15.5.05


AUTOBIOGRAPHIE D’EUMENE

-I-

Quand vous m'avez suggéré d'écrire l'histoire de ma vie, vous m'avez, mes amis, cité les exemples de Libanios d'Antioche et d'Augustin d'Hippone. Mais vous avez compris, je pense, que ces deux exemples n'étaient pas de nature à em­porter ma conviction. J'ai réussi, non sans mal, à me procurer le texte complet de 1’Autobiographie de Libanios et j’ai relu les Confessions d ' Augustin. Je sou­ris de la naïve satisfaction du premier et guère moins de la fausse humilité de l'autre. Il faut beaucoup de suffisance à Libanios pour célébrer ses talents com­me il le fait et plus encore pour se croire l'objet de la constante sollicitude de la Fortune. Il faut beaucoup d'orgueil, ou de fausse modestie, à Augustin pour voir en lui un exemple vivant de l'action de la providence divine. Car enfin il ne se complaît tant à souligner de quelle boue il était fait que pour mieux exalter l'or pur qu'il est devenu. Je ne les imiterai pas. Si mon histoire peut présenter quelque intérêt, ce sera dans la mesure où je ne chercherai pas à lui don­ner une valeur d'exemple et à paraître plus que je ne suis.

En définitive, c’est toi, mon cher Zénon, qui m’as décidé à raconter mon histoire quand tu m’as dit : "Tu as été témoin d'événements qu'il pourrait être intéressant pour nous de mieux connaître". Intéressant aussi pour moi, me suis-­je dit, de les revivre et pour nous tous d'exercer sur eux notre réflexion. En somme, ni Libanios ni Augustin. Mais Ulysse ou Enée, pourquoi pas ! Je n'ai certes pas vu "Troie s'écrouler de toute sa hauteur", mais j'ai assisté à l'écroulement de tout un monde et de cela, oui, je veux bien parler.

*

Je suis né à Oxyrhynque, en Egypte, la quatrième année de la 287° olympiade, comme on ne disait déjà plus guère au temps où l'on célébrait encore les olympiades, ou, si vous préférez, la neuvième année du règne de Valens à Constantino­ple et de Valentinien en Occident. Il y a donc de cela trente‑sept ans.

Oxyrhynque, ma ville natale, était pleine de moines. Aussi loin que je puisse remonter dans ma mémoire, je revois des crânes tonsurés et des robes de bure. Les rues et les places en grouillaient et les anciens temples des Dieux, peu à peu désaffectés depuis Constantin, étaient transformés en couvents..Comme toutes les cités de la vallée du Nil et du delta, Oxyrhynque avait été autrefois le théâtre de cette zoolâtrie des Egyptiens qui a toujours tant étonné les Romains et les Grecs : son nom lui vient du bec pointu de ce poisson, sorte d'esturgeon du Nil, qui a dû y être jadis adoré, mais qui, selon la légende, n’ aurait pas respecté les morceaux du cadavre d'Osiris et aurait dévoré le phallos du Dieu. On voyait surtout, dans un quartier de la ville, l'ancien temple tétrastyle deThouéris, divinité‑hippopotame, curieusement identifiée par les Grecs à leur A­théna. Et il y avait eu aussi, bien sûr, des sanctuaires d'Isis et de Sérapis. Plus tard, quand les colons grecs, dont faisaient partie les ancêtres de mes pa­rents, étaient arrivés à la suite d'Alexandre et des Ptolémées, ils avaient ame­né leurs Dieux : Dionysos était honoré dans le quartier de Thouéris‑Athéna, ail­leurs Apollon, Déméter, Aphrodite identifiée par les Egyptiens à Hathor, leur dé­esse‑vache. Un temple avait été dédié collectivement à Zeus, Héra, Perséphone et Atargatis‑Astarté, déesse syrienne dans laquelle certains Egyptiens voyaient parfois un doublet de leur Isis. Enfin les Romains avaient édifié un "Capitole", con­sacré à leur trinité nationale, Jupiter‑Junon‑Minerve, et surtout un "Caesareion" où avait été célébré pendant de longs siècles le culte impérial. Tous ces édifi­ces abritaient maintenant les moines : on en comptait quelque cinq mille tant à l'intérieur de la ville qu'aux alentours, à l'extérieur des murailles, sur une population totale d’environ vingt mille habitants. Et il fallait compter aussi les « Vierges du Seigneur » qui s’empressaient à leur service : naturellement cela faisait un peu jaser et, bien que presque toute la population de la ville fût chré­tienne, certains chuchotaient que les anciens temples étaient devenus des lupanars où régnaient la débauche et la fornication.

C'est surtout aux alentours des portes qu’ils s’agglutinaient. Ils restaient là, assis à l'ombre des murs, aux heures chaudes du jour, foule oisive et bruyante dont on entendait le brouhaha dans toutes les ruelles des alentours. Ces parages étaient le lieu de rencontre des moines de la ville et de ceux de l'exté­rieur. Car dans la campagne aussi des couvents avaient été construits pour héberger des moines, sur des terres qu’ils avaient généralement accaparées, prétextant les pratiques "magiques" utilisées par les paysans pour faire pousser les récoltes. Ils cultivaient, récoltaient, transportaient, pétrissaient, pressaient, et, disait-­on, s'enivraient et s'empiffraient.

Au‑delà, vers le couchant, au bord du grand désert libyque, passées les dernières cultures et les derniers palmiers, grimpées les pentes rocailleuses brûlées par le soleil, les plateaux arides qui dominaient le ruban de verdure arrosé par le Nil, étaient le domaine des reclus solitaires. Ils n'y passaient pas leur vie per­chés au sommet d'une colonne comme leurs congénères syriens : eux vivaient dans des grottes ou dans des cabanes auxquelles on accédait par des sentiers difficile­ment praticables, même par des mulets. Ils avaient dans tous les environs une gran­de réputation de sainteté; tout le monde voyait en eux des prophètes et des thau­maturges.

