30.6.05

Je te demande ton indulgence pour mon nouveau livre. J’hésite à en adres­ser un exemplaire à Synésios. Lui qui fut autrefois le plus fervent disciple de la divine Hypatie, "la" philosophe, comme on disait à Alexandrie et comme il di­sait lui‑même, me semble aujourd'hui passé avec armes et bagages dans le camp chrétien. J'en vois la preuve dans le fait qu'il ait accepté que l'évêque Théophile, le pire fanatique que la terre ait jamais porté, célèbre son mariage, comme tu me l'as toi‑même appris. Quand je l'avais rencontré ici, lors de son ambassade auprès de l'Empereur, il y a dix ans, il m'avait avoué qu'il « évoluait » : c'est le mot qu'il avait employé. Je lui avais donné une copie de mon Antée : il ne m’en a jamais re­parlé, quoiqu'il eût promis de le faire. J'ai jugé son silence réprobateur et c’est pourquoi j’hésite à le provoquer une nouvelle fois en lui faisant lire mes Dialogues des sages. Si je te les envoie à toi, c’est parce que je te crois capa­ble de supporter la lecture d'un ouvrage dont tu n'approuves pas le contenu, peut-­être même de le comprendre et de le juger équitablement.

Réjouis‑toi.


De Publius Abellius Sura, à Messine, à Eumène, à Chalcédoine.

Je commençais à m'ennuyer en Campanie. Je suis donc venu m'ennuyer en Si­cile, pour changer un peu. Ce qui me console, c'est que je m'ennuie moins que ma femme, qui ne cesse de se morfondre depuis trois ans que nous avons quitté Rome ; je crois qu'elle ne se remet toujours pas d'être séparée de son histrion, dont je crois t'avoir parlé, cet acteur dont elle s'était amourachée... Moi, c’est la Ville qui me manque. Je ne regrette guère les séances du Sénat, mais je trouve manque des longues conversations que tu aimais, les soirs d'été, dans les jardins du Janicule, et même de ces soirées que tu appelais d'un ton mé­prisant mes "orgies", et dont on a du mal à se passer quand on en a pris l'habitu­de. Ici le paysage est toujours aussi beau. Je me fais parfois porter, le soir, le long de la côte, sur le chemin de Taormine, mais j'ai l'impression d'être secoué comme un sac de noix et je rentre généralement fourbu. Je dois vieillir.

Tu apprendras peut-être avec intérêt que je me suis distrait un moment avec une femme que tu connais bien. Tu n’as pas deviné ? Achantia, bien sûr ! Ce n’est plus un tendron mais elle reste très belle : le corps de Diane et le visage de Junon. Elle nous a suivis jusqu'ici : ma femme ne peut se passer d'elle. Mais elle m'a vexé : figure‑toi qu'elle a osé me dire que tu avais été pour elle un meilleur amant que moi ! Rien d'étonnant : il y a bientôt quinze ans de cela, je pense, et tu es beaucoup plus jeune que moi. De plus, je lui ai révélé qu'à l'é­poque tu recherchais avec elle l'illusion d'être avec une autre, ce qui devait te donner des forces et de l'imagination. Elle ne le savait pas et m'a paru contra­riée. Bref, elle a gardé un très bon souvenir de toi...

Ah, mon cher Eumène, quelle époque vivons‑nous, comme aurait dit Cicéron ! L'Empire, du moins le nôtre, l’Occident, n'existe presque plus : c'est la solda­tesque barbare qui y fait la loi. Je m'étais réjoui, tu t'en souviens, quand Ho­norius, il y a deux ans, avait enfin osé se débarrasser du Vandale Stilicon. Mal m'en a pris : nous voici livrés aux Goths. C'est pire. Je t'ai raconté que cette brute d'Alaric avait osé venir assiéger Rome et qu'il avait fallu acheter son dé­part en mettant à contribution les sénateurs (j'ai payé d'autant plus cher que je n'étais pas sur place) et en dépouillant les temples, Capitole compris, des der­nières oeuvres d'art qui s'y trouvaient encore. Cinq mille livres d'or, trente mille d'argent, des milliers de vêtements de soie, des peaux teintées de pourpre : c'est ce que les anciens maîtres du monde, réduits à la famine, ont dû payer pour qu'une meute de loups enragés veuillent bien consentir à dégager leur ville

Mais nous n'avions encore rien vu. Car depuis, Alaric est retourné assié­ger Rome ! Il se plaignait à nouveau, je ne sais de quoi. Il a commencé par met­tre la main sur tout le blé entreposé à Ostie pour le ravitaillement de la Ville, et les anciens maîtres du monde ont vu le moment où ils allaient devoir recommen­cer à se dévorer entre eux, comme la dernière fois : ils se sont donc empressés de capituler sans condition : un "Empereur", choisi par le Goth, a été investi par le Sénat, un certain Attale, le Préfet de la Ville. Comme ces Barbares sont Chrétiens, Attale s'est dépêché de se faire baptiser. Et comme ils sont ariens, il s'est fait baptiser selon le rite "hérétique" de ses maîtres. Alaric, comme tu vois, n'a pas de souci à se faire sur la loyauté de son fantoche.

