30.4.05

‑ II ‑

Jamais je noublierai le vertige qui s'empara de moi quand j'arrivai à A­lexandrie. Ce fut comme une seconde naissance. Oui, c'est dans cette ville que je suis vraiment devenu moi‑même Et si mon nom devait un jour aborder aux rivages loin­tains de la postérité, ce que je voudrais, c'est qu'il soit, comme celui de Plotin, accompagné de ce qualificatif prestigieux : Alexandrin.

Tout ce que j'avais imaginé de plus grandiose dans mes rêveries d'adoles­cent de la Thébaide, me paraissait maintenant étriqué. Quand, après avoir gravi l'escalier circulaire qui conduisait au sommet du Paneion, je découvrais le quadri­latère immense, étalé à la manière de la "chlamyde macédonienne" qu'avait conçue Alexandre, entre la mer et le lac Maréotis, et le quadrillage des rues et des ave­nues, dont l'interminable avenue de Canope, entre la porte de la Lune et celle du Soleil, plus large que bien des rues d'Oxyrhynque n'étaient longues, et les monu­ments illustres, l'énorme masse du Sérapeion, au sommet de son acropole, du côté de Rhacotis, et le magnifique mausolée où dormait le Dieu Alexandre, les palais du Cap Lokhias, les grands Temples, et, au nord, reliée au rivage par la prodigieuse jetée de l'Heptastade battue des flots, l'île de Pharos avec à son extrémité la colossale Tour à trois étages de Sostratos de Cnide, une des sept merveilles du monde, et, de part et d'autre de l'Heptastade, les deux ports, pleins de navires qui depuis tant de siècles ravitaillaient le monde, et, en me retournant, le port du lac Maréotis, tout aussi débordant d'activité que les ports maritimes, je chance­lais... J'avais aperçu les silhouettes des Pyramides, sur les plateaux qui dominent Héliopolis et Memphis, et j'avais admiré ces gigantesques mausolées. mais je n'a­vais pas eu le coeur battant d’émotion comme ici, devant cet océan grouillant de vie. « Ce sont les Egyptiens, me disais‑je, qui ont fait les Pyramides, mais ce sont les Grecs qui ont fait Alexandrie. » Et je me sentais Grec avec une immense fierté.

Quand je redescendais du Paneion, Alexandrie, énorme, monstrueuse, bourdon­nait autour de moi. Ses avenues, fourmillantes de chars, d'attelages, de mulets, de dromadaires, de cavaliers, fuyaient à l'infini. Des foules de toutes les races du monde s'écoulaient sous ses portiques. Des attroupements s'y formaient autour des charmeurs de serpents, des montreurs d'animaux savants, des Ethiopiens venus du sud du grand Désert et qui vomissaient des flammes, des gymnosophistes de l'In­de qui supportaient d'énormes charges, allongés sur des planches hérissées de poi­gnards...

De nombreux Goths au regard bleuté comme une lame, déambulaient dans les rues, s'interpellant dans leur étrange dialecte guttural. Après Andrinople, vous le savez, ils étaient devenus si nombreux en Thrace que Théodose avait pris peur. Il avait décidé d'en expédier un certain nombre en Egypte et d'en faire remonter un nombre équivalent parmi ceux qui se trouvaient depuis longtemps sur les bords du Nil et de la mer intérieure et qui, pensait‑il, avaient eu le temps de se civili­ser. Une double colonne s'était donc mise en marche, ceux du Nord descendant vers le Sud et ceux d'Egypte remontant vers la Thrace. Ces soudards, surtout ceux duNord, avaient tout ravagé sur leur passage et, à l'endroit où les deux colonnes s’ étaient coisées, du côté de Sardes, ils s'étaient étripés entre eux. C'étaient les survivants de ce massacre qui étaient maintenant cantonnés à Alexandrie.