Le plus célèbre était Théon : telle était sa réputation qu'on venait de très loin solliciter sa bénédiction. Il avait plus de 90 ans et vivait seul, com­me autrefois Antoine, dans une cabane de roseaux et de boue sèchée, voué au silen­ce absolu. Il s'était retiré là à l'âge de quatorze ans et n'en était sorti qu'un jour, une vingtaine d’années plus tôt, sous le principat du "tyran Julien", comme disaient les moines. Tandis que, dans tout l'Empire, on restaurait les temples des Dieux, Théon avait entendu la voix du Christ qui lui disait :"Par toi, je détrui­rai la sagesse des sages. Par toi, j'abolirai la science des savants." Il était a­lors descendu vers les lieux habités, squelette effrayant, vêtu de sa peau de bique, suivi de dizaines d'anachorètes fanatisés : ils étaient allés briser les statues de Zeus et de Sérapis et saccager leurs sanctuaires . Après quoi Théon était remonté dans sa cabane d'où il n'était plus jamais sorti. On racontait sur lui les histoires les plus édifiantes. Non seulement il éloignait par ses prières les chacals les plus féroces, mais une nuit il avait pétrifié devant sa porte une bande de brigands qui, croyant sans doute qu'il avait de l'or, étaient venus l'attaquer. Le matin, la foule des pélerins, arrivés de bonne heure comme d'habitude avait voulu les li­vrer au feu mais il avait fait passer une tablette sur laquelle il avait écrit en grec et en copte : "Ne leur faites pas de mal, sinon la grâce des miracles s'éloignera de moi. " Les voleurs avaient alors retrouvé le mouvement et, comme il se doit, ils étaient allés faire repentance dans un monastère des environs.

J'étais tout enfant quand mon père m'amena un jour à Théon, cédant aux har­cèlements de ma mère, chrétienne extrêmement fervente et qui voulait à tout prix que je sois béni par le saint homme. Mon père, qui n'aimait guère les moines et moins encore les ermites, s'exécuta en bougonnant. A ma mère, en effet, l'approche de la cabane était interdite car Théon bannissait toute femme de sa présence et jamais, depuis trois quarts de siècle, ce fou n'avait aperçu un sourire féminin. La foule piétinait, appelant le thaumaturge. Il y avait là beaucoup de malades, des estropiés amenés à dos d'homme, des enfants aux yeux purulents, des nourrissons mê­me, hurlant dans des chiffons. Enfin une lucarne s'ouvrit dans le haut de la porte. Je fus hissé sur le bras de mon père : j’eus le temps d'apercevoir un crâne, un re­gard glacé, une immense barbe et de sentir deux paumes sèches se poser sur mes che­veux.

Oxyrhynque était la ville la plus chrétienne de la vallée du Nil. A l'inté­rieur de l'enceinte, on comptait une douzaine d'églises sans compter les oratoires des couvents et les chapelles bâties pour abriter les reliques des "martyrs". Les élucubrations des conventicules gnostiques d'Alexandrie n'étaient pas arrivées jus­qu'à nous : elles étaient d'ailleurs d'autant plus violemment combattues par les moines et par les évêques qu'elles s'habillaient généralement d'oripeaux chrétiens.

Quant aux "idolâtres", comme les appelait ma mère, on se montrait du doigt leurs derniers représentants qui, à vrai dire, ne méritaient plus ce nom : les cultes ancestraux n'avaient pas encore été interdits à cette époque, mais il n'y avait plus à Oxyrhynque aucun lieu pour les pratiquer. Aussi, quand, sur l'agora, l'évê­que donnait sa bénédiction à la foule, c'était pratiquement toute la cité qui flé­chissait le genou.

Dans les campagnes environnantes, il n'en allait pas de même et "l'idolâtrie"restait vivace parmi les paysans. Le sort de ces malheureux n'avait pas chan­gé depuis les anciens pharaons; la plupart d'entre eux, d'ailleurs, ne parlaient que la vieille langue copte de l'époque pharaonique. Ils s'entassaient avec leurs bêtes dans des villages construits sur les faibles éminences de la vallée pour é­viter l'inondation lors des crues du Nil, et que l'on repérait de loin grâce au bouquet ­de palmes qui les dominait. Quant à leurs minuscules taudis, faits de briques sèches ou de boue mêlée de paille et durcie au soleil, ils se confondaient presque avec les tas d'ordures qui les entouraient de toutes parts. La plupart d'entre eux étaient aussi squelettiques que leurs boeufs qui tiraient l'araire dans la boue a­menée à chaque printemps par le fleuve ou qui faisaient tourner la roue à eau pour alimenter les canaux d'irrigation. Ils arrosaient la terre de leur sueur pour pou­voir fournir aux magasins d'Etat la quantité de céréales à laquelle ils étaient as­treints et qui contribuerait à nourrir Constantinople; encore heureux quand, le soir, ils avaient à se mettre sous la dent une poignée de lentilles ou un morceau de ce mauvais pain fait de grains de lotus‑dont se nourrissaient les plus miséra­bles d'entre eux. La grande majorité de ces pauvres diables étaient "idolâtres"comme l'avaient été leurs ancêtres.

Un jour de printemps, je m'étais avancé assez loin hors de la ville en com­pagnie de mon frère, de deux ans plus âgé que moi, et d'autres enfants de mon âge ­Nous marchions sur un chemin ombragé de palmiers qui longeait un canal bordé de pa­pyrus. Soudain nous vîmes s'avancer un bruyant cortège précédé par des jeunes gens déguisés et masqués qui chantaient ou tapaient sur des tambourins; des femmes por­tant des couronnes de fleurs jetaient d'autres fleurs sur le chemin et rythmaient leur marche et leurs chants par des battements de mains; puis venaient des vieil­lards au crâne rasé, vêtus de longues tuniques blanches portant de grandes « idoles » multicolores, l'une à tête de chien, noire d'un côté., dorée de l'autre, puis une vache noire debout sur ses pattes, suivis de deux autres vieillards portant, le premier une corbeille, l'autre une urne.dorée. Nous apprîmes qu'ils allaient ainsi, passant de village en village, jusqu'aux berges du Nil, à une soixantaine de stades d ' Oxyrhynque.

