, comme l'avait écrit autrefois Juvénal, mais aussi le Nil, l’Euphrate, le Sangarios, et bien d'autres fleuves venus de contrées plus lointaines encore.

Nous nous présentâmes chez Symmaque. Cet aristocrate éminent, une des personnalités les plus respectées du parti hellène, était alors un quinquagénaire d’une admirable dignité. Il avait connu tous les honneurs : proconsul d'Afrique, Pré­fet de la Ville, prince du Sénat, et enfin, tout récemment, consul. Il était main­tenant parvenu à une sorte de détachement supérieur et, depuis l'accession d'Eugè­ne au principat, lui qui avait attaché son nom au combat des Hellènes pour l'autel de la Victoire, paraissait en retrait : il laissait agir son ami Nicomaque Flavien auquel le rattachaient d'ailleurs des liens de famille, puisqu'une de ses filles avait épousé le fils ainé de Nicomaque. Il était merveilleusement cultivé, indéfectiblement attaché aux traditions romaines et, à ce titre, assez peu favorable aux sectes d'origine barbare, même devenues romaines au fil des siècles. Il était im­mensément riche mais menait une vie marquée par la modération et la sobriété.

Il nous reçut en privé dans son palais de l'Aventin, après que se fût dis­persée la foule quotidienne de ses clients. Claudien et moi contemplions avec une égale admiration ce magnifique "patricien", mais je crois que les motifs de notre admiration étaient différents. Pour Claudien, Symmaque incarnait la Rome éternelle et ses plus hautes vertus. Il devait voir en lui, bien à tort à mon avis, une sor­te de Caton de notre temps. Pour moi, il était d'abord l'homme qui s'était fait le héraut de la tolérance, qui avait tenu tête au fanatique Ambroise et avait dit un jour, dans un discours prononcé devant l'Empereur : "Nous contemplons les mêmes astres, le ciel nous est commun, le même monde nous emporte. Qu'importe par quel chemin chacun d'entre nous cherche à atteindre la vérité ? Il n'y a pas une voie unique pour parvenir à un si grand mystère."

Symmaque parut éprouver un réel intérêt à converser avec le neveu de Maxime d'Ephèse et avec un assistant de son frère. Claudien avait d'abord voulu engager la conversation en latin, mais, s'apercevant que je ne comprenais pas cette langue, le Clarissime continua en grec qu'il parlait sans accent comme tous les aris­tocrates de Rome. Il était manifestement enchanté de pouvoir entendre des témoins oculaires lui raconter les récents événements d'Alexandrie. Claudien, qui n'y a­vait pas assisté directement, voulut en faire le récit, mais il s'enferra à deux reprises et c'est vers moi que Symmaque se tourna et à qui il demanda toutes les précisions qu'il souhaitait avoir. Je crois que la prétention de Claudien l'agaça, en particulier quand il lui parla avec emphase de ses oeuvres poétiques et des vastes espérances qu'il en concevait. Quant à moi, je lui avouai que, ne connais­sant personne à Rome et ne parlant même pas le latin, j'étais pour le moment sans projet. Symmaque eut alors la bonté de me conseiller d'aller trouver de sa part son ami le Sénateur P. Abellius Sura qui, me dit‑il, cherchait justement pour son fils un maître de rhétorique grecque.

A partir de ce moment, je perdis Claudien de vue. J'appris bientôt qu'il s'était trouvé de puissants protecteurs, les Anicii, Chrétiens au demeurant, qu'il encensa avec un excès de flagornerie qui devait dès lors marquer toutes ses oeuvres. Il s’insinua ensuite à la cour impériale, ou plutôt dans l'entourage de Sti­licon, où il joua les flatteurs officiels, ce qui lui valut les plus grands hon­neurs. J'eus plus tard de la peine pour lui quand je lus les textes où il célébrait en termes hyperboliques les victoires de l'armée chrétienne de Théodose sur "les deux tyrans", Eugène et Maxime. Heureusement pour lui, les Chrétiens n'ont pas été ingrats à son égard : il a accédé à la dignité de Clarissime, il a fait un magni­fique mariage et il est statufié en bronze sur le forum de Trajan.

*

Je me contentai d'une destinée plus modeste et me présentai chez Publius Abellius Sura. Il habitait sur le Janicule une merveilleuse villa ou plutôt un palais, d’où l'on découvrait tout le panorama de Rome. Je devais vite apprendre, dans les mois suivants, à reconnaître, au-dela du long serpent tortueux du Tibre non seulement les énormes masses du grand Cirque et de l'Amphithéâtre, émergeant parfois du brouillard qui stagnait au pied des sept collines, mais la coupole du Panthéon et, tout à côté, le sommet de la tour Félicula, le plus haut immeuble de la ville, le fronton du temple de Junon Monéta, sur le Capitole, plus lointain encore le Mausolée d'Auguste, et, de l'autre côté, à peine perceptibles à l'hori­zon, les ondulations douces des Monts Albains.