Quand il parle de Carthage, Augustin écrit : "Partout autour de moi bouil­lonnait la chaudière des honteuses amours." Je ne parlerai pas, moi, d'amours "hon­teuses", mais une "chaudière bouillonnante", Alexandrie l'était certes au moins au­tant que Carthage. Le soir, au milieu des foules qui se répandaient sur l'Heptastade, attendant le moment où s'allumait, au sommet de la Tour, à la nuit tombante, le brasier qu'un miroir de cuivre faisait briller jusqu'à une centaine de stades en haute mer, se glissait une partie des innombrables courtisanes qui, à travers la ville, rendaient un culte à Aphrodite sous tous les noms que cette déesse porte à travers le monde. A Rhacotis, dans les ruelles infâmes de ce vieux quartier indi­gène, au pied du Sérapeion, les lupanars se touchaient. Au fond des bouges et jus­que sur la voie publique, les corps s'accouplaient. Des garçons à peine plus âgés que moi et des filles à peine pubères se produisaient dans des spectacles d'une incroyable lubricité...

Tout se mêlait dans cette ville : Alexandrie jouissait mais travaillait aussi. D'innombrables manufactures fournissaient tout l'Empire en rouleaux de papyrus, en produits de verre dont une bonne partie était exportée jusqu'aux confins du monde. D'autres manufactures tissaient des étoffes de lin et de ce byssos qu'on fabrique avec la "laine d'arbre" que l’Egypte est seule à produire... Alexandrie, enfin priait et pensait : c'est évidemment ce qui impressionnait le plus le jeune étudi­ant que j'étais. Parfois j'allais rôder aux abords des jardins du Musée ou sous le vastes portiques du Sérapeion où était repliée la grande bibliothèque jadis constituée par les Ptolémées et qui rassemblait les traductions en grec de tous les li­vres publiés dans toutes les langues du monde : cette Bibliothèque, incendiée à l’époque de la guerre de César, avait été peu à peu reconstituée, surtout grâce aux volumes venus de.Pergame. Je voyais sortir du Musée de graves personnages, suivis de leurs disciples, engagés dans de savantes conversations. Il y avait là toute la science du monde, comme ailleurs tous les plaisirs, et de cela comme du reste j'étais irrémédiablement exclu. Alexandrie m’ignorait : je ne comptais pas. Cet anonymat, je le trouvais tantôt accablablant, tantôt exaltant, selon que jéprouvais, l'an­goisse de mon néant ou l'ivresse de ma liberté.

On voyait, ici aussi, beaucoup de moines. Ils affluaient dans la ville au moindre signal de l’évêque, accourant de leurs monastères et de leurs ermitages du désert de Nitrie. L'église chrétienne d'Alexandrie avait eu, depuis ses origines, une histoire très agitée. C'est là qu'avaient été édifiées‑les constructions vertigineuses des gnostiques, remplacées depuis par celles non moins folles des Manichéens. C'est là surtout qu'était née l’ « hérésie » d'Arios : il s'en était suivi dans la ville, comme dans presque tout 1’Empire, un siècle de troubles qui, à Alexandrie, avaient dégénéré en émeutes sous le pontificat de l'évêque arien Georges. Ce fou a­vait réussi à se faire haïr aussi bien des Hellènes que des Chrétiens orthodoxes. Vers la fin de son règne, Constance avait mis à la disposition des Chrétiens d'A­lexandrie un temple de Mithra pour qu'ils construisent une église sur son emplace­ment. Georges avait, conme toujours, entrepris de "purifier" le lieu : les démolis­seurs avaient découvert une crypte d’où ils sortirent tous les objets sacrés qu'ils promenèrent dans les rues par dérision, ce qui n'était pas fait pour calmer les Hellènes. Bientôt le bruit courut qu'on avait trouvé sous la crypte un charnier rempli d'ossements humains, et ce fut au tour des Chrétiens de se déchainer. Il y eut des bagarres, bientôt des massacres et même des crucifixions. Finalement Georges fut écharpé par la foule, son cadavre trainé dans les rues attaché à un chameau, puis brûlé devant le Caesareion. Que faire ? Et qui châtier ? L'Empereur Julien, arri­vé peu après au pouvoir, prit le parti de la clémence, par respect, dit‑il, pour le divin Sérapis, patron de la ville, et aussi en se souvenant qu'un de ses aieux a­vait été préfet d'Egypte !

*

Au moment de mon arrivée à Alexandrie, l'église chrétienne y était dirigée par le terrible évêque Théophile qui la gouvernait d'une main de fer en faisant ap­pel, quand le besoin s'en faisait sentir, à cette masse de manoeuvre toujours dis­ponible que constituaient les innombrables moines fanatisés de la vallée de Nitrie On n'allait pas tarder à voir de quoi ils étaient capables.