Quand nous rentrâmes, le soir, je racontai ce que nous avions vu et appris à ma mère et à notre vieille esclave Philista, elle aussi fervente chrétienne : "Puissent‑ils avoir été dévorés par les crocodiles !", me dirent‑elles en choeur. Et elles m'expliquèrent que ces idolâtres grilleraient tous en enfer pendant l'é­ternité, après leur mort. Je ne devais jamais m'approcher d’eux. Parfois, j'enten­dais mon père parler de rixes entre les paysans : il s'agissait toujours de querelles entre villages chrétiens et "idolâtres" pour de sordides histoires de bornes. Elles se terminaient régulièrement par des blessés, souvent par des morts.

Je sus plus tard que les temples des Dieux égyptiens, à Memphis ou a Thè­bes, étaient maintenant livrés aux pratiques magiques dont la révélation était at­tribuée au Dieu‑babouin Thot, appelé par les Grecs Hermès Trismégiste. Vous savez que la magie est une vieille tradition égyptienne qui s'est depuis longtemps ré­pandue dans tout l'Empire. L'année même de ma naissance, l'Empereur Valens avait terrorisé l'Orient par une vague de persécutions et de procès pour magie, celle‑ci servant d'ailleurs souvent de prétexte pour traquer les "Hellènes" restés fidèles aux anciens cultes, par exemple le grand Maxime d'Ephèse, un des maîtres du divin Julien.

*

Mes parents, comme pratiquement tous les habitants d'Oxyrhynque, étaient donc chrétiens, mais, pour dire la vérité, ma mère l'était pour deux. Jamais je n’ ai entendu mon père nous dire, ni à mon frère ni à moi, le moindre mot sur la re­ligion. Je devinais seulement, d'après certains propos que je surprenais parfois, qu'il était très critique à l'égard des moines. De plus, je le voyais se livrer, au vu et au su de sa femme, à des comportements qui n’ avaient rien de spécialement chrétien . Il ne se gênait guère, en particulier, même sous les yeux de ses enfants pour lutiner une de nos esclaves, Comito, originaire du grand Sud, à la peau très brune et à la chevelure d'ébène, que la vieille et pieuse Philista foudroyait constamment d'un oeil réprobateur.

Mon père, dont la famille était établie en Egypte depuis de très nombreu­ses générations et dont les ancêtres avaient été souvent gymnasiarques, exegètes, ou cosmètes d'Oxyrhynque, avait suffisamment de bien au soleil pour être inscrit d'office parmi les bouleutes de la cité et donc pour être astreint aux "litur­gies" les plus couteuses‑correspondant à la fonction. Vous n'ignorez sans doute pas que nos villes d'Egypte, souhaitaient depuis l'arrivée des Romains bénéficier de l'autonomie municipale en vigueur dans tout le reste de l'Empire et dont elles avaient toujours été privées. Elles ont fini par l'obtenir, il y a environ deux siècles, au moment où l'appauvrissement général en a fait un fardeau insupporta­ble pour les plus fortunés de leurs habitants. Des landes brumeuses de la Calédo­nie aux déserts de la Mauritanie Tingitane et des rives du Rhin à celles de l'Euphrate, les liturgies auxquelles sont soumis bouleutes ou décurions font la ruine de nos cités. Je pense personnellement que, si le régime municipal a été accordé à l’Egypte, ce fut moins pour répondre à ses aspirations que pour fournir à l'E­tat romain de meilleures garanties pour l'administration de cette province straté­gique et en particulier pour la levée de l'impôt. Mon père, comme tous ses collè­gues, était responsable sur ses biens de l'approvisionnement de la cité, de l'en­tretien des bâtiments publics, de la fourniture des bêtes de somme pour la poste impériale, de l'hébergement des gens de guerre, ces mercenaires barbares à la che­velure blonde et sanglés de cuir, auxquels l'Empire confiait de plus en plus sa défense et que l'on voyait périodiquement descendre vers Diospolis et Syène pour combattre les pillards nubiens qui infestaient la Haute‑Egypte. Pire que tout : l'Etat a pris l'habitude de se décharger sur les Bouleutes de la perception des Impots et de l'exécution des corvées et réquisitions diverses, ce qui a pour ef­fet de les rendre odieux à leurs propres concitoyens. Je crois que mon père n'a­vait pas de souci à se faire, mais j'ai eu l'occasion de l'entendre murmurer qu'il finirait par s'enfuir comme tant d'autres, comme un de ses beaux‑frères, par exem­ple, qui, un beau jour, avait disparu ou comme beaucoup de ces moines oisifs qui ne sont, disait‑il, que des "anachorètes", c'est‑à‑dire des fuyards. Il citait avec indignation l'exemple d'un de ses concitoyens qui avait été fouetté en public sur l'agora d'Oxyrhynque pour une dette fiscale de 300 solidi, avant d'être jeté en prison. Ses enfants avaient été vendus sur le marché aux esclaves et sa femme s'é­tait enfuie dans le désert. "Plutôt franchir la mer que de subir un tel sort", disait‑il avec d'autant plus de force qu'il n'en était pas menacé.

Ces discours glissaient sur le beau visage grave, silencieux et réproba­teur de ma mère. Tout cela lui paraissait impie : faire son devoir, se soumettre à l'autorité légitime, c’était faire la volonté de Dieu; se révolter, c’était une faute : elle ne voulait rien savoir d'autre. Son devoir à elle, c'était d'élever ses fils et de gouverner ses esclaves. Elle faisait semblant de ne pas voir ce qui se passait entre son mari et Comito; elle ne lui en gardait pas moins une rancune muette mais féroce et ne laissait passer aucune occasion de la châtier.