Nous voilà donc avec deux usurpateurs sur les bras. Car il y avait déjà celui qui répond au nom ronflant de Constantin et qui « régne » en Gaule. Et même en Espagne où il a délégué son fils avec le titre de "César", lui‑même étant "Augus­te", comme il se doit. Après Constantin en Gaule, voilà donc maintenant Attale en Italie. Ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est qu'Héraclien, à son tour, ne se soit pas encore proclamé empereur dans cette Afrique dont il est commandant mi­litaire. Aux dernières nouvelles, il resterait fidèle à Honorius : par les temps qui courent, c'est méritoire.

Quand tu étais parmi nous, tu te désolais, je m'en souviens, de voir que Rome n'était même plus la capitale de l'Empire d 'Occident : c'était alors à Milan que résidait l'Empereur, quand il y en avait un, quelquefois même à Trèves, dans les brumes du Nord. Eh bien, aujourd'hui, c'est à Ravenne. Ravenne ! On s'y fait dévorer par les moustiques, mais l'on y est protégé par les marécages qui entou­rent la ville de tous côtés. Voilà notre nouvelle capitale ! C'est là que se ter­rent Honorius, sa "cour" ou ce qu'il en reste, son "Préfet du prétoire" qui ne com­mande plus à personne, ses "généraux" qui n'ont plus un soldat sous leurs ordres.. Nous en sommes là. L'Empire en est là ! Honorius n'a plus pour lui que sa légitimité. Il est le fils de son père : c'est tout ce qui lui reste. Je te prédis qu'on ne va pas tarder à voir le légitime s'entendre avec un des usurpateurs contre l'autre. Le plus dangereux étant le plus proche, je parie pour une alliance d'Ho­norius avec Constantin contre Attale, plutôt que pour l'inverse.

J'admire la stabilité qui règne chez vous, en Orient. Ici, c’est à une véritable déliquescence que nous assistons. Contrairement à vous, nous ne nous som­mes pas, nous, débarrassés à temps des loups enragés. Tu m'as dit que votre Arca­dios était aussi débile que notre Honorius : du moins y‑a‑t‑il eu, autour de lui, des hommes qui ont été capables de comprendre le danger et qui ont pris au bon mo­ment les mesures nécessaires. La manière dont ils ont éliminé Gaïnas, Tribigild, Fravitta et leurs hordes, est exemplaire. Ici, depuis la disparition de Théodose, c'est un Vandale que nous avons eu pour maître. Un Vandale ! Alors, pourquoi pas maintenant un Goth ?

L'avenir me semble sombre : un jour viendra où ces gueux ne jugeront même plus nécessaire de se dissimuler derrière un fantoche : ils fonderont ouvertement des Etats barbares et les anciens maîtres du monde seront leurs esclaves. Au train où vont les choses, nous n'en avons plus pour longtemps, et parfois je me dis que mon fils Caïus, ton ancien élève, risque d'être un jour au service du successeur d'Alaric ! Il ne restera plus alors que l'Orient et la "nouvelle Rome", comme di­sait Constantin, la capitale chrétienne. Le monde sera donc livré aux évêques et aux moines. Les Chrétiens et les Barbares : voilà l'avenir qui nous attend. Cela revient d'ailleurs au même : les Barbares sont Chrétiens, même s'ils le sont à leur manière, et les Chrétiens sont les pires des Barbares. Tu me l'as souvent dit toi‑même : les Chrétiens fermeront les écoles, les théâtres et les gymnases, comme ils ont fermé les Temples. Ils brûleront les livres, comme ils ont brisé les statues. On perdra jusqu’au souvenir d’Homère. Une nuit noire s’étendra sur le monde entier. Nous n’aurons plus pour toute culture que des sermons et des can­tiques. Et les chants des Barbares... Ah, Eumène, où pourrons‑nous alors nous ré­fugier ?


D’Eumène, à Chalcédoine, à Archias, à Alexandrie.