Cependant, à la différence d'Oxyrhynque, il n'y avait pas ici que des moînes. Alexandrie était la plus grande ville juive du monde. Le temple de Léontopolis, dans le Delta, édifié autrefois par l'« hérétique » juif Onias pour concurrencer le temple unique du Judaïsme, celui de Jérusalem, était en ruines depuis longptems. Mais, à Alexandrie, dans le seul quartier Delta, il y avait plus de fidèles de Yah­veh Sabaoth que dans toute la Palestine. C'est en effet dans ce quartier, à l'est de la ville, qu'ils étaient les plus nombreux et que se dressait leur grande synagogue, un des édifices les plus vastes de la cité, au milieu d'un grand jardin. Bien que les Juifs alexandrins fussent très hellénisés et que le plus illustre d'entre eux, Philon, eût autrefois édifié tout un système philosophique pour mettre en ac­cord le livre sacré des Juifs et les théories philosophiques des Grecs, ils avaient été souvent dans le passé l'objet de l'hostilité des Hellènes, malgré la protection officielle apportée à leur religion par l'Etat romain. Il y avait même eu de mons­trueux massacres de Juifs, avant que l'hostilité de la populace et l'accusation d'athéisme ne fussent détournées contre les Chrétiens.

Et puis enfin on adorait à Alexandrie tous les Dieux de tous les peuples de la terre. Dans les cryptes de l'immense ville, les initiés de tous les mystères cé­lébraient leurs rites secrets : tous les Dieux égyptiens, grecs, romains, thraces, phrygiens, chaldéens, arabes, indiens, y étaient adorés, les terribles et les misé­ricordieux, ceux qui ont un visage humain et ceux qui ont une tête d'animal, ceux qui ont été autrefois des hommes et ceux qui s'incarnent dans une pierre tombée du ciel, et jusqu'à ce Dionysos dansant de l'Inde qui a cent bras et dont l'attribut, comme celui du nôtre, est un phallos en érection.

Pour moi, de toutes les divinités adorées dans cette ville inépuisable, je vous avouerai que celle à laquelle je sacrifiais avec le plus de ferveur, indépen­damment de Calliope dont je célébrais tous les jours le culte chez le rhéteur Clau­dien, c'était Aphrodite. Sur le chapitre des femmes, je suis tout prêt à confesser les mêmes faiblesses qu’Augustin d'Hippone, à ceci près que je ne m'en suis, moi, jamais repenti et que je demeure, vingt ans après, un sectateur de cette Déesse. J'avais alors dix‑sept ans. Basilide d'Hermoupolis, auquel mon père m’avait confié était un homme bienveillant : il possédait une verrerie où il faisait travailler un nombre important d'esclaves. Il avait été un ami de jeunesse de mon père et se souvenait volontiers de la bonne vie qu'ils avaient menée; il lui arrivait de m'en raconter quelques épisodes que je n'aurais pas imaginés. Il trouvait normal que le jeunes, à leur tour, s'amusent comme eux l'avaient fait. Les spectacles ne man­quaient pas à Alexandrie, que ce soient ceux du théâtre, de l'amphithéâtre ou de l'hippodrome. Mais pour les jeunes et pour tous ceux qui aimaient le plaisir, la grande attraction, c'était sans conteste la petite ville de Canope, au bord de la mer, à quelque cent vingt stades d'Alexandrie.

On s'y rendait par le canal sur d'amusantes gondoles à cabines ombragées d'un velum où se prélassaient les amoureux. Ces embarcations partaient du petit port fortifié qu'on appelait "la boite", traversaient la ville, puis longeaient le rempart sud. A Canope, les deux rives du canal étaient bordées d'une quantité de tavernes où l'on soupait au bord de l'eau, allongé sous des tonnelles. Leurs coquillages, leurs poissons et leurs pâtisseries étaient réputés, tout comme leurs danses lascives au son des flûtes et des tambourins. Mais Canope n'était pas seulement la ville des fêtards. Elle grouillait aussi de pèlerins qu'attirait le grand temple de Sérapis, vénéré ici comme Dieu gué­risseur. Son sanctuaire était le théâtre de miracles spectaculaires qu'attestaient des centaines d’inscriptions et d'offrandes votives. Comme à Epidaure, on se pres­sait pour pouvoir s'endormir dans le temple et, si l'on était trop malade pour le faire soi‑même, on s'efforçait d'envoyer quelqu'un le faire à sa place. Les abords du Sérapeion, comme du temple d'Isis, fourmillaient de devins, d'astrologues de charlatans de toute espèce, mais aussi de mendiants, de saltimbanques, de pros­tituées...