A mon frère et à moi, elle racontait les belles histoires de l’ancien tes­tament et de l'Evangile. Elle prenait fait et cause pour Moïse et les Juifs et con­tre l'odieux Pharaon avec une partialité qui nous surprenait : n'étions‑nous pas Egyptiens ? Non, répondait‑elle, nous étions Grecs et Chrétiens. Ce Pharaon était le roi des îdolâtres, semblables à ces paysans que nous avions vu passer un jour portant des statues à têtes d'animaux... Depuis, le Christ était venu nous révéler la Vérité. Je connus donc l'existence de notre Père qui est dans les Cieux et qui a envoyé Jésus pour nous instruire, lequel reviendra pour nous juger à la fin des temps. Ce Jésus qui chassait les démons et guérissait les malades, m'apparaissait comme une sorte de Théon plus jeune et moins farouche. Lui parcourait la campagne, allait dans les villages, parlait aux femmes et même aux mystérieuses "pécheres­ses". Pourquoi Théon restait‑il là‑haut enfermé dans sa cabane ? C'est, répondait ma mère, qu'il devait se consacrer entièrement à Dieu pour pouvoir intercéder en faveur des pécheurs que nous sommes. Ces propos me laissaient perplexe : que se serait‑il passé, me demandais‑je, si tout le monde avait fait comme lui ?

J’ avais cinq ou six ans, je crois, quand je tombai très gravement malade. Je sus plus tard qu'il avait même été question de me baptiser car on craignait le pire. Ma mère envoya un vieil esclave implorer Théon : elle lui confia une fiole d'huile qu'il ramena bénie de la main du thaumaturge et avec laquelle elle me fit des onctions sur le front et le coeur. Je guéris et le bruit de ce miracle se répandit dans toute la ville.

Ce fut peu de temps après qu’on m'envoya à l'école. Mon maître était un gros homme à poil noir qui nous terrorisait . Il tenait boutique dans une étroite ruelle entre l'échoppe d'un rôtisseur et celle d'un barbier. Un rideau séparait la salle de classe de la rue mais, s'il empêchait tant bien que mal que les écoliers ne fussent distraits par le spectacle, il ne les préservait pas des cris des pas­sants, du braiement des ânes, des supplications des mendiants, des appels des ven­deurs d’eau, des marchands ambulants et des charlatans de toute espèce. Nous nous tenions pelotonnés au pied de la chaire, la tablette sur les genoux, dans la ter­reur de l'imprévisible férule et de la grosse voix du maître qui tentait de couvrir ­le vacarme de la rue.

Je revins plus d'une fois en pleurs à la maison où ma mère, qui attendait un nouvel enfant, s 'arrondissait de jour en jour.Une nuit, mon frère et moi, qui dormions dans la même chambre, fûmes réveillés par des hudements venant du gynécée qui ressemblaient à des cris de bête. Les cris durèrent longtemps, effrayants, insupportables, puis cessèrent brusquement : le silence emplit la maison. Il y eut des chuchotements. J’entendis la voix de mon père. Puis la porte s'ouvrit : Philista, tout en larmes, une lampe à la main, vint nous embrasser : notre mère était morte, ainsi que le bébé. Je passai les mois qui suivirent dans une sorte d'hébétement : ma mère n'était plus là. Philista avait beau me répéter qu'elle était maintenant au ciel avec Dieu, Jésus, les anges, les saints martyrs et le bienheureux Antoine, je ne me con­solais pas. Dieu était bon et il m'avait pris ma mère : cette contradiction m'é­tait incompréhensible. Comito, que mon père ne tarda pas à affranchir, se donnait maintenant des airs de maîtresse de maison et faisait sentir son importance à Philista qui serrait les dents sans mot dire. A l'école, mon maître était sans pitié. Ce fut un moment très dur. Et puis les mois passèrent...

*

Les nouvelles du monde finissaient par arriver jusqu'à nous. Un jour je m’ en souviens. avec une certaine précision, une grande effervescence se produisit parmi les moines dont le brouhaha, aux alentours des portes, devint vacarme. On venait d'apprendre le désastre d'Andrinople. Vous vous en souvenez : les Barbares qui, pendant longtemps, s'étaient présentés en suppliants aux frontières de l’Em­pire, étaient maintenant devenus des envahisseurs. Le Nord, misérable et arrièré, ne pouvait plus supporter la prospérité insolente de notre Sud et venait en récla­mer sa part, sans ménagement. A Andrinople, à quelques journées de marche de la ca­pitale, les Goths avaient détruit aux deux tiers l'armée romaine. L’ Empereur Va­lens lui‑même avait été tué : on sut plus tard qu’ il avait tenté de se protéger en cherchant refuge dans une cabane avec quelques‑uns de ses officiers. Les Barbares avaient encerclé la cabane et y avaient mis le feu après avoir entassé des branches d’ arbre tout autour. On ne put même pas donner la sépulture à sa dépouille. L’en­fant que j'étais écoutait ces récits sans y rien comprendre. J'imaginais seule­ment ces hordes épouvantables, avec leurs tignasses blondes et leurs yeux bleus descendant jusque chez nous et mettant le feu à nos maisons après nous y avoir en­fermés, comme ils l'avaient fait là‑bas.

Cette nouvelle provoqua de bruyantes manifestations de satisfaction parmi les moines : Dieu avait châtié l'hérétique. Pendant les treize ans de son règne en effet, Valens avait ouvertement soutenu les Ariens et persécuté les Chrétiens or­thodoxes fidèles au credo de Nicée imposé soixante ans plus tôt par Constantin, et qui proclamait la consubstantialité du Père et du Fils. Toute la ville se racon­tait l'histoire du "saint moine" Isaac de Constantinople qui, peu de temps avant que Valens ne parte en campagne contre les Goths, lui avait demandé de rendre au clergé orthodoxe les églises de la capitale qu'il leur avait enlevées pour les confier aux hérétiques. L’Empereur, furieux, avait fait arrêter le moine : il juge­rait son audace à son retour : « Tu ne reviendras pas, lui avait dit Isaac, si tu ne nous rends pas les églises. » Et Valens n'était pas revenu.