Sura avait alors une quarantaine d'années. Tout aussi riche que Symmaque, il était bien différent de lui : il aimait la vie et tous ses plaisirs. S'il appartenait au parti hellène, c'était certes par fidélité aux traditions nationales, comme pratiquement tous les sénateurs romains, mais c'était aussi parce qu'il ne tolérait pas que les Chrétiens eussent entrepris de transformer le monde en un im­mense et sinistre couvent. A la différence de Symmaque, Sura ne dédaignait pas la présence de belles danseuses et joeuses de flute aux dîners qu'il aimait donner dans le magnifique triclinium de son palais. Il collectionnait les aventures galan­tes sur lesquelles sa femme fermait d'autant plus volontiers les yeux qu'elle‑même ne se contentait pas de filer de la laine comme les matrones modèles de l'ancien temps. Mais Sura n'était‑pas un jouisseur vulgaire : jusque dans sa vie privée, cet homme de culture restait fidèle à sa façon à une certaine tradition épicurienne romaine, non pas, certes, à l’âpre épicurisme de Lucrèce, tendu, raisonneur et intolérant, mais à l'aimable philosophie d'Horace que je découvris à mon tour, quand je commençai à savoir le latin, dans sa superbe bibliothèque où tous les grands auteurs, grecs et latins, étaient représentés.

J'appris avec un vif intérêt que Sura avait fait sa rhétorique en Grèce, dans la meilleure tradition des anciens patriciens de Rome, tradition qui était maintenant tombée en désuétude. Il avait été à Athènes l'élève de l'illustre Pro­hairesios, un des plus éminents sophistes de notre époque. Les temps étaient maintenant trop troublés pour qu'il pût songer à faire bénéficier son fils d'une aussi enrichissante expérience, et c'est pourquoi il fut enchanté de le confier à un assistant d'un des grands rhéteurs d'Alexandrie. Je vous ai parlé de sa bibliothèque Elle n'était pas pour lui une simple parure destinée à donner un vernis intellec­tuel et distingué à son palais : il la fréquentait assidûment. Il aimait vivre dans la familiarité des poètes, des orateurs et des philosophes; mais ce qui m'é­tonna, c'est qu'il affichait volontiers à leur égard une désinvolture presque i­ronique, voire impertinente, qui au début me choqua mais à laquelle je m'habituai et qui, finalement, me parut saine et peut‑être nécessaire : Sura me révéla ce qu'il y a souvent de convenu dans les admirations que nous vouons aux anciens. Il m’apprit qu'il n'y a pas de vénération véritable sans lucidité, sans capacité à voir les faiblesses, les insuffisances, parfois les défauts.

Je découvris dans un placard de la bibliothèque les livres interdits, les réfutations des croyances chrétiennes de Celse, de Porphyre et de l'empereur Ju­lien. Je trouvai aussi les ouvrages de la plupart de nos sceptiques, de Pyrrhon à Carnéade et jusqu'à ce Sextos l'Empirique que je connaissais à peine et dont je pus lire les écrits avec avidité. J'eus de longues conversations philosophiques avec Sura. Je constatai vite qu'il m'avait depuis longtemps précédé sur la voie de cette "suspension du jugement" vers laquelle j'inclinais, comme je l'avais un jour avoué à Archias d'Alexandrie. Sura était hellène, mais, comme moi, devant le spectacle de ces religions qui se condamnaient, de ces sectaires qui s'entretuaient au nom de leurs dogmatismes respectifs, il n'était plus sûr de rien et il me lais­sa entendre qu'il en était de même de beaucoup d'aristocrates romains, à commencer par Symmaque lui‑même.

Il devint vite pour moi plus qu'un hôte, un ami. La culture que nous avi­ons en conmmn réduisait la distance que mettait entre nous la fortune. Je fus cer­tes le précepteu fils, mais aussi l' interlocuteur habituel du père, presque son confident. Moi‑même je lui confiai tous mes secrets, à commencer par le plus dou­loureux de tous. Si j'excepte Synésios, il fut le premier à qui je parlai de la Divine. Il avait vaguement entendu parler d'une jeune philosophe qui faisait cou­rir tout Alexandrie, mais il ne savait rien d'elle, pas même son nom. Comme Syné­sios, il écouta en souriant le récit de ma mésaventure, mais, contrairement à ce que je craignais, il n'exerça pas sur moi son ironie volontiers mordante : ce li­bertin n'était pas incapable de comprendre la passion. Il me laissa même entendre qu'au même moment il se heurtait, lui aussi, au refus d'une femme, ce à quoi il n'était pas habitué, et qu'il en souffrait. Mais il n'était pas homme à souffrir longtemps : il croyait à la vertu apaisante du changement. Je suis persuadé qu'il crut vraiment me guérir de mon mal en poussant dans mes bras une des plus belles suivantes de sa femme, originaire de la côte de Phénicie et fervente de la Déesse syrienne. Cette jeune fille très douce, qui se nommait Achantia, combla en effet mes sens mais ne me fit pas oublier la Divine.

Sura avait plusieurs filles, dont l'ainée était mariée à un fils du vénérable sénateur Agorat que je devais rencontrer chez lui peu après, mais un seul fils prénommé Caïus. C'était un garçon intelligent, sérieux, plein de curiosité, capable de réflexions originales ; malheureusement je dus d'abord améliorer son grec qu'il parlait d'une façon assez hésitante, ainsi que sa connaissance des au­teurs qui était fort incomplète. Quand je pus enfin aborder la rhétorique proprement dite, je souffris pour lui de son isolement : qu'on le veuille ou non, rien ne remplacera jamais l'émulation d'une école.