Un jour que j’ étais allé à Canope avec Hiéron de Lycopolis, ce jeune homme que j'avais rencontré à Oxyrhynque et que j'avais retrouvé chez le rhéteur Claudien, nous continuâmes, après la visite du Sérapeion, jusqu'au bord de la mer où un saint personnage attirait les foules grâce à sa réputation de prophète. On venait en foule d'Alexandrie le consulter. Il s'appelait Antonin et vivait dans une cabane de roseaux, face à la mer, presque nu, servi par des jeunes gens qui se relayaient auprès de lui. Son effra­yante maigreur, son immense crâne chauve, son interminable barbe blanche, tout en lui me rappela Théon, cet ermite chrétien du désert libyque que j'étais allé voir un jour de mon enfance avec mon père.

Mais Antonin, lui, n'était pas un anachorète chrétien. C'était un philoso­phe platonicien, originaire de la province d'Asie d'où il était arrivé plusieurs années auparavant. Sur sa personne, Hiéron n’ignorait rien. Son père Eustathe é­tait lui‑même un philosophe vénéré de ses disciples qui comparaient ses leçons aux fruits du lotus et aux chants des Sirènes. Mais c'est surtout sa mère, Sosipatra, qui était un être d'exception. Quand elle était enfant, deux mystérieux personnages de passage sur le domaine de ses parents, près d’ Ephèse, avaient été frappés de la merveilleuse beauté de cette petite fille et avaient obtenu de son père la permis­sion de se charger de son éducation. Il se trouve que c'étaient deux mages chaldé­ens. Sosipatra reçut d'eux un don de voyance dont Hiéron était capable de citer d’ interminables exemples. Comme un de ses cousins était tombé amoureux d’ elle et qu'elle‑même était sous le charme alors qu'elle était déjà mariée à Eustathe, elle obtint du grand Maxime d'Ephèse qu'il la désenvoûtât : elle fut ensuite capable de lui décrire en détail les rites qu'il avait pratiqués. A quelque temps de là, elle décrivit, toujours dans les moindres détails, un accident dont fut victime son a­moureux, en désignant l'endroit précis où on le retrouverait. Au philosophe Eusta­the, son mari, elle avait prédit qu'ils auraient trois enfants. L'un deux était Antonin : après avoir traversé la mer, il s'était fixé à Canope où il s'était con­sacré au culte de Sérapis et aux mystères secrets du Dieu. De sa mère, Antonin a­vait hérité le don de prophétie et Hiéron, les larmes aux yeux, me dit que, quelque temps auparavant, il avait annoncé la destruction du Sérapeion de Canope et prophétisé "qu'une obscurité affreuse couvrirait les plus belles choses de ce monde." Mon jeune ami craignait évidemment que cet oracle ne se réalisât.et il guettait a­vec appréhension, chaque jour, le moindre signe annonciateur.

Il y avait beaucoup de monde à l'entrée de la cabane d'Antonin. Mais le jeu­ne disciple d'Olympios, prêtre du Sérapeion d'Alexandrie, n'eut évidemment aucune difficulté à être admis à profiter de la conversation du Sage. Hiéron l'interrogea sur l'âme et sur sa chute en ce bas monde où elle s'alourdit de matière. Il voulait s'entendre dire quelle était exactement la part d'elle‑même que cette corruption rendait sujette au châtiment et quelle part était promise à l'immortalité bienheu­reuse. Antonin répondit en citant abondamment le divin Platon, nous rappelant la tripartition de l'âme et nous invitant à relire le dialogue entre Socrate et Phè­dre dont il cita de mémoire presque tout le mythe de l'attelage ailé. Il s’ expri­mait d'une voix exquise : ses paroles étaient comme un murmure suave ou une confi­dence venue du fond de lui‑même. Comme je 1'écoutais, une sorte de frisson me par­courait le corps et paralysait tous mes membres.