Avez‑vous parfois réfléchi aux subtilités des croyances chrétiennes ? Je ne suis pas tout à fait sûr d'avoir bien compris la fameuse "procession" platoni­cienne par laquelle l’Un transcendant s'éparpille et se dégrade dans la multipli­cité dont nous faisons l'expérience en ce bas monde. Mais il faut avouer que les théories les plus complexes de la métaphysique platonicienne sont des jeux d'en­fant comparées aux complications de la foi chrétienne. Les orthodoxes proclament que le Père et le Fils ont la même substance : ils sont Homoousiens. Les plus con­ciliants des Ariens voulaient bien admettre que la substance, sans être exactement la même, est semblable : ils étaient donc homoïousiens Nuance ! le iota qui les distinguait des premiers les rendait passibles des plus féroces persécutions. En­core y avait‑il pire qu'eux puisque les homéens se contentaient d'affirmer la si­militude des deux personnes, sans mentionner la substance, et que dire des anoméens qui, eux, avaient l'audace d'affirmer que le Fils est différent du Père et inférieur à lui !

Si le Christ n'est pas Dieu exactement comme le Père, il n’ y a plus de Christianisme, disaient les orthodoxes. Mais s’il l'est, le Christianisme devient incompréhensible, répliquaient les Ariens. Comme vous le savez, Constantin, à Ni­cée, avait imposé la consubstantialité. Non sans mal d'ailleurs, puisque l'expres­sion avait été jugée hérétique un siècle plus tôt. L’empereur, pourtant, avait te­nu bon et les évêques récalcitrants avaient été exilés. On comprend la surprise que durent éprouver certains orthodoxes lorsque, sur le tard, Constantin décida de se réconcilier avec Arios ! En Egypte, en tout cas, tous les évêques étaient des adversaires acharnés de l'hérésiarque (bien qu'il fût alexandrin), et de farouches défenseurs de l'orthodoxie. L’ évêque d ' Alexandrie, Athanase, que Valens avait autrefois exilé, comme l'avait fait avant lui. Constance, avait retrouvé son siège et l’Egypte était restée dans l'orthodoxie nicéenne. Mais, dans bien des provinces, l'a­rianisme l’avait emporté avec l’appui de Constantinople et les moines en avaient contracté une haine féroce de Valens. Ils oubliaient que celui‑ci avait surtout persécuté les Hellènes restés fidèles aux Dieux, qu’ ils avaient été partout trai­nés dans les prétoires, torturés et mis à mort pour magie. Aux yeux des moines, tout cela ne comptait pas : c'est le suppôt d'Arios que leur Dieu avait puni et, pour un peu, ces fanatiques auraient fait des Goths les instruments de la Providence divine, oubliant que ces Barbares étaient eux‑mêmes ariens ! Peut-être savez‑vous que les Goths se sont massivement convertis à l'arianisme par reconnais­sance pour Valens qui avait porté secours à un de leurs rois aux prises avec un usurpateur !

Peu de temps après, on apprit que le jeune empereur d'Occident, Gratien, neveu de Valens, mais catholique orthodoxe, lui, à la différence de son oncle, a­vait fait appel, pour sauver l'empire, à un général de trente‑deux ans, Théodose, originaire de la lointaine Ibérie, et lui aussi orthodoxe. Ce militaire, fort bi­got, fut bientôt élevé à l'Augustat, avec en charge l'Empire d'Orient. Le peuple d'Oxyrhynque fut donc convié un jour à entendre le stratège du nome proclamer sur l'agora l'avènement de "Flavius Théodosius Caesar Augustus, notre Seigneur" et à contempler son portrait.

Vous connaissez la suite : Gratien, quelques années plus tard, tombait victime de l'usurpateur Maxime. Aux yeux des Hellènes, il était manifestement puni par les Dieux. N'avait‑il pas, pour la première fois depuis le divin Auguste, refusé d'assumer le titre prestigieux de "Souverain Pontife", et donc de chef de la religion des ancêtres ? N'avait‑il pas fait enlever de la salle du sénat de Rome l'autel de la Victoire sur lequel on brûlait l'encens au début de chaque séance depuis des temps immémoriaux ? Le jeune frère de Gratien, Valentinien II, arien comme sa mère Justine, n'était qu'un adolescent : Théodose était donc devenu de fait le seul maître légitime de tout l'Empire, des colonnes d'Héraclès aux rives de la mer Erythrée. Epouvantée, Justine vint avec son fils se jeter aux pieds de l'empereur : leurs malheurs étaient justifiés, leur dit‑il, puisqu'ils étaient a­riens ! Justine sut cependant le séduire en poussant sans ses bras sa fille Galla, qui était fort belle. Car pour être dévôt, Théodose n'en était pas moins homme. Il renforça donc sa légitimité en épousant la soeur du jeune Valentinien et défit Maxime, après avoir fait semblant de vouloir composer avec lui. Mais auparavant, il lui avait fallu régler le problème barbare : il le fit, comme beaucoup d’ autres a­vant lui, au prix d'énormes concessions. Les Goths furent massivement enrôlés dans notre armée et de plus, ils reçurent des provinces : la Pannonie et la Mésie inférieures devinrent barbares. Nous prenions de plus en plus l'habitude de confier à nos ennemis le soin de nous défendre et, après avoir été un instrument de romani­sation, notre armée ne servait plus qu'à germaniser les provinces frontalières. Mais avions‑nous un autre choix ? Je continue à en douter aujourd'hui.

Au fin fond de l’Egypte, à vrai dire, le premier moment de frayeur passé, on ne se souciait guère de la menace gothique: le nouvel empereur était un fervent défenseur de l'orthoxie nicéenne : n'était‑ce pas l'essentiel ? Peu de temps après son avènement, tous les évêques de l’Empire, réunis par lui à Constantinople, con­damnèrent solennellement l'arianisme et Théodose s'empressa de promulguer un édit interdisant l'hérésie : les moines triomphaient sur toute la ligne.