Je me surprends de plus, en plus souvent à penser à l'idée de Pylémène et de Zénon qui, sur le moment, m'avait paru si saugrenue. Revivre une seconde fois ma vie, faire revivre aussi tous les lieux où je suis passé, tous les êtres que j'y ai connus, tous les événements qui s'y sont produits, cela me tente. Il m'ar­rive de m’acharner, des heures durant, à reconstituer un fragment de mon adolescence, de ma jeunesse, à tenter d'harmoniser les dates, de reconstruire mon his­toire et de la mettre en concordance avec celle du vaste monde. Chose surprenante je retrouve parfois, intacte, avec une précision dont je ne cesse de m'étonner, telle image lointaine, tel détail insignifiant dont je n'ai que faire : le dessin et la nuance de la voile triangulaire d'une felouque fuyant sur l'eau boueuse du Nil, une ombre tragique sur le fronton d'un temple de Rome un certain jour de septembre ... Et j'ai le plus grand mal à reconstituer l'ensemble. J'ai surtout les plus grandes difficultés à faire concorder mon histoire personnelle et l'Histoire tout court. Ma mère était‑elle déjà morte au moment du désastre d'Andrinople ? Eutrope avait‑il déjà été chassé du pouvoir quand j'ai retrouvé pour la première fois Synésios à Chalcédoine ? Depuis combien de temps étais‑je à Rome quand a eu lieu la bataille de la Rivière Froide ? Il y a trois jours, j'ai marché longtemps le long du Bosphore, jusqu'au‑delà de Chrysopolis, en essayant de débrouiller ces écheveaux et d'en faire deux fils bien droits, bien parallèles, avec des repères bien marqués. Il m'arrive même de dicter à Paeonide quelques bribes de ce futur récit : à peine ai-je fini l’une d’elles que je songe déjà à un autre épisode. Je passe ainsi d’Alexandrie à Constantinople, d’Oxyrhynque à Rome, de Chalcédoine à Delphes, des « mystiques festins » de la Divine, comme disait Synésios, aux soirées du Janicule, de la destruction du Serapeion à l'exil de Jean Chrysostome... Ce livre, oui, je crois bien que je l'ai déjà commencé.

Mais parfois je suis saisi d'une sorte de stupeur : voilà que ma vie est là, derrière moi, figée, définitive, comme cet étrange coquillage rejeté par la mer que j'ai trouvé, l'autre jour, sur les bords de la Propontide, que j'ai pris entre mes doigts et que j'ai regardé avec tant d'étonnement parce que je n'avais jamais rien vu de semblable. Ces événements que je m’ apprête à raconter, c’est ma vie. Ce personnage dont je parle, c’est moi. C’est cela que j’ai fait et pas autre chose. Ce sont ces livres‑là que j'ai écrits, et pas d'autres livres. C’est Eumè­ne que je suis et pas un autre. Pourquoi ? Comment suis‑je devenu qui je suis ? C'est la question que se posait déjà Marc‑Aurèle et, comme lui, je m’interroge : le hasard ? la providence ? les astres ? J'ai rarement consulté les astrologues, chaldéens ou autres, et jamais sur mon propre destin : je me demande au fond si je ne crains pas qu'ils ne me disent la vérité. Pourtant ce livre, si je l'écris, je voudrais qu'il me serve à mieux me comprendre moi‑même. C'était le précepte de Socrate et, après tout, le Dieu de Delphes avait permis qu'on inscrivît cette ma­xime sur le mur de son temple.

Je sais qu’ une telle entreprise n’a de sens que si l’on dit la vérité. Je la dirai... Cela me condamne donc, une fois de plus, à écrire un livre confidentiel que je ne lirai qu'à quelques auditeurs bienveillants et discrets, que j'enverrai à quelques amis surs, mais que je ne publierai pas. Notre triste époque me l’in­terdit. La vérité... Elle est pleine de dangers, aujourdhui, mais parfois elle me paraît aussi plus insaisissable que Protée. Qui suis‑je ? Quel est mon véritable moi ? Quand suis‑je "vrai" ? Le discours d'un pieux Chrétien, qu'il soit naïf ou savant, me fait hausser les épaules; mais celui, sommaire et parfois débile, d'un Hellène fanatique, me donnerait presque envie de prendre la défense d'une religion à laquelle, pourtant, je ne crois pas. Tant de fois j'ai essayé de faire la lu­mière en moi‑même, sur moi‑même ! Essayer encore une fois ? Malgré les risques d'échec, je sais bien que mon livre n'aura de sens qu'à cette condition.

Que ma vie, soudain, au moment où j 'entreprends de la raconter, me paraît pauvre et sans relief ! Je ne suis qu'un obscur sophiste dont l’Histoire, sauf miracle, ne retiendra pas même le nom. J'envie Alexandre, quelquefois même Alcibia­de. J'envie Achille, mais plus encore Homère.. Sophocle plus qu'Oedipe, Platon plus que Socrate, tous ceux dont les noms, grâce à leurs écrits, ont traversé les siècles. Cette immortalité‑là, il se pourrait bien que ce soit la seule à laquelle je croie encore. En être privé, c'est la pire frustration que j'éprouve et si je hais mon époque, c'est avant tout parce qu'elle m’inflige cette frustration‑là.