‑ As‑tu réellement annoncé, lui demanda Hiéron, que le sanctuaire de Séra­pis serait détruit et que les ténèbres s'étendraient bientôt sur le monde ?

Je vis alors un spectacle extraordinaire : le vieillard, sous nos yeux, se transforma en statue. Son visage émacié, son torse décharné, prirent l'apparence de la cire. Son regard était fixe. Puis il sembla retrouver le mouvement et la vie . Ses yeux se portèrent vers le ciel où ils s' arrêtèrent. Nous comprîmes que l'entretien était terminé : nous nous retirâmes en silence, à reculons. Dehors, la mer m’aveugla.

‑ Il ne peut rien dire, murmura Hiéron, entre ses dents comme nous revenions vers la ville. L'Egypte est pleine de mouchards : la moindre parole peut déchaîner à tout moment la catastrophe qu'il a prophétisée.

J'étais songeur. Je dis à Hiéron combien des philosophes comme Antonin me rappelaient les anachorètes chrétiens de mon enfance. Il se contenta de hausser le épaules.

- Je crois bien, continuai‑je, que les Hellènes ont été, sans le savoir, contami­nés par l'exemple des Chrétiens, comme d'ailleurs les Chrétiens par les Hellènes. Cet ascétisme, cette mortification, ce mépris de la vie terrestre, cette haine du corps et du plaisir, ne sont pas grecs. J'ai lu dans Porphyre que Plotin avait honte d'avoir un corps. Mais tu sais bien que toutes les statues de nos sculpteurs, toutes les fresques de nos peintres, tous les chants de nos poètes, étaient des hymnes au corps, des hymnes à la vie et au bonheur. Tu n'as pas oublié Pindare :


N'aspire pas, mon âme, à l'immortalité

Mais parcours tout le champ du possible


Et tu n'as pas oublié non plus le vieux Mimnerme de Colophon :



Que me serait la vie sans Aphrodite d'or ?

Vienne pour moi la mort

Quand plus ne goûterai l’amour et ses plaisirs.


‑ Tu blasphèmes ! cria Hiéron avec violence. Pourquoi ne me cites‑tu pas, pendant que tu y es, les épicuriens impies ? Toute l'oeuvre de Platon enseigne à libérer l'âme de ce tombeau qu'est le corps. Ce sont les infâmes galiléens qui ont l'auda­ce de singer nos philosophes !

‑ Toute l'oeuvre de Platon chante la beauté, lui, répondis‑je. Ne sois pas d'aussi mauvaise foi que les Chrétiens qui prétendent que les fidèles d'Isis, de Cybèle et de Mithra plagient leurs rites, alors que c'est manifestement l'inverse. Reconnais que les Hellènes se sont laissés influencer par leurs adversaires : lorsque l'Empereur Julien a voulu restaurer les cultes traditionnels, il a entre­pris d'organiser une véritable église hellénique, à l'imitation de celle des "Ga­liléens, avec des dogmes, des livres saints, des commandements, des interdits, un clergé, une hiérarchie, ce qui n'avait jamais existé chez les Grecs ni chez les Romains, mais tout au plus chez les Juifs.

Hiéron commença peu à peu à me battre froid et moi‑même, chez le rhéteur Claudien, ce n'était plus sa compagnie que je recherchais en priorité. J'avais mes amis et, quand nous allions à Canope, je dois avouer que ce n'était pas, en général, pour interroger Antonin sur l'immortalité de l'âme. Hiéron s'exaltait chaque jour davantage au contact de son protecteur Olympios, philosophe platonicien, lui aussi, un de ces prêtres du Sérapeion que l'on appelait les "purs" parce qu'ils avaient fait voeu de chasteté perpétuelle pour se consacrer entièrement au service du Dieu. Hiéron m'avait un jour amené chez lui, bien avant notre visite à Antonin : depuis que le Préfet du Prétoire Cynégios, de passage à Alexandrie, avait posé les scellés sur les portes des temples et par conséquent du Sérapeion, Olympios était comme fou. Une flamme inquiétante brillait dans son regard. Il guettait la catastrophe cosmique qui punirait ce sacrilège et, comme elle ne se produisait pas, il rêvait de sang, de supplices et de massacres. Je fis aussi la connaissance de deux grammairiens, Helladios et Anmonios, l'un prêtre de Zeus, l'autre de Thot‑Hermès. Ils me parurent également, l'un et l'autre, de dangereux exaltés.