*

Je grandissais. Bientôt j'eus l'âge de fréquenter les thermes et le théâ­tre. Je fréquentai aussi le gymnase au cours de mes années d'éphébie que les jeunes Grecs d'Egypte accomplissent dès qu'ils atteignent quatorze ans. Je commençai à lorgner, puis à courir, les filles. J'étais pourtant studieux, à la différence de mon frère, garçon à mes yeux superficiel et violent., et qui n’ aimait pas l' étude. Bientôt, je reçus une initiation qui allait décider de toute la suite de ma vie : celle des poètes. Je la dois à un excellent maître qui aurait pu, je le crois, il­lustrer la brillante Alexandrie : le philologue Diogène. C'est avec reconnaissance que je repense à ce petit homme fluet, à la voix monocorde ; j'aimais la gravité un peu triste de son regard et je ne sais quelle application méticuleuse qui impré­gnait toute sa personne.. Jusque là, hormis quelques fables d'Esope et de Babrios, je ne connaissais guère que les récits bibliques et évangéliques. Soudain, chez Diogène, je vis s’ouvrir devant moi le domaine merveilleux et inépuisable de la poésie. Quelle révélation ! Je découvris les grands lyriques d'autrefois, et les Tragiques, et l'immense Homère, ses aurores aux doigts de rose, sa mer violette, les beaux bras blancs de ses femmes et les yeux pers de ses déesses. Diogène ai­mait les auteurs qu'il nous faisait découvrir. Grâce à lui, les contraintes pour­tant si pesantes, qui régissent nos études littéraires, apparaissaient aussi néces­saires que la méthode qu'il faut acquérir pour bien courir ou bien lancer le jave­lot. L'établissement même du texte, la confrontation de ses variantes, l'exégèse patiente du sens littéral, tous ces exercices traditionnels et fastidieux, Diogène les utilisait savamment pour éclairer les intentions du poète et préparer son pro­pré commentaire. Je vibrais. Je vibrais d'autant plus que jamais il ne me serait venu à l'esprit d’ opposer, voire même de séparer admiration et compréhension. J’ a­vais au contraire besoin d'analyser mon plaisir et de m'expliquer mon enthousiasme. Bien des fois, le cours fini et les élèves envolés, je me suis approché de la chai­re de Diogène pour lui demander de préciser tel point de son commentaire. Je n'a­vais guère plus de quinze ou seize ans, mais mon avenir était fixé : plus tard, moi aussi, j'enseignerais.

En découvrant les poètes, j'étais entré dans un univers nouveau : celui des Dieux. Ces "idoles" détestées, dont on avait fermé les temples, traqué les prêtres et pourchassé les fidèles, voilà qu'elles rayonnaient dans les livres, gran­dioses, faibles, terribles, drôles, étranges, fascinantes... C'est par l'étude des oeuvres remplies de leur présence éblouissante que l'on formait l'esprit des ado­lescents, y compris des adolescents à demi‑chrétiens comme moi, qui n'avais pas en­core été baptisé, mais qui assistais à l'office des "cathécumènes", le dimanche, chaperonné par ma vieille nourrice Philista, fidèle à la mémoire de ma mère. Je devais composer des amplifications sur la colère de Poséidon voyant Ulysse sauvé de la tempête ou sur la douleur de Déméter après l'enlèvement de sa fille par Plu­ton, et, chaque dimanche., j'entendais l'évêque d'Oxyrhynque tourner en dérision les "démons" et les "fables" qu'on racontait sur eux ! Ces Dieux, étrangement, se manifestaient parfois aux hommes en prenant l'apparence d’un mortel familier, tout comme les anges dans la Bible chrétienne. Mais quels Dieux surprenants ! Ils n'avaient créé ni le monde ni les hommes, ils éclataient de vie et de passions, ils ignoraient superbement le "péché"... Quand je sortais d'un cours, encore tout ébloui par Ho­mère ou Pindare, et que je croisais dans les ruelles les robes noires et les crânes tonsurés, j'avais fortement conscience de passer d'un monde dans un autre. Dès cet instant, je compris que que ce n'était pas à tort qu'on désigne sous le nom d'Hel­lènes les fidèles des anciens cultes. Ce nom, réhabilité par Julien, le restaura­teur de la religion traditionnelle, et qui, depuis sa disparition, est devenu une insulte, voire un chef d'accusation, je commençai à le revendiquer : au grand scan­dale de Philista, je résolus de reporter à plus tard le moment du baptême chrétien.

Diogène ne fréquentait pas l'église et l'on chuchotait, parmi les élèves qu'il était initié à plusieurs "mystères" idolâtriques. Ces mots, que je ne com­prenais guère, m'intriguaient. Un jour qu'il nous avait fait étudier une idylle de Théocrite sur un des douze travaux d'Héraclès, je pris mon courage à deux mains et j'allai lui demander s'il croyait aux aventures d'Héraclès, à celles de Zeus ou d'Osiris. Diogène me regarda droit dans les yeux :

- Si tu me demandes si j'y crois comme à la bataille de Marathon ou à l'assassinat de César, je te réponds non.

‑ Alors, ce ne sont que des fables ?

Diogène réfléchit, cherchant manifestement des mots simples pour me faire comprendre une réalité complexe, puis, de sa petite voix douce, il me dit :

‑ Ce sont des fables vraies, mon cher Eumène. C'est éternellement qu'Héraclès ter­rasse le lion de Némée, éternellement que Typhon dépèce le corps d'Osiris et qu'I­sis le réanime, éternellement que Zeus châtie puis pardonne à Prométhée...

Sans doute jugeait‑il que la prudence lui interdisait de m'en dire plus. Il me posa la main sur l'épaule et me dit en soupirant :

‑ Peut‑être comprendras‑tu cela plus tard...

Je compris en effet cela plus tard, quand je lus les oeuvres de l'Empereur Julien et de Salluste, son Préfet du Prétoire. C'est plus tard aussi que je ccmpris pourquoi Julien avait un jour promulgué l’édit qu'on lui a tant reproché, qui réservait aux "Hellènes" le privilège d'expliquer les poètes helléniques.. Mais pour l'instant, beaucoup d'interrogations commençaient à trotter dans ma tête : je ne savais rien des "mystères"; j'ignorais tout de l'enseignement des Platoniciens; je ne connaissais de l'"idolâtrie" que les condamnations sommaires que j'avais toujours entendu prononcer autour de moi. Je commençais pourtant à soupçonner que tout n'était pas aussi simple qu'on me l'avait fait croire. Si mon ignorance était profonde, j'étais du moins capable d'en prendre la mesure. Et je voulais savoir. Un jour, je fus choqué d'entendre l'évêque d'Oxyrhynque lancer d'une voix tonnante : « Quoi de commun entre Athènes et Jérusalem, entre l'Académie et l'Eglise ? » et je fus franchement outré quand je l'entendis s'écrier un autre jour : « La Bible ne suffit‑elle pas à l'éducation d'un Chrétien ? Voulez‑vous de l’ Histoire ? Lisez le livre des Rois . De la poésie ? Les Prophètes. Du lyrisme ? Les Psaumes. Une cosmo­logie ? La Genèse. » Cet éloge de lignorance me scandalisa et me confirma dans mon intention de différer le moment du baptême.