Je n'oublie pas la grande et belle Alexandrie. Salue de ma part tous ceux qui, là‑bas, se souviennent encore de moi.


D’Eumène, à Chalcédoine, à Publius Abellius Sura, à Messine.

Que te dirai‑je de ta lettre ? Je suis d’autant plus tenté de contester ce que tu m’écris que tu dis parfois ce que je pense moi‑même. Crois‑tu que je cultive le paradoxe ? Ou que je sois victime de la déformation professionnelle du sophiste habitué à ne jamais exprimer le pour sans envisager le contre ? C'est pire : je ne crois plus beaucoup à la vérité; j'éprouve une instinctive méfiance pour toutes les convictions. Notre horrible époque m’a montré à quelles extrémi­tés elles conduisent. Aussi, quand j'entends une thèse s'exprimer, fût‑ce une thèse à laquelle a priori j'adhère, j'en mesure aussitôt les faiblesses et les dangers.

A propos des Barbares, par exemple, tu me sembles oublier que s'ils sont chez nous aujourd'hui, c'est parce que nous leur avons ouvert la porte hier. Qui les a installés parmi nous, sinon nous‑mêmes ? Qui leur a donné deux provinces et les a massivement enrôlés dans nos légions, après le désastre d'Andrinople, sinon le très romain Théodose ? Qui commandait les troupes impériales sous les ordres du très chrétien Théodose, à la Rivière Froide, sinon Gaïnas, Alaric et Stilicon? Il en allait d'ailleurs de même du côté des Hellènes, puisque les troupes d'Eugè­ne étaient conmandées par le Franc Arbogast. Et dans les deux camps, la piétaille était pour l'essentiel composée de Barbares. Tu me parles une fois de plus avec mépris de Stilicon, mais je te rappelle que c'est Théodose qui, sur son lit de mort, lui a confié la charge de l'Occident, et sans doute même de tout l'Empire. Pouvait‑il d'ailleurs mesurer sa confiance à un homme qui, par alliance, était son neveu, avant que le prince impérial, Honorius, héritier de l'Occident, ne de­vînt son gendre ?

Si notre armée est aujourd'hui barbare, (et depuis fort longtemps, car il y a des siècles que nous les enrôlons, parfois par tribus entières, dans nos légions), c'est que nos cités ne sont plus capables de recruter des combattants romains : cela, tu le sais aussi bien que moi. J'admets que faire combattre pour nous nos ennemis comportait des risques. Mais avions‑nous un autre choix ? Qu'au­rais‑tu fait, toi, Sura, à la place de Théodose, au lendemain d'Andrinople ? J'ai entendu ici mon ami Synésios réclamer à cor et à cris l'élimination de Gaïnas. Mais sais‑tu qui nous avons trouvé pour combattre Gaïnas ? Un Goth comme lui, Fravitta ! Et sais‑tu qui Synésios réclamait pour remplacer les Goths ? Tu ne le devinerais pas : les Huns ! Ces mêmes Huns qui viennent, tout récemment encore, d'envahir la Thrace et dont il a fallu à prix d'or acheter le départ.

Tu me dis qu'ici nous nous sommes débarrassés des Barbares. Disons plutôt que nos dirigeants ont détourné vers vous le plus dangereux de tous : Alaric. De­puis l’éliminatîon de Gaïnas, je reconnais que nous avons eu de la chance : nous n’avons pas subi sur nos frontières du Nord un déferlement comparable à celui qui a submergé la Gaule il y a deux ans. Et à l’est, les Perses nous ont laissés en paix. Heureusement pour nous ! Car je me demande bien qui nous aurions pu trouver pour nous défendre.