*

Je suivais assidument les cours de Claudien. C'était un des sophistes les plus réputés d'Alexandrie ; ses hombreux élèves venaient de toute l’Egypte, de la Pentapole cyrénaïque et parfois de plus loin. Il avait donc plusieurs assistants dont certains étaient les plus brillants de ses élèves, qu'il chargeait d'enseigner aux nouveaux arrivés les rudiments de l'art oratoire et d'étudier avec eux les mo­dèles classiques de la rhétorique, pour qu'ils fussent préparés à recevoir son en­seignement à lui, couronnement de leurs études. Claudien n'avait pas de génie mais beaucoup de méthode. Il était très respectueux des règles de l'art, y compris dans ce qu'on peut leur trouver de formaliste. Ses croyances "helléniques" ne transparaissaient jamais dans ses leçons, bien que la très grande majorité de ses élèves fus­sent comme lui des Hellènes convaincus. Il nous faisait travailler sur des exemples pris dans l'histoire ou sur des "hypothèses d'école", comme on dit, qui parfois me surprenaient. Je me souviens d'un sujet de controverse qu'il nous proposa un jour: « Un philosophe a réussi a persuader un tyran de se suicider. A‑t‑il droit à la ré­compense promise par la cité au tyrannicide ? » Bien entendu, nous étions successi­vement les porte‑parole du philosophe et de la cité, comme nous étions Eschine et Démosthène,. Crésus et Solon, Thémistocle et Xerxès. Un jour, Hiéron et moi fûmes à tour de rôle Créon et Antigone. C’ est un débat dont j 'ai gardé un vif souvenir, au point qu'il m'est arrivé depuis de reprendre ce thème dans mon propre cours, ton fils Cléomène doit s'en souvenir, mon cher Zénon. Nos préoccupations présentes donnaient au vieux débat entre le politique et la rebelle une actualité particulière. Nous y mettions toute notre passion : Hiéron fut meilleur dans le rôle d'Antigone que dans celui de Créon et Claudien, sophiste jusqu'au bout des ongles, lui en fit le reproche...

Je sais tout ce qu'on peut reprocher à la rhétorique. Je continue cependant à penser, comme Isocrate, qu"une parole véridique et juste est l'image d'une âme bonne et loyale." Je suis également persuadé que l'habitude de l'argumentation contradictoire est une école de tolérance et de modération, ce qui n’est sans doute pas inutile par les temps qui courent. L'enseignement du rhéteur Claudien n'a peut-être pas représenté pour moi une révélation comparable à celle que m'avait naguère apportée le grammairien Diogène : je n'avais plus, comme alors, tout à apprendre. Mais je sais fort bien que je ne serais pas aujourd ' hui celui que je suis devenu si je n'avais pas été à son école. Dès que je fus chez lui, j'ambitionnai de devenir son "choryphée", ce qui arriva quelque temps plus tard. Je me souviens surtout de l'immense satisfaction que j'éprouvai quand il me proposa de faire partie du grou­pe restreint de ses assistants : outre l'autonomie financière que cela devait m’apporter, comme de l' indépendance que je devais y trouver vis à vis de mon père et de Basilide, je crois que je fus surtout plein d'orgueil d'avoir mérité sa confiance.