Sura recevait chez lui, chaque semaine, quelques‑uns des sénateurs les plus influents du parti hellène, auxquels venaient se joindre des philosophes, des rhéteurs et des savants. Il m'invita à participer à ces doctes entretiens. Je revis là Symmaque et je fis la connaissance d'un vénérable vieillard à la magnifi­que chevelure blanche, Q. Caecilius Agoratus, celui‑là même que nous avions aper­çu, Claudien et moi, dans la procession d 'Attis, au moment de notre arrivée à Rome. C'est son fils qui avait épousé la fille ainée de Sura. Cet Illustre était prêtre de tous les cultes : outre son titre prestigieux d'Archigalle d'Attis, il était Père des pères de la religion de Mithra, Pontife de Vesta, Curiale d'Hercule, initié aux mystères d'Eleusis, à ceux des Cabires, d'Hécate et de bien d'autres encore.. Nicomaque Flavien, malgré les multiples occupations qui l'accablaient en tant que Préfet du prétoire d'Eugène, assistait de temps en temps à ces entretiens philosophiques auxquels Sura, le sceptique, ne participait qu'assez distraitement.

La première fois que j 'y pris part, un certain Philippe, philosophe originaire de Per­game, pérora longuement pour expliquer que toutes les divinités adorées par les hommes n'étaient que des noms divers de ce Dieu suprême unique qu'est le Soleil invaincu, "chef et régulateur de tous les astres et donc de l'Univers". Après quoi il se lança dans une interminable revue de tous les Dieux grecs, romains et barba­res pour étayer sa thèse. Son exposé me parut assez laborieux et, pour tout dire, superfi­ciel. Au bout d'un moment j’intervins pour indiquer qu'il fallait évidemment dis­tinguer l'Etre transcendant et immatériel que nous ne pouvons que concevoir par l'esprit, et l'astre visible qui éclaire le monde, de même que, pour reprendre la comparaison de Salluste, on ne peut identifier terme pour terme Isis et la terre, Cronos et l'eau, Adonis et les fruits, Dionysos et le vin... Le vieil Agorat qui, à la différence de Sura et même de Symmaque, était un esprit très religieux, me demanda de préciser ma pensée.. Je connaissais bien les Discours de l'Empereur Ju­lien, et en particulier celui qu'il à consacré au Soleil‑Roi. Mais surtout j'avais assisté aux entretiens ésotériques d'Hypatie et je conservais un souvenir précis de ces Oracles chaldaïques dont les Discours de Julien ne sont qu'une vulgarisa­tion. Je n'eus donc pas de mal à répondre.

Au commencement, il y a le monde "intelligible", univers inaccessible où le vrai Soleil éclaire les vrais cieux, où, autour de "l'Un" ou, comme dit Platon, du "Bien", tournent les principes spirituels auxquels il donne être et perfection, et dont les planètes tournant autour du soleil visible ne sont qu'une image très dégradée. Entre le monde intelligible et notre monde matériel sublunaire, le pas­sage ne peut se faire que par la médiation du monde "intellectuel" dont le symbole est un autre Soleil, intermédiaire entre l'Un et l'astre de notre ciel, le "Soleil-Roi" de Julien, qui correspondrait au « Second transcendental » des ()racles, Dieu central par lequel les perfections se transmettent du monde intelligible au nôtre. Notre Soleil, comme notre monde tout entier, n'est donc que l'image d'une image. Mon discours devint vite l’écho de ce que Synésios appelait les "mystiques festins" servis à Alexandrie par la Divine. J'eus d'ailleurs à coeur de la nommer, comme de citer les écritures qu'elle avait expliquées devant nous, en précisant bien que je n'étais en quelque sorte que le porte‑parole de "LA" philosophe.

Dès lors, ce fut vers moi que se tournèrent tous les regards et ces entre­tiens du Janicule devinrent une simple reprise de ceux auxquels j'avais assisté là‑bas. S'ils ne m'avaient pas définitivement convaincu, du moins donnaient‑ils des croyances "helléniques" une interprétation singulièrement séduisante et qui renouvelait fondamentalement le discours sur les Dieux. C’est aussi ce que pen­sait Agorat qui jugea plus solide que jamais le socle sur lequel s'édifiait sa piété. Sura, lui, par nature très étranger à ces spéculations vertigineuses, fut très fier de moi et me le fit savoir. Sans doute aussi comprit‑il mieux ma passion durable pour Hypatie.

Un jour (c'était, si je me souviens bien, en août), Nicomaque Flavien ne fit qu’ une brève apparition : la guerre était imminente. Théodose avait quitté Constantinople, à la tête d'une armée considérable composée, pour l'essentiel, et commandée, par des Goths. La veille de son départ, il avait célébré à l’antique les funérailles de son épouse, l'impératrice Galla, morte en couches, puis il é­tait sorti de la ville et avait pris la direction de l'Ouest, s'arrêtant dans toutes les églises où les prêtres chrétiens lui avaient tous, comme il se doit, pré­dit la victoire. Mais Nicomaque n'était pas inquiet : il avait, lui aussi, pris les auspices, consulté tous les augures, interrogé tous les oracles; il avait mê­me remis en honneur la vieille mantique étrusque chère aux anciens Romains. Toutes les prédictions concordaient : les Dieux triompheraient des "athées"; ils sortiraient vainqueurs de cette confrontation décisive. "L'Empereur Eugène" et son armée commandée par Arbogast avaient donc quitté Milan et se dirigeaient vers l'est. A l'avant de la colonne étaient portées des statues d'Héraclès et de Zeus foudroyant, alors que Théodose emportait, lui, des ossements de "martyrs". Les Hellènes allaient le prendre au piège à sa descente des cols alpestres. Cette fois la peste qui, depuis la trahison de Constantin, rongeait le corps de l'Empire, allait être guérie. Eugène n'avait‑il pas promis de transformer toutes les églises en écuries dès le lendemain de sa victoire ? Nicomaque Flavien avait mis en place tout un réseau de guetteurs postés de loin en loin et qui devaient communiquer par signaux pour que Rome fût informée le plus rapidement possible du triomphe de ses Dieux. Dans l'immédiat, il nous recommandait de prier les Immortels et d'a­voir confiance dans la destinée de Rome.