As‑tu jamais cru que nous pourrions rester toujours barricadés en toute sécurité derrière ce que vous appelez notre limes, entourés de tous côtés par des peuplades misérables ? As‑tu jamais pensé que les « loups enragés », comme tu les appelles, et qui étaient surtout affamés, continueraient indéfiniment à camper sur les bords du Rhin et du Danube en contemplant de loin nos ripailles ? Il était prévisible qu'un jour ils franchiraient ces fleuves. Ils n'avaient d'ailleurs qu'à suivre notre exemple. Car enfin Trajan l'avait bien franchi, lui aussi, le Danube, pour aller mettre la main sur l’or des Daces. Et pourquoi l’Egypte, la Syrie et toute l’Asie mineure sont‑elles devenues grecques, puis romaines, sinon parce qu'Alexandre, puis Pompée, les ont conquises par les armes ? Moi qui te par­le, Eumène d'Oxyrhynque, je ne suis pas Egyptien, mais Grec, et si je suis né enEgypte, c'est parce que mes ancêtres s'y sont installés, il y a bien longtemps, à la suite des conquêtes d'Alexandre et des Diadoques, de même que les ancêtres de Synésios, qui se flatte de son ascendance spartiate , sont allés s'installer en Libye, comme les Mégariens se sont installés à Chalcédoine et à Byzance bien des siècles avant Constantin. Chez vous, les Gaulois étaient considérés comme les plus arriérés des Barbares avant que César n'en fît des Romains par le fer et par le feu. C'est parce que Scipion "l'Africain" l'a conquise que l'Afrique fait par­tie de l’Empire. C'est parce que Marius les a vaincus que les Numides sont devenus Romains. Et il fut un temps où les ancêtres de Théodose. les Ibères. étaient des Barbares. J'ai lu à Delphes une très antique inscription des Grecs de Tarente célébrant leurs victoires sur les "Barbares" de l’talie du Sud. Eh oui ! Tes an­cêtres étaient des Barbares aux yeux des miens, il y a huit ou neuf siècles ! Ce que nous appelons l’Empire, n'est après tout que le résultat de nos "invasions" puis des vôtres.

Et tous ces anciens barbares sont souvent devenus d'excellents Grecs et de parfaits Romains. La langue maternelle de Lucien était le syriaque : son grec n'en est pas moins cité aujourd'hui dans toutes nos écoles comme un modèle d'atticisme. Porphyre, le plus platonicien de nos philosophes, était de Tyr et son véritable nom était Malchos. Plus près de nous, l'impératrice Eudoxie, pour laquelle je n'avais d'ailleurs aucune sympathie, était, malgré son beau nom grec, la fille d'un chef barbare, d'origine franque, nommé Bauto : Gaïnas n’a pas trouvé d'ad­versaire plus farouche cette femme qui avait le même sang que lui et qui s'est voulue plus "romaine" que son mari. Quant à Stilicon, dois‑je te rappeler qu'il a passé sa vie à guerroyer contre Alaric, qu'il l'a plusieurs fois vaincu et, une fois au moins, écrasé, comme il avait écrasé Radagaise, qui était encore plus re­doutable que lui ? Je voudrais bien savoir si Honorius et ceux qui l'entourent aujourd'hui à Ravenne, ne se repentent pas d'avoir fait ou laissé massacrer leur meilleur défenseur.

Tu admires, me dis‑tu, la stabilité de l'Empire d'Orient. Dans l'immédiat, je te l'ai déjà dit, nous avons la chance que le calme règne, tant bien que mal, sur nos frontières. Faute de quoi, nous connaîtrions le même sort que le vôtre. Et qui sait si nous ne le connaîtrons pas un jour ? Qui sait si Alaric ou ses successeurs ne constitueront pas en Occident un ou plusieurs empires qui pourront devenir redoutables pour nous ? Et surtout, nous ne connaissons jusqu'ici que les Barbares descendus, comme tu dis, "des forêts du Nord". Qui te dit qu'il ne vien­dra pas un jour d'au‑delà des déserts du Sud, des hordes faméliques dont les Ausuriens qui, en ce‑moment, ravagent la Cyrénalque au grand désespoir de Synésios, ne sont que l'avant‑garde ? Ou d'autres dont nous n'avons même pas idée! Et vers l'Est! Que savons-nous de ces « Scythes orientaux » que personne n’a jamais vus mais avec lesquels nous commerçons puisque ce sont eux qui fabriquent la soie que les riches Romaines apprécient tant ? Que se passerait-il si ces masses humaines se ruaient sur nous ? Quelles troupes trouverions-nous à leur opposer ? Pour ma part, je te l’avoue, je n’exclus pas qu’un jour, Alexandrie, Antioche, et, pourquoi pas ?, Constantinople, ne succombent. Notre civilisation peut disparaître comme a disparu celle des anciens Egyptiens ou celle des Babyloniens.

Notre civilisation... Tu dis que les Barbares de l'intérieur, « les évêques et les moines », ont déjà commencé à la détruire. C'est vrai. Je crains même que ce ne soit qu’un début : heureux seront nos descendants s'ils ne les voient pas se transformer en juges et peut‑être en bourreaux. Mais notre civilisation, notre culture, nous sommes coupables de l'avoir laissé se dégrader, reconnaissons-le. Que valent nos pantomimes comparées aux tragédies d'Eschyle ? Ou trouver au­jourd'hui un Thucydide, un Démosthène ? Les compétitions des anciens jeux panhel­léniques ont été remplacées par les répugnantes boucheries de vos amphithéâtres que je reproche pas à Honorius d'avoir interdites. Le stade d'Olympie, ceux de Delphes et de l'Isthme n'accueillaient déjà plus beaucoup de spectateurs quand les Chrétiens les ont fermés.