Claudien avait un fils qui s'appelait comme lui Claudios Claudianos, qui était un de ses élèves et avec lequel je me liai bientôt d'amitié. Nous l'appeli­ons Claudien le jeune. Il était Hellène comme son père mais lui manifestait beau­coup plus ouvertement son hostilité aux "Galiléens" et se faisait gloire d'être le neveu de Maxime d'Ephèse. Ce n'était pas un élève très appliqué. A vrai dire, la rhétorique n'était pas sa passion principale : Claudien le jeune était poète. Il avait déjà composé de nombreuses épigrammes et, quand je le connus, il s’a­donnait à une oeuvre de grande ampleur : l'Enlèvement de Perséphone qui devait, plus tard, être la première oeuvre publiée par lui en langue latine. Car cet Hel­lène était Romain de coeur. Il vouait à la Ville qui avait unifié le monde et qui, aujourd'hui encore, restait obstinément fidèle aux cultes ancestraux, une admira­tion sans bornes. Qu'elle ne fût même plus aujourd'hui la capitale d'une moitié de l'Empire, qu'elle eût été détrônée par Milan, parfois même par Trèves, l'indi­gnait : il y voyait la preuve de la malfaisance et de la mesquinerie des Galiléens. Ce vieux culte de Rome et de l'Empereur, qui n'était plus célébré nulle part depuis la victoire du Christianisme, et qui, quand il l'était, l'était de façon si routinière et sans aucune véritable piété ni ferveur, Claudien le célébrait « en es­prit et en vérité ». Rome était pour lui une divinité véritable, vivante, tutélaire, aujourd'hui, hélas, méprisée, délaissée, bafouée.. Il avait été jusqu'à apprendre la langue des Romains; il la parlait couramment et recherchait toutes les occasi­ons de la pratiquer avec ceux qui débarquaient à Alexandrie et qui étaient capa­bles de lui donner la réplique. Cela nous impressionnait beaucoup. Comme il comp­tait partir un jour à Rome, il commençait à traduire en latin certaines de ses oeu­vres poétiques. Il lisait passionnément les textes des poètes latins, en particu­lier celles de Virgile dont il n'était pas loin de faire l'égal d'Homère, au grand scandale de la plupart d'entre nous.

Claudien m'a, plus tard, prodigieusement déçu. A l'époque, certains d'entre nous le trouvaient hautain, distant, et il m'arrivait parfois de leur donnner rai­son. Incontestablement il voulait réussir et considérait la poésie comme un moyen de réussite. Il contemplait par avance avec fierté la statue qu'on ne manquerait pas de lui élever plus tard sur une place publique et cette statue, je crois qu'il la voyait déjà sur une place de Rome, ce en quoi il ne s'est pas trompé. Il s'ap­puyait en quelque sorte sur son oeuvre future, sur la gloire qu'elle devait lui apporter, sur l'immortalité qu'elle lui conférerait, pour regarder de haut ses médiocres contemporains et, tout spécialement, les élèves de son père qui seraient au mieux d'obscurs fonctionnaires, de petits avocats ou des bouleutes de leurs cités.

*

De tous mes condisciples du cours de Claudien, mon meilleur ami était Ar­chias. C'était un jeune Juif du quartier Delta. Son père, un riche, armateur, membre du Conseil juif de la ville, s'était spécialisé dans le commerce avec l’Inde. Vous n'ignorez pas que nos navires connaissent bien la route de ce lointain pays depuis qu'Hippalos, il y a déjà plusieurs siècles, a découvert le régime des vents étésiens qui soufflent sur lui au printemps et l'inondent d'une pluie bien­faisante. Le père d'Archias avait donc toute une flotille dans les ports de la mer Erythrée. Ses matelots apportaient en Inde des produits fabriqués à Alexan­drie, qui parvenaient sur la mer Erythrée après avoir remonté le Nil, et ils en ramenaient des objets précieux, surtout des pierres, mais aussi d'étranges grai­nes et des fibres qui ne poussent pas dans nos régions.