Une étrange atmosphère s'installa dans la ville où ces nouvelles ne tardérent pas à être connues. Les Romains affectaient la sérénité, presque l'indiffé­rence, comme si personne ne doutait de la victoire. En réalité, une inquiétude sourde minait ce peuple de désoeuvrés. Un jour, sous un portique du forum de Claude, je consultai un "Chaldéen". Il fit la moue : les astres étaient défavorables. Je le dis à Sura qui haussa les épaules : il ne croyait pas plus aux astres qu'au reste. "De toute façon, me dit‑il, ton charlatan a une chance sur deux d'avoir raison. Il ne risque donc pas grand chose." Mais sa désinvolture habituelle l'avait quitté : non qu'il craignît une répression dont lui‑même ou un de ses puissants amis du Sénat pût être victime en cas de victoire des Chrétiens. Il pensait, non sans quelque vraisemblance, que Théodose aurait tout intérêt à se montrer clément. Mais il savait bien que, si cette guerre tournait à l'avantage du maître de Cons­tantinople, plus rien désormais ne s'opposerait à l'absolue domination des évêques et des moines d'un bout à l'autre de l'Empire, Orient et Occident confondus. Pour sa part, il envisageait dans ce cas de quitter Rome et de se retirer dans une de ses nombreuses villas du Sud, à Capoue, Baïes ou Messine, pour ne pas voir les "Barbares" occuper le Capitole.

‑ Je ne suis pas sûr, lui dis‑je, que ce qu'Eugène puisse faire de mieux, en cas de victoire, soit d'interdire le Christianisme, comme Théodose a interdit l'hellénisme. Transformer les églises en écuries ne pourra qu'attiser les haines et fai­re renaître les affrontements. Pourquoi ne pas laisser chacun adorer la divinité de son choix ? N'est‑ce pas ce qu'a proclamé Constantin lui‑même dans son édit de tolérance ? Il s'engageait à ne refuser à aucun de ses sujets "qu'il soit chrétien ou qu'il appartienne à un autre culte, le droit de suivre la religion qui lui convient le mieux." Il ajoutait même que son intention était "que tout ce qu'il y a de divin au céleste séjour puisse être bienveillant et propice à nous‑même et à tous ceux qui sont sous notre autorité."

‑ Eh bien, tu as vu la suite ?

‑ Certes, mais il n'en avait pas moins raison. Après tout, comme l'a dit un jour Symmaque à l'empereur Gratien : "Qu'importe par quel chemin chacun d'entre nous cherche à atteindre la vérité ? Il n'y a pas une voie unique pour parvenir à un si grand mystère."

‑ Symmaque n'a sans doute pas tort, me répondit Sura, mais il raisonne en philosophe, non en politique. L'Empire n'est plus celui de Trajan ou d'Hadrien. Le temps n'est plus où des épicuriens comme Lucrèce ou des cyniques comme Lucien pouvaient blasphémer les Dieux de l’Etat autant sinon plus que les Chrétiens. L'Em­pire aujourd'hui ressemble plutôt au royaume des Perses où, comme tu le sais, la religion de Zoroastre a été, comme le Christianisme ici, imposée à tous. Les Ro­mains ne sont plus des citoyens, mais des sujets : les croyances de leur maître doivent devenir les leurs. Ce n'est pas un hasard si notre Aurélien lui‑même a voulu, il y a plus de cent ans, imposer le Soleil Invaincu comme Dieu suprême de l’ Empire.

-Sans doute pensait‑il que tous les peuples de cet Empire pourraient reconnaître en lui leur divinité nationale : c'est en somme ce que voulait dire l'autre jour Philippe de Pergame.

‑ Soit. Mais cela montre bien que les empereurs Hellènes eux‑mêmes ressentaient le besoin d'une croyance unique de tous leurs sujets. Constantin s'est au fond contenté de substituer le Dieu des Chrétiens au Sol Invictus d’ Aurélien. Si Eugè­ne remporte la victoire, il imposera de nouveau Sol Invictus. Ne te fais pas d'il­lusion : c'est aussi ce qu'aurait fait Julien s'il n'avait pas disparu prématuré­ment.

Un jour que je travaillais avec le jeune Caïus dans la bibliothèque, Su­ra entra en coup de vent. Jamais je n'aurais cru ce sceptique capable d'une telle exaltation . 1l venait d'avoir des nouvelles de la guerre par un émissaire de Ni­comaque Flavien; l'armée des Hellènes triomphait. Il n'en savait pas plus et ce n'est que plusieurs jours plus tard que l'on sut ce qui s'était passé au cours de cette première journ ée de bataille au soir de laquelle on put croire à la victoire. C'est au bord de la "Rivière froide", près d'Aquilée, qu'avait eu lieu l'engagement. Théodose avait entrepris la descente d'un col au pied duquel, puissamment installée dans la plaine, l'armée d’Eugène et d'Arbogast l'attendait de pied ferme. Dans sa précipitation, il ne s’était pas aperçu que, derrière lui, au sommet des montagnes, surgissaient de par­tout des combattants qui attaquèrent les arrières de son armée. Il était pris au piège, contraint de livrer bataille sans y être prêt. Et la retraite lui était coupée. Les unités romaines de son armée avaient tant bien que mal contenu les as­sauts des Hellènes, mais les Barbares, de loin les plus nombreux, avaient été enfoncés, décimés, taillés en pièces. A la tombée de la nuit, la bataille avait pris fin et Eugène, triomphant, avait permis que les combattants se restaurent et a­vait même commencé à distribuer des récompenses et des distinctions aux plus va­leureux de ses soldats et de leurs chefs. De Théodose, point de nouvelles : il de­vait sans doute être en fuite. Mais sa retraite étant coupée, on ne donnait pas cher de lui.