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Ma mémoire ne me permet pas de situer exactement une rencontre que je fis à quelque temps de là. En y repensant, je me dis pourtant que c'est sans doute elle qui a décidé de tout mon avenir. Un jour, en approchant de l'agora, j'aperçus au loin, sous un portique, un attroupement silencieux. On entendait une voix qui pa­raissait juvénile et, quand elle se tut, de longs applaudissements éclatèrent. En m’approchant, j'entendais le bruit de pièces tombant et roulant sur les dalles tandis que la foule se dispersait. Arrivé sous le portique, maintenant presque dé­sert, je vis le jeune orateur, à peu près de mon âge, me sembla‑t‑il, occupé à ra­masser le joli pécule qu'il venait de gagner. Il s'était, sans doute par provoca­tion, vêtu du tribonion, le petit manteau d'étoffe grossière des anciens Spartiates, devenu au fil des siècles celui des philosophes, qui, comme vous le savez, se portait généralement sans tunique, à même la peau ; mais le jeune homme ne portait ni la besace ni le bâton des philosophes. Il était très rare de voir chez nous, comme partout ailleurs, je crois, un de ces prêcheurs cyniques qui ont pratiquement disparu aujourd'hui, surtout depuis que Valens, dans sa folie sanguinaire, a en­trepris de faire la chasse aux "philosophes", y compris à ceux qui se contenten­taient d'en arborer le costume; on était moins habitué à voir ce costume dans notre ville, que les robes de bure. Je m’approchai du jeune homme, bien qu’ il me pa­rût méfiant. Il semblait. intelligent. Je lui trouvai l'air extraordinairement sé­rieux, mais aussi, à tort ou à raison, quelque peu exalté. J'appris qu'il se nom­mait Hiéron, qu'il venait de Lycopolis en Thébaïde ("la ville du divin Plotin", me dit‑il) et qu'il allait étudier à Alexandrie. Comme il n'avait que de maigres res­sources, il s'était constitué un petit répertoire de "diatribes" qu’il déclamait dans toutes les villes où il passait. Je l'amenai chez moi où il resta plusieurs jours : nous les passâmes en promenades et en conversations. J'eus la surprise de découvrir que, fidèle à l'enseignement du platonicien Porphyre, il pratiquait un régime végétarien très strict.

Hiéron avait de l'ambition. Plus tard, il ferait carrière dans les charges publiques. Il n'ignorait pas que ce serait difficile car, comme il me l'expliqua dans le langage usité du temps de Julien et auquel je n'étais pas habitué, il é­tait "Hellène" et l’Empire, hélas, était livré aux "Galiléens impies". Mais il y arriverait. Et il me cita l'exemple d'un de ses cousins d'Ascalon, ville d'où sa mère était originaire, qui avait été l'élève de Libanios d'Antioche. Libanios, me dit‑il, avait souvent réussi à faire attribuer des postes importants à ses élèves, même Hellènes. Hiéron, lui, quoique sa famille fût assez modeste, comptait faire de solides études à Alexandrie : il s'inscrirait chez le rhéteur Claudien, un des frè­res "du grand Maxime d'Ephèse". Il comptait aussi suivre les leçons philosophiques de "la divine Hypatie".

Ce qu'il me disait là m'intéressait au plus haut point car, si je voulais plus tard enseigner, je devais commencer par étudier, je le savais. Mais je dus lui avouer mon ignorance : je ne connaissais pas plus le grand Maxime d'Ephèse que le rhéteur Claudien ou la divine Hypatie. Ni d'ailleurs le divin Plotin, son compatri­ote de Lycopolïs.

Hiéron entreprit donc de m'instruire : j'appris que le grand Julien, quand il émergea enfin des ténèbres où l'avaient plongé les Galiléens et voulut connaître les Dieux qui gouvernent notre monde inférieur, s'était adressé au philosophe pla­tonicien Maxime d'Ephèse. Cet homme accomplissait des prodiges dont le bruit était parvenu jusqu'à ses oreilles : ses disciples n'avaient‑ils pas vu un jour, dans un sanctuaire d'Hécate, la statue de la nocture déesse s'animer à sa voix, un sourire éclairer son visage et s'allumer la torche qu'elle portait en main ? Plus tard, de­venu Empereur, Julien avait interrompu une séance du Sénat de Constantinople pour aller accueillir et saluer Maxime qu'il avait appelé auprès de lui. Le théurge l'a­vait accompagné partout pendant son court règne et il était à son chevet quand il mourut, blessé par un javelot dont Hiéron ne doutait pas un instant qu'il fût parti d'une main galiléenne. Plus tard, Maxime avait été victime de l'odieuse chasse aux Hellènes qui avait suivi la mort de l'Empereur. Soumis à la torture au point d'a­voir demandé à sa femme, qui se tenait près de lui, d'aller lui chercher du poison, (mais elle s'empoisonna la première), il avait été remis en liberté par un gouver­neur de la province d'Asie un peu plus humain que les autres. Mais peu après, il a­vait eu le malheur d'interpréter un oracle qui annonçait à la fois sa propre mort et celle de Valens, lequel, avait‑il prophétisé, « n’aurait même pas un tombeau ». Arrêté, accusé de magie, comme tant d'autres,, il avait été mis à mort : ainsi s’ ac­complissait la première partie de l'oracle; l'autre devait se réaliser quelques an­nées plus tard à la bataille d'Andrinople.