Bien que parfaitement intégré au milieu alexandrin ( c’est seulement pendant sa petite enfance qu'il avait fréquenté une école rabbinique), Archias était un Juif très convaincu. Il respectait scrupuleusement toutes les prescriptions et tous les interdits de sa religion, et je crois que l'isolement dans lequel ils le confinaient, loin de lui peser, l'exaltaient. Il revendiquait hautement sa différence. Il avait fini par s'habituer aux interminables plaisanteries, souvent stupides, je dois le dire, dont nous l'accablions, y compris celles qui concernaient « le prépu­ce d’ Archias » , et dont il lui arrivait de plaisanter avec nous. Mais cela ne signifiait pas qu'il jugeât risibles les rites qui distinguent le peuple élu de tous le autres. Bien au contraire. De même Archias n'oubliait aucune des persécutions que cette "élection" avait values à son peuple. Ce n'était point tant l'écrasement des deux révoltes de Judée qui l'indignait, ou la destruction de Jérusalem ou encore l'interdiction de la circoncision par Hadrien, interdiction d'ailleurs annulée par son successeur. Ce qui l'indignait, c'étaient les massacres qu'avait périodique­ment subis la juiverie d'Alexandrie, la moins sectaire, la plus ouverte aux influ­ences helléniques, celle où la Bible avait jadis été traduite en grec : près de cinquante mille morts sous Néron, plus de 200.000 sous Trajan. Archias n'avait donc aucune indulgence pour les Hellènes, y compris pour les empereurs qui s'étaient montrés le plus favorables aux Juifs, comme Julien : l'idée qu'avait eue ce prince de reconstruire le Temple de Jérusalem lui faisait hausser les épaules.

C'est pourtant aux Chrétiens qu'Archias en voulait le plus : le fait de leur avoir volé leur Livre sacré, d'avoir caricaturé la plupart de leurs croyances, en particulier d'avoir appelé "Christ" leur prophète, un mot grec qui traduit l'expression hébraïque de "Messie", leur prétention à se faire passer pour l'Israël véritable et leur obstination à faire prendre le peuple élu pour un peuple réprouvé, tout cela le scandalisait. Il connaissait en détail toutes les vilénies dont les Juifs étaient victimes un peu partout dans l’Empire, depuis que l’Empire était devenu chrétien, toutes les accusations dont les prêcheurs de cette secte accablaient ses coréligionnaires, tous les mauvais coups qu'ils tramaient contre eux. Il en tenait une chronique qu’il mettait à jour régulièrement. Il me citait en tremblant de co­lère des homélies prononcées par un moine d'Antioche nommé Jean, que le peuple a­vait l'audace de surnommer "Chrysostome", et qui allait jusqu'à prêter aux Juifs la voracité des bêtes et à comparer leurs synagogues à des lupanars ! Archias ne cessait de me répéter qu' avant Constantin, le judaisme était officiellement proté­gé par les lois romaines et que les Juifs étaient même dispensés du culte impérial incompatible avec leur monothéisme intransigeant.

‑ Maintenant, me disait‑il, tout est changé. Non seulement tout prosélytisme nous est interdit, ce dont je me console sans peine. Mais nous n'avons même plus le droit de construire de nouveaux lieux de prière : tout juste celui de réparer ceux qui existent déjà quand ils s'écroulent. Et si par hasard les Chrétiens viennent les démolir, nous n’ avons même plus le droit de demander réparation en justice. Réalises‑tu l'ignominie de ce qui vient de se passer à Callinicon ?

‑ Tu vas me l'apprendre, dis‑je, car je ne tiens pas comme toi une chronique des malheurs des Juifs.

Il me raconta donc que, dans cette ville de Mésopotamie, les Chrétiens, à l'instigation de leur évêque, avaient mis le feu à la synagogue. L'empereur Théo­dose, informé par le gouverneur de la province, avait obligé l'évêque à faire re­construire l'édifice à ses frais. Mais Théodose était de plus en plus un jouet en­tre les mains d'Ambroise, le terrible évêque de Milan, qui devait, l'année suivante, lui imposer une pénitence publique, d'ailleurs justifiée, après le massacre de Thessalonique. Ambroise avait donc violemment reproché à l’Empereur chrétien de favoriser le peuple maudit qui avait crucifié le Fils de Dieu. Théodose commença par tenir bon, puis faiblit et enfin céda et abrogea sa première décision. Archias balbutiait d'indignation en me racontant cette histoire.

Nous étions allés ce jour‑là, je m'en souviens, faire une immense promenade qui nous avait conduits presque sur la rive sud du lac Maréotis. Ses rives étaient envahis en cet endroit par une véritable forêt de roseaux et des tapis de lotus où se balançaient des barques à fond plat. Quelques individus à mine patibulaire étaient accroupis à côté de poissons qui séchaient sur des tiges de papyrus. Je revois encore la mine inquiète de l'un d'eux quand nous passâmes et qu'il entendit la voix tremblante d'Archias... Nous rentrâmes à Alexandrie.