Pour l'heure, on, ne connaissait pas tous ces détails : on savait seulement que Théodose avait été battu. Je chancelai d'émotion : ainsi les Dieux l'avaient emporté. Le divin Julien était vengé. Hiéron était vengé. Le Sérapeion serait re­construit, comme tous les autres temples d'Orient. Les évêques et les moines ne pourraient pas imposer leur dictature à tout l'Empire. Je souhaitai de toutes mes forces qu'Eugène, désormais seul maître de tout le monde romain, sût dominer sa victoire et, malgré ce que m'avait expliqué Sura, fût capable de faire régner la tolérance et la paix. Je comptais sur Symmaque pour l'en convaincre.

Dans la ville, la victoire n'était pas encore connue. Je marchais dans les rues, au comble de l'agitation, arrêtant les passants pour leur annoncer la nouvelle. Dans tous les quartiers de Rome, d'autres faisaient comme moi. La rumeur prit vite de l’importance et le soir, des jardins du Janicule, au milieu des invités de Sura, j'eus la joie de voir briller les milliers de lampes allumées par le peu­ple romain pour célébrer l'événement.

Il fallut attendre plusieurs jours pour savoir la vérité. En fait, le premier soir, la bataille n'était pas terminée. Théodose était en mauvaise posture, mais il n'était pas en fuite. On l'avait vu se prosterner, les larmes aux yeux, front contre terre, implorant le Dieu des Chrétiens. Peu après, les chefs des troupes postées au sommet des montagnes et qui devaient, en principe, lui couper la retraite, lui avaient envoyé des messagers : ils étaient prêts à se ranger à ses côtés, s'ils avaient l'assurance d'en être récompensés, assurance que l'Empe­reur s'était évidemment empressé de leur donner en énumérant par avance les honneurs dont il les gratifierait après sa victoire. Le lendemain matin, la bataille avait repris : Théodose en avait donné le signal par un grand signe de la croix. C'est alors que se produisit un phénomène qui devait beaucoup frapper les esprits. Soudain, le ciel s’obscurcit et un vent d'une violence inouïe se mit à souffler en tempête en direction des troupes d'Eugène. Les rafales étaient si fortes que les soldats hellènes étaient aveuglés par la poussière et même, dirent les témoin, que les javelots et les flèches qu'ils lançaient revenaient vers eux, alors que les traits de leurs adversaires avaient une force et une vitesse considérablement accrues. Persuadés que Zeus et Héraclès, dont les statues avaient été dressées sur les sommets, les abandonnaient, convaincus que c'était le Dieu chrétien en personne qu'ils combattaient, les troupes hellènes, prises de panique, s'étaient débandées : elles s'étaient enfuies, poussées par la tempête. Beaucoup de soldats s’ étaient noyés dans la Rivière froide. Amené devant l'Empereur, Eugène avait im­ploré son pardon, mais Théodose lui avait durement reproché non seulement son usurpation mais l'assassinat du jeune Valentinien II, son beau‑frère, par les mains d'Arbogast. Sans attendre un ordre, et peut‑être contre la volonté de l'Empereur, les soldats qui l'entouraient avaient alors tranché la tête de celui qu'on n'appe­lait déjà plus que "le tyran Eugène" et l'avaient promenée au bout d'une lance. On chercha longtemps Arbogast; on retrouva enfin son cadavre très loin du champ de bataille : il s'était jeté sur son épée.

C'était fini. Les Dieux étaient définitivement vaincus. L'édit de Théodose interdisant tous les cultes traditionnels allait entrer en application sur toute l'étendue de l'Empire unifié sous un seul sceptre.

Il m'arrive parfois de me demander ce qui se serait passé si Eugène et Arbogast avaient gagné la bataille de la Rivière Froide, comme cela faillit être le cas. Si le vent ne s'était pas levé, le deuxième jour, Théodose aurait été battu et la face du monde aurait été changée. Parfois il m'arrive aussi de me demander comment aurait évolué l’Histoire si les Perses avaient été vainqueurs à Marathon ou si Hannibal avait marché sur Rome après la bataille de Cannes. N'avez‑vous ja­mais été tentés de réécrire la suite des événements à partir de telles hypothèses? Pour ma part, je suis d'autant plus porté à le faire que je ne suis pas sûr que tous les événements humains soient inscrits d'avance dans le cours des as­tres, pas plus la vie de chacun de nous que celle du monde. Rien n'interdit donc de rêver... Mais je reconnais que cela ne sert pas à grand chose. Bornons‑nous à constater quHannibal n'a pas marché sur Rome, que les Perses n'ont pas gagné à Mara­thon, et que le vent s'est levé sur la Rivière Froide le matin du second jour.