Maxime avait deux frères : l'un deux, rhéteur à Smyrne, était devenu comme lui un collaborateur de Julien, l'autre, Claudien s 'était établi à Alexandrie où il enseignait la rhétorique. C'est chez ce maître que Hiéron comptait étudier.

‑ Peut‑être t'y rejoindrai‑je dans quelque temps, lui dis‑je, si m'on père m’y au­torise.

J'avais exprimé tout haut cette idée au moment où elle me venait, sans a­voir pris le temps d'y réfléchir. Elle sembla réjouir Hiéron. A Alexandrie, il lo­gerait, me dit‑il, chez Olympios, un prêtre du Serapeion que son père connaissait.

‑ Parle‑moi, lui dis‑je, de la divine Hypatie.

Hypatie, selon Hiéron, était une véritable incarnation d'Athéna. Fille d'un des maîtres les plus éminents du Musée d’Alexandrie, elle était comme lui géomètre et astronome, et avait composé plusieurs traités mathématiques fort savants. Elle aurait donc pu, comme Platon, écrire sur sa porte : « Nul n'entre ici s'il n'est géomètre ». Car elle était platonicienne et enseignait la doctrine du divin maitre et de ses modernes successeurs. « Je crois même, ajouta Hiéron, qu'elle a suivi à Athè­nes les cours de l'illustre Plutarque. »

Les connaissances "helléniques" de mon nouvel ami étaient singulièrement plus étendues que les miennes. Je le lui dis, ajoutant que, dans ma ville, hormis les leçons de mon excellent maître Diogène, je n'avais pour m’instruire que les homélies dominicales de l'évêque et les rabachages des moines.

- Toute la Thébaide, dit Hiéron, que dis‑je!, toute l'Egypte, en est infestée.

Une rage froide le soulevait. Il ajouta :

‑ Une race odieuse : des pourceaux, des goinfres, des brutes ignorantes, et qui veulent imposer leur ignorance au monde entier... Ils ne savent que démolir les temples des Dieux et enfouir à leur place les ossements de criminels condamnés pour athéisme. Quelle époque ! Constantin a livré l'Empire à ces adorateurs de cadavres. Ils commencent par détruire les temples, mais ils ne s'arrêteront pas là : après, viendront les théâtres, les stades, les gymnases, les thermes, les écoles, les li­vres... Ils ont déjà commencé. Je te le dis : les Huns, les Vandales et les Goths sont moins dangereux !

Nous étions, ce jour‑là, partis vers le Nil, en suivant les chemins, enco­re pleins de flaques d'eau, sous les palmiers. Derrière les haies de roseaux, des bêtes à faces humaines fouillaient la boue, rivées à leur araire que tirait un boeuf efflanqué. Au bout de plusieurs heures de marche, nous parvînmes au bord de l'immense fleuve mystérieux dont nul mortel n'a jamais atteint les sources. Nous étions en octobre, je crois. Le Nil venait seulement de rentrer dans son lit, après avoir, comme tous les ans, inondé la vallée de ses eaux bienfaisantes. Sur l'autre berge, très loin, on distinguait à peine les silhouettes des hommes et des femmes, des chameaux, des attelages. L'eau rougeâtre coulait rapidement vers le Nord. Elle emportait des felouques à voiles triangulaires qui descendaient vers le Delta, vers Alexandrie. Au‑delà, il y avait la mer violette, Constantinople, Rome, les sept merveilles du monde, les colonnes d'Héraclès, l'Océan... Je rêvais à Alexandrie, à ses foules, à ses merveilles, à la divine Hypatie, et aux milliers d'autres femmes de cette grouillante métropole. Je le dis à Hiéron qui eut une moue de dédain :

‑ La philosophie, me dit‑il, consiste à libérer la flamme divine emprisonnée dans notre enveloppe mortelle. Il est honteux de s'attacher à d'autres corps comme le nôtre.

A ce compte, lui répondis‑je, les Dieux et les Déesses chantés par les poè­tes, n'étaient guère philosophes. Mais Hiéron me rétorqua que les mythes avaient toujours un sens supérieur caché : les prendre au pied de la lettre était enfantin. C'est ce que m'avait déjà soufflé à demi‑mots Diogène, et je n'en fus que davantage convaincu de mon ignorance. Le fleuve coulait, les felouques glissaient... Quand nous arrivâmes aux portes de la ville, ce soir‑là, les constellations commençaient à s'allumer une à une, tandis que l'énorme brasier du soleil achevait de s'étein­dre derrière les falaises de l'Ouest. Quelques jours après, une felouque emmena Hiéron.

Je ressentis une accablante solitude et je n'eus dès lors qu'une idée en tête : partir à Alexandrie. Ce n'est pas mon père que j'eus le plus de mal à con­vaincre : il éprouvait même une certaine vanité à l'idée que l'un de ses fils se­rait un jour un maître connu et mon départ pour la grande ville, les hautes études que je devais y faire, lui vaudraient un surcroit de considération et de prestige à Oxyrhynque. Il n’ en fut pas de même pour mon frère, un grand garçon qui se van­tait de son inculture et avec lequel, pour cette raison, j'avais peu d'affinités. Ce n'est pas tant le prix que coûteraient mes études et donc le traitement de fa­veur que mon père allait faire pour moi qui l'indisposaient : c'était surtout la perspective de devoir assumer seul, plus tard, les "liturgies" ruineuses auxquelle était soumis notre père. Pour le fléchir, je n'hésitai pas à renoncer en sa faveur à ma part d'héritage : si fort était mon désir de m'instruire, si faible mon attachement aux biens matériels, si grande ma hâte de gagner Alexandrie, que ce sacrifi­ce ne me coûta guère et je ne l'ai, depuis, jamais regretté. Un an, approximative­ment, après le passage de Hiéron, je partis à mon tour pour la capitale de l'Egyp­te, muni d'une lettre de recommandation de Diogène destinée au rhéteur Claudien, qu’ il connaissait, et d ' une autre de mon père adressée à l’un de ses amis, Basilide d'Hermoupolis, chez qui je devais loger, et qui serait mon curateur.