Qu'est devenue notre philosophie ? Tu sais que cette idée me tient d'autant plus à coeur que je ne suis pas philosophe. J'ai écrit sur ce sujet un nouvel ouvrage dont je t'adresserai un exemplaire quand mon Paeonide aura fini de le recopier, où je reprends la plupart des idées de cet Antée que j'avais écrit chez toi. J'y ai adopté la fiction de Lucien : les dialogues des morts. J'ai imaginé les dialogues que pourraient avoir aux Enfers les grands philosophes d'autrefois et nos platoniciens d'aujourd'hui, les anciens faisant évidemment reproche aux modernes d'avoir, comme je le disais dans mon Antée, déserté la terre pour le ciel et donc d' avoir trahi la mission de la philosophie... Je crois, hélas, que les Chrétiens ne font que porter le coup final à une culture qui n'était déjà plus que l'ombre d'elle‑même.

Tu m’ écris : « Nous n’ aurons bientôt plus pour toute culture que des ser­mons et des cantiques ». Je le crains autant que toi. Et pourtant, comment te di­re ? J'ai du mal à croire que les générations futures puissent indéfiniment se contenter de cantiques et de sermons. Je doute qu'il soit possible d'étouffer du­rablement l'esprit humain comme on éteint la flamme d’une lampe. Qui te dit qu’un jour d'autres cultures ne naîtront pas, différentes de la nôtre peut‑être, et que nous ne pouvons même pas imaginer ? "On perdra, me dis‑tu, jusqu'au souvenir d'Ho­mère". Peut‑être. Mais qui te dit qu'un jour on ne retrouvera pas ce souvenir ? Notre civilisation peut renaître. Ne me demande ni où ni quand ni comment : je n’en ai évidemment aucune idée. Je pense seulement qu’il ne faut jamais insulter l’avenir.

Nous manquons d’imagination. Au pire moment de vos guerres civiles, votre Virgile annonçait magnifiquement le retour de l'âge d'or. Aujourd'hui nous avons le nez tout contre notre déplorable époque. Nous sommes incapables d'élever les yeux au‑delà du triste mur qui nous bouche la vue. Nous avons une vision courte de l'Histoire, comme du Monde. Je contemple parfois la carte qu'a établie Eratos­thène : cette grande île, étirée, tout en longueur, que nous appelons la "terre habitée", est‑ce vraiment l'image de notre monde ? Eratosthène assurait que, si l'océan n'était pas si vaste, il serait parfaitement possible d'aller par mer d'I­bérie jusqu'en Inde. Mais Strabon, dont je finirai par connaître le livre par coeur tant la connaissance du Monde me passionne, objecte qu'entre l'Ibérie et l'Inde, le navigateur d'Eratosthène aurait les plus grandes chances de buter sur d'au­tres terres habitées semblables à la nôtre, parce que situées, comme la nôtre, dans la zône tempérée. Ces terres ignorées. comme l'avenir que nous ne connaîtrons pas, j’y rêve souvent : existent‑elles ? Quels sont les êtres qui les habitent ? L'aventure sera‑t‑elle tentée un jour ? Pourquoi ne l'a‑t‑elle jamais été, même par cet intrépide Pythéas de Marseille que Strabon, à mon avis, a grand tort de mépriser ?

Au milieu de la "terre habitée" d'Eratosthène, je regarde ce petit lac que nous appelons la "mer intérieure", prolongée par le Pont‑Euxin. Je n'en suis jamais sorti et pourtant j'estime faire partie des hommes de notre époque qui ont passablement voyagé. Plus le temps passe et plus je me désespère de tout ignorer de ce qui se passe au‑delà du pourtour de ce lac et, comme toi, je n’ exclus pas de chercher refuge un jour quelque part, très loin, sous d'autres cieux, si vrai­ment la nuit noire que tu prévois s'étend sur tout l’Empire.

Pour l'instant, c'est au‑dessus de ma tête que s'amoncellent les nuages. ­Zénon, le Sénateur de Constantinople dont je t'ai plusieurs fois parlé, m'a con­firmé qu'en haut lieu on a l'œil sur moi. J'ai commencé à me faire repérer quand j'ai inauguré la série de mes Discours publics : mes éloges du passé sont apparus pour ce qu'ils étaient, des critiques à peine déguisées du temps présent. Depuis, j'ai eu l'audace d'aller transmettre aux membres les plus éminents du Consistoire impérial les revendications de la populace qui avait envahi les rues parce qu'elle avait faim. C'en était trop et je risque le pire.