Les Chrétiens de Rome triomphèrent avec aussi peu de retenue que ceux d'A­lexandrie après la magnifique crue du Nil qui suivit la destruction du Sérapeion. Cette tempête du second jour n'avait pas seulement bousculé l'armée d'Eugène : elle fit des ravages dans les esprits. Le Dieu des Chrétiens s'était montré le plus fort. Les conversions se multiplièrent et jamais, dans les églises de Rome, les candidats au baptême ne furent aussi nombreux à s'inscrire pour la fête de Pâques de l'année suivante. On revit dans les rues l'évêque Sirice, dans les somptueux équipages qu’il affectionnait : il avait pris le titre de "pape" et s'était proclamé chef de tous les évêques de lEmpire.

Peu après, Sura me fit un jour appeler en catastrophe dans sa chambre. Je le trouvai effondré dans un coin, pâle comme un mort : il revenait de chez Nicoma­que Flavien qui l'avait convoqué, ainsi que Symmaque, Agorat et quelques autres : ils l’avaient trouvé dans son bain, les veines ouvertes, agonisant. Nicomaque s'é­tait donné la mort à la manière de Sénèque et des stoïciens d'autrefois. Ils étaient arrivés juste à temps pour recueillir son dernier soupir.

Quelques semaines après sa victoire, Théodose fit à Rome une entrée triom­phale, acclamé par ceux‑là mêmes qui avaient illuminé le soir où l'on avait cru à sa défaite. Il réunit le Sénat et, devant les toges blanches bordées de pourpre de ces Hellènes endurcis, prononça une allocution qui, me dit Sura, tenait davanta­ge de l'homélie d’un évêque que du discours d'un empereur : il les exhortait à re­noncer à leur erreur que Dieu venait de condamner de manière si éclatante et à em­brasser la foi catholique. Dans un silence sepulcral, Symmaque lui rétorqua que les patres conscripti n’étaient pas disposés à renier les Dieux qui protégeaient Rome depuis 1.200 ans. Changeant de ton, Théodose dit alors que l'Etat, qui crou­lait sous les charges, ne pouvait continuer à assumer les dépenses du culte des i­doles. Symmaque eut beau répliquer que les rites n’étaient respectés que s'ils é­taient accomplis au nom de l'Etat, l'Empereur se montra intraitable et leva la sé­ance.

Contrairement à ce que j'avais pensé, il y eut des représailles à l'encon­tre des patriciens qui s'étaient compromis aux cotés du "tyran Eugène". Elles fu­rent le fait de Chrétiens extrémistes et fanatiques, mais le pouvoir, naturellement ferma les yeux. Symmaque dut même, toute honte bue, chercher refuge dans une église qui, il est vrai, appartenait à une secte hérétique. Le pire sort fut réservé à Nicomaque Flavien le Jeune qui dut, peu de temps après, se convertir au Christianis­me pour pouvoir bénéficier de l'héritage paternel. Ce fut en quelque sorte la deu­xième mort de son illustre père.

Vous connaissez la suite. Théodose repartit pour Milan où il mourut peu a­près, en janvier, si j'ai bonne mémoire. A Constantinople, il avait laissé son fils ainé, Arcadios, sous la tutelle du Préfet du prétoire Rufin qui se trouva dès lors en charge de l'Orient. A Milan, avant de mourir, il confia l’Occident à son cadet Honorius alors âgé de onze ans et le plaça sous la tutelle d'un de ses généraux barbares, Stilicon, qui était devenu par alliance son neveu. Stîllicon assura même, après la mort de Théodose, que l'Empereur lui avait confié la tutelle de ses deux fils, et donc la charge de la totalité de l'empire : cette prétention ne manquait pas de vraisemblance, compte tenu de la très médiocre confiance que Théodose pla­çait en Rufin, personnage corrompu, sans scrupule et d'une ambition sans limite. Après tout, Stilicon était le neveu de l’Empereur, époux de Séréna, une fille de son frère et excellente chrétienne : après la Rivière froide, n'avait‑elle pas été détacher ostensiblement le collier qui ornait la statue de la Déesse Rhéa pour le passer autour de son cou ? Stilicon lui‑même était d'origine barbare, mais chrétien orthodoxe et très romanisé. Théodose put donc, en toute sérénité, rendre son âme au Dieu de Théophile et d'Ambroise qu'il avait encore mieux servi que Constantin. Ce­lui‑ci avait autorisé le Christianisme, mais Théodose, lui, avait interdit l'hellé­nisme. Certes les Hellènes ne manquèrent pas de voir dans sa mort si brusque l'ef­fet de la vengeance des Dieux, mais l'effet de sa victoire n'en fut pas effacé. Sa dépouille fut ramenée sur les bords du Bosphore et inhumée en grande pompe dans l'église des Saints Apôtres, aux côtés de ses prédécesseurs.

L'autonme vint, puis l'hiver. Cette année‑là, je vis de la neige pour la première fois de ma vie. Tous les temples étaient fermés en attendant d'être dé­pouillés de leurs trésors. Dans le palais du Janicule, les entretiens philosophi­ques avaient cessé. Je m'acquittais de mon mieux de mon préceptorat pendant le jour et je passais mes nuits avec Achantia, cherchant en vain l'illusion que la jeune femme que je tenais dans mes bras était la Divine Hypatie.

Je correspondais avec Archias à qui je racontais les événements de Rome. il y vit la confirmation de ce qu'il m'avait un jour annoncé : l’Empire était mainte­nant un Etat chrétien. Tous les citoyens seraient un jour ou l'autre contraints de se convertir, à l'exception des Juifs, soigneusement conservés comme témoins d'un aveuglement diabolique et bientôt ‑ il n'en doutait pas ‑ chargés de tous les pé­chés du monde et rendus responsables de tous les malheurs. Archias était sur le point d'épouser une de ses coréligionnaires et il se préparait à prendre la succes­sion florissante de son père.

Il me parlait d'Alexandrie ( mais non d'Hypatie dont je ne lui avais jamais soufflé mot ) je lui parlais de Rome. Mais nous philosophions aussi. Il croyait à sa religion, je ne croyais pas à la mienne, si tant est que j'en eusse une, ou pour mieux dire, je ne croyais pas à grand chose. J'étais du côté des Hellènes, un peu comme Sura ou Symmaque, parce que l'intolérance chrétienne me semblait ce qu'il pouvait y avoir de plus redoutable pour quelqu'un qui, comme moi, plaçait au‑dessus de tout la possibilité de penser et de vivre librement. Mais pour le reste, je vous l'ai dit, je renvoyais de plus en plus dos à dos Hellènes et Chrétiens. J'a­vais dit un jour à Hiéron que je ne voyais plus guère de différence entre l'Anto­nin de Canope et le Théon d'Oxyrhynque : j'en voyais de moins en moins entre les pieuses homélies de Porphyre et celles d'Augustin. Toutefois, je commençais à pen­ser que cette "suspension du jugement" qui me tenait lieu de philosophie, était ef­fectivement un peu courte : Archias avait raison. J'éprouvai le besoin de faire le point avec moi‑même et de mettre au clair mes idées. Durant ces sinistres mois d'hiver où le froid me tenait calfeutré dans la villa, tout le temps que je ne consa­crais pas à Caïus, je le passai dans la bibliothèque à compléter ma formation phi­losophique. Je fis d'immenses lectures. J'étudiai méthodiquement les anciens et les modernes et j'en vins à une mise en cause radicale de notre temps.

Nous avons, me dis‑je, perdu tout contact avec la réalité. Héraclite d'E­phèse, Démocrite d'Abdère, Empédocle d'Agrigente se demandaient modestement de quoi sont faites les choses. Hippocrate étudiait notre organisme. Aristote faisait des recherches sur les plantes, les animaux, la terre. Il n'avait même pas, dit‑on, dédaigné de percer le mystère de l'Euripe. La terre, Eratosthène la mesurait, Pythé­as l'explorait, Strabon la décrivait, Archimède la soulevait de son levier. Socra­te lui‑même, selon Cicéron, avait voulu faire descendre la philosophie du ciel sur la terre.

Aujourd'hui, la philosophie est remontée dans l'empyrée. Nous empilons nu­ages sur nuages pour bâtir d'immenses édifices aussi vertigineux, et guère plus solides, que ceux des gnostiques. Platon se moquait de Thalès qui, à force de re­garder les étoiles, finit par tomber dans un puits qu'il n'avait pas vu devant ses pieds. Mais ses modernes successeurs sont passibles du même reproche. Sous leur influence, nous en sommes venus à croire au ciel davantage qu'à la terre, à l'éternité qu'au temps, aux idées qu'aux choses, à Dieu qu'à l'homme. A force de spéculer sur l'Un, nous avons oublié le multiple, à force de réfléchir à l'Etre, nous avons perdu le contact avecl’existence et la vie; à force de vouloir sauver nos âmes, nous sacrifions nos corps. Nous finissons par ignorer la réalité comme les Eléates niaient le mouvement. Quel Diogène nous ramènera aux évidences élémentaires ? Au lieu de connaître les étapes de l'âme dans sa remontée vers la patrie céleste, j’aurais voulu savoir pourquoi une pierre tombe, pourquoi mon coeur bat, comment pous­sent les arbres, pourquoi le vent souffle, comment se forme un embryon dans le ventre d'une femme, pourquoi la pierre de Magnésie attire les anneaux de fer...

Vous le voyez : je me ralliais à un réalisme que je n'ai depuis jamais re­nié, mais qui foulait frénétiquement aux pieds tout l'enseignement d'Hypatie et tournait le dos aux valeurs les plus respectées en notre siècle, aussi bien par le Hellènes que par les Chrétiens. J'en discutais de vive voix avec Sura qui, bien sûr, approuvait mon évolution. J'en discutais par correspondance avec Archias qui me la reprochait plutôt : malgré ses dénégations, le Juif pieux qu'il était restait mar­qué par l'idéalisme de Philon, donc par le platonisme. Bientôt, j’’éprouvai le be­soin de mettre mes idées par écrit et c'est ainsi que naquit mon Antée, qui fut mon premier ouvrage : peu à peu, le mythe du Géant, fils de Gaïa, la Terre, et de Poseidon, la mer, qui, dans son combat contre Héraclès, reprenait force dès qu'il touchait du pied le sol, fut le symbole qui s’imposa à mon esprit et, après avoir longuement développé tout ce que je viens de vous dire, je terminai mon livre, a­vec une impiété que, d’ailleurs, je condamne aujourd'hui, sur le récit du combat du fils de la Terre que j'eus l'audace de montrer tenant finalement en échec le rejeton de Zeus !

Mon livre fut terminé au début de l'automne. Il ne pouvait évidemment que rester confidentiel et le resta. Une large diffusion m'aurait attiré l'hostilité de mes amis hellènes autant que les foudres de mes adversaires chrétiens. J'étais anachronique et je m'y résignais. Je me demandai longuement si j'en enverrais une copie à la Divine : finalement, je me décidai à le faire; c'était une provocation manifeste. Je n'espérais d'elle aucune réponse et n'en reçus pas.