Il n'y a pas longtemps, ici même, à Constantinople, la ville la plus poli­cée du Monde, a eu lieu le procès et le supplice d'un pauvre diable de philosophe alexandrin, nommé Hiéroclès, auteur de savants ouvrages et en particulier d'un commentaire des Vers dorés du divin Pythagore. Hiéroclès était un Hellène impénitent, bien sûr; il a donc été trainé devant les tribunaux et condamné à la flagellation. ()n m'a raconté que ce malheureux, dont plusieurs veines avaient écla­té sous les coups de lanières, eut le courage de recueillir un peu de sang dans le creux de sa main et de s'avancer vers le juge, main tendue, en citant Ulysse :

Cyclope, un coup de vin vin

Sur les viandes humaines que tu viens de manger

Hein, qu'en dis‑tu ? Cela ne manque pas d'allure, ne trouves‑tu pas ? Après quoi, Hié­roclès a été banni et renvoyé dans son Alexandrie natale. Il y a des fois où je me persuade que je suis promis, tôt ou tard, au même sort.

Je crois t'avoir dit que j'ai perdu l'an dernier, dans des circonstances tragiques, la femme qui partageait ma vie et le jeune fils qu'elle m'avait donné; je n'ai donc pas le coeur de te parler de tes amours. Mais je t'autorise à dire à Achantia que je suis flatté du bon souvenir qu'elle a gardé de moi.

"Réjouis‑toi", comme disaient nos anciens. Si du moins tu le peux.


D’Archias, à Alexandrie à Eumène, à Chalcédoine

J’ai à t'apprendre d'étonnantes nouvelles. Et d'abord celle‑ci, qui va te surprendre : ton ami Synésios de Cyrène qui fut, comme tu dis, « le meilleur dis­ciple de "LA" philosophe » c'est‑à‑dire de la bête noire des moines d'Egypte, a été élu (vas‑tu me croire ?) a été élu... évêque ! Parfaitement. Evêque d'une ville de sa Pentapole. Ne m'en demande pas plus : celui dont je tiens cette informa­tion, a été incapable de me rien dire de plus précis. Je crois seulement savoir que Synésios aurait refusé cette charge. Cela ne m'a pas surpris : après tout, il est marié et père de trois enfants.

Autre nouvelle : nous venons de voir arriver un nouveau Préfet Augustal. Un certain Oreste. Il est de Constantinople et, dit‑on, ne manque pas une occasion d'affirmer qu'il est Chrétien. Il précise même, paraît‑il, qu'il a été baptisé par l'évêque de la capitale, Atticos. Tu me diras que tu te moques des croyances du nouveau Préfet d'Egypte. Tu changeras d'opinion quand je t'aurai dit qu’Oreste, tout bon chrétien qu'il prétende être, est un admirateur de LA philosophe. Il ne dédaigne pas d'assister parfois à ses cours publics, ce qui n'a rien d'exception­nel : beaucoup de personnages en vue d'Alexandrie en font autant. Mais on ajoute­ qu'il sollicite aussi de la belle ‑ et obtient ‑ des cours privés. Je ne voudrais pas raviver ta jalousie, s'il est vrai, comme me l'avait dit Herculien, qui le tenait de Synésios, que tu en pinçais vraiment pour celle que tu appelles "la divi­ne". Mais je t’avertis que les entretiens qu'Hypatie accorde fréquemment à Ores­te font jaser. Les moines ne manquent pas de répandre le bruit qu'Hypatie, dont ils font, comme tu le sais, une chienne en chaleur, aurait réussi à la fois à as­souvir ses ardeurs insatiables et à perdre l'âme du Préfet ! Voilà le genre de potins qui font parler dans la deuxième ville de l'Empire

Encore une nouvelle qui t’attristera: la mort de notre maître, le rhéteur Claudien. Nous en avons souvent parlé : ce n'était pas, il est vrai, un homme de génie, mais il faisait bien son métier. Nous serions ingrats si nous ne reconnaissions pas que nous lui devons beaucoup. Je crois qu'il avait été très affecté par la mort, déjà ancienne, de son fils, le poète, que je n'aimais guère, tu t'en souviens, mais qui fut ton ami. Pour le reste, que te dirai‑je ? Certes je suis capable, conme tu me le dis, de «comprendre, voire de juger équitablement » tes Dialogues des sages . Je peux même, comme certains de tes amis de Constantinople dont tu me parles, appré­cier la "forme dont tu pares" des idées que je ne partage pas. J'irai jusqu'à t'avouer que certains de ces dialogues m'ont amusé, tout en me semblant riches de signification : je pense en particulier à celui où tu imagines la rencontre entre Archimède et Plotin. Mais il est vrai que je ne te suis pas dans ton évolution. Je reste, comme tu dis, un Juif croyant. Je me félicite que tu prennes maintenant tes distances aussi bien avec l'idolâtrie des Hellènes qu'avec les élucubrations des Chrétiens, mais je ne t'approuve pas de t'épuiser dans la poursuite d'une sci- ence qui n'est à mes yeux, comme le dit notre Livre, que "poursuite du vent".