Ce livre fini, je ressentis un grand désoeuvrement. Pendant des mois, j'a­vais vécu tendu vers la composition de cet ouvrage. Toutes mes pensées, toutes mes conversations, toutes mes lectures avaient été orientées vers lui. Soudain il fut derrière moi. Plus rien à faire. De plus, je vous l'ai dit, ce livre ne pouvait pas être,et ne fut pas, publié. J'en éprouvai une frustration d'autant plus vive que Sura m'assurait qu'il était excellent. Outre Hypatie, j'en avais expédié un exem­plaire au rhéteur Claudien et un autre à Archias, c'est tout. Un an plus tôt, un an déjà, avait eu lieu la bataille de la Rivière Froide. Je voyais sans plaisir arriver un nouvel hiver dans cette ville où maintenant ne se faisait plus l'histoire, dans ce palais du Janicule où il ne se passait plus rien si ce n'est ces médiocres orgies que Sura y organisait encore quelquefois, comme pour conjurer la bigoterie qui s'installait autour de nous, orgies que lui‑même, je crois, ne trouvait plus distrayantes. Je commençais à me lasser des leçons de rhétorique données à un élève unique, si intelligent fût‑il. Je commençais aussi à me lasser d'Achantia. Je savais bien que la situation dans laquelle je me trouvais était provisoire, que je n'étais pas destiné à passer ma vie à Rome où je con­tinuais à me sentir étranger, même si je parlais maintenant la langue de ses habi­tants. Je n'envisageais toujours pas de consacrer ma vie à autre chose qu'à l'en­seignement, mais je ne pouvais ouvrir une école que dans une ville de langue grec­que. Bref, je commençai à songer au départ. Je m'en ouvris à Sura qui en prit acte sans commentaire. Les événements qui se produisirent alors dans l'Empire me donnè­rent l'occasion que je cherchais de regagner l’Orient.

Vous savez mieux que moi qu'après la Rivière Froide, le chef goth Alaric, qui devait faire beaucoup parler de lui par la suite mais que, pour l’ heure, on ne connaissait guère, était reparti pour la Thrace avec ses Barbares. Il gardait ran­cune à Théodose pour des raisons obscures et s'avança jusque sous les murs de Cons­tantinople. Sur ces entrefaites, Théodose étant mort, Stilicon parut en Orient, bien décidé à faire valoir ses droits de Régent sur tout l’ Empire et à éliminer son­ rival oriental Rufin. Celui‑ci crut alors habile de détourner Alaric contre lui. L'opération réussit, puisque Stilicon se retira. Mais le Goth, frustré d'une vic­toire, décida d'envahir la Grèce. Il força sans difficulté le passage des Thermopy­les, soit que les chefs militaires de la province eussent été incapables de lui barrer la route, soit, comme certains l’ ont supposé, qu'il eût été aidé par une trahi­son des moines désireux de punir les Grecs restés largement fidèles à leurs Dieux.

Rufin demanda des renforts militaires à Stilicon qui se fit évidemment un devoir d'accéder à sa requête. Il lui envoya des Barbares commandés par Gaïnas. Comme Alaric, ce Goth devait faire beaucoup parler de lui dans les années qui ont sui­vi : nous en savons quelque chose ici à Constantinople. Ce que Rufin ignorait, c'es que Stilicon avait secrétement ordonné à Gaïnas de le débarrasser‑une bonne fois pour toutes de lui. Et vous n’avez pas oublié comment,à l’Hebdomon où il s’était avancé aux côtés du jeune Empereur Arcadios pour accueillir les troupes barbares, Rufin fut massacré par les tueurs du Goth. C'est ainsi, vous le savez également, que l'eunuque Eutrope parvint au pouvoir suprême. Chambellan du Palais sacré, n'a­vait‑il pas fait épouser à l'Empereur la belle Eudoxie, bien que fille d'un chef barbare ? L'ancien mignon avait décidément droit à la reconnaissance du couple im­périal ! Bien que sa mutilation lui interdît la dignité de Préfet du Prétoire, il exerça la réalité du pouvoir pendant quatre ans.

Pendant ce temps, Alaric continuait à ravager la Grèce. Je noublierai ja­mais ce soir sinistre d'hiver où l'on apprit à Rome la chute d'Athènes. J'imaginais la ville sacrée de l'hellénisme à feu et à sang, la cité incendiée, l’Acropole li­vrée à la soldatesque barbare comme jadis, au temps de l'invasion perse... Mais A­laric, déjà, marchait sur l’Isthme que son mur, construit huit siècles plus tôt, ne devait plus guère protéger : il allait évidemment prendre Corinthe et envahir tout le Péloponèse. Dès lors, je n'eus plus qu'une pensée : gagner Athènes, voler au secours de la Grèce. Sura eut beau me répéter que je ne pouvais choisir un plus mauvais moment pour partir, que mon geste était absurde et de plus inutile, rien n'y fit. Je m'obstinai d'autant plus que les événements qui se passaient là‑bas n'étaient qu'un prétexte pour précipiter un départ que, de toute façon, j'avais en tête depuis de longs mois. Je dus affronter les larmes d'Achantia, les regrets, qui me parurent sincères, de Caïus et (le plus difficile peut‑être) l'émotion conte­nue de Sura qui s'était sincèrement attaché à moi et me combla de largesses au mo­ment de mon départ. Il avait obtenu pour moi le bénéfice de la poste impériale. Je quittai Rome aux premiers jours du printemps : j'y avais vécu deux années.