Tu as cru bon de jouer les bons offices, un soir d'émeute, entre les représentants du pouvoir impérial et le peuple en révolte. Je te dirais bien, moi aussi, comme ton ami Zénon, que ton initiative risque de se retourner contre toi, quelles qu’aient été, ce jour‑là, les intentions d'Anthémios. Mais n'est‑ce pas là ce que tu recherches, au fond de toi‑même ? Tu approches, me dis‑tu, de l'ataraxie ? Je crois que tu te trompes et puisque tu veux te connaître toi‑même, je vais t'y ai­der : tu as le goût du martyre. Le plus beau cadeau que pourrait te faire le Palais, ce serait de te persécuter. J’ai relu tes Discours publics : je les admire et les approuve. Mais il est évident que ce sont des provocations. Il t'arrive d’ailleurs de le reconnaître. Je te le répète : tu recherches la persécution. Si tu l’obtenais, si ton aspiration secrète était enfin réalisée, quelle belle con­clusion ce serait, n’est‑ce pas, à l'Autobiographie que tu as entreprise !

Je ne sais si je dois te la souhaiter. Je crains malheureusement que ce ne soit point nécessaire et je serais plutôt tenté de te dire tout au contraire : sois prudent, prends garde à toi.


D’Eumène, à Chalcédoine, à Archias, à Alexandrie
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Tu seras le premier, et sans doute le seul, à recevoir mon Discours autobiographique . Je viens de le terminer. Tu constateras que je m’y adresse sou­vent à Pylémène et à Zénon. C’est que j’ai dédié cette oeuvre au Sénateur, puis­que c'est chez lui que l'idée m'en a été suggérée et que c'est finalement lui qui m'a décidé à l'écrire, et c'est devant les invités de Pylémène que je l'ai lu. La copie que je t'adresse est la première qu'ait terminée mon jeune tachygraphe Paeonide qui n'en fera d'ailleurs pas d'autre. Tu seras donc le premier à lire cette oeuvre.

Je crains, hélas, de l'avoir terminée trop tôt. Car je sais maintenant qu' un nouvel épisode dramatique de ma vie se prépare : il y a deux jours, en ren­trant chez moi, j'ai trouvé ma maison sens dessus dessous, les meubles renversés, les coffres éventrés. Dans un coin, Paeonide pleurait à petits sanglots. Dès qu'il m’a vu, il est venu vers moi et je me suis alors aperçu qu’il avait le visage tu­méfié : les sbires du consulaire de Bithynie avaient fait irruption chez moi dans la matinée. Ils voulaient voir mes livres. Sans doute cherchaient‑ils les livres interdits, ceux de Porphyre et de Julien en particulier, afin de me convaincre d’"hellénisme". Je ne les possède pas. Mais ils cherchaient aussi, et peut‑être surtout, mes livres de copies, celles de mes lettres et celles des livres confi­dentiels que j'ai écrits et dont quelque mouchard aura révélé l'existence... Ces brutes ont alors commencé à labourer de coups de poing le visage de Paeonide et, pour lui faire bien comprendre qu'ils ne plaisantaient pas, ils ont exhibé les instruments de torture. Quand le malheureux garçon a vu le chevalet, les brode­quins, les griffes et les pinces, il a craqué : il a livré les copies que les licteurs ont emportées. Paeonide s'en voulait de sa faiblesse et tremblait sans dou­te que je ne la lui reproche. Mais je l'ai rassuré : eût‑il subi la torture, y eût‑il même résisté, cela n'aurait pas empêché les soudards de fouiller la maison et de mettre la main sur ces livres de copies que je ne cachais nullement et qu'il n'était pas difficile de trouver.

Voilà. Toutes mes oeuvres, y compris celles, les plus importantes, qui n'étaient pas publiables, sont entre les mains de mes ennemis jurés; ils en sa­vent donc sur mon compte beaucoup plus qu 'il ne leur en faut pour me faire un procès en impiété. Je m’ y attends d'un jour à l'autre et, comme j’ai moins le goût de la persécution que tu ne le prétends, je ne m'en réjouis pas. Le pire peut‑ê­tre, à mes yeux, c'est que toutes ces oeuvres vont être détruites. Les chances sont donc plus minces qu'avant que ces productions de mon esprit me survivent et par conséquent que mon nom soit sauvé de l'oubli.

Je te demande de conserver précieusement les exemplaires de mon Antée et de mes Dialogue des sages , que je t’ai déjà adressés, ainsi que celui de l'Auto­biographie qui accompagne cette lettre : il était empaqueté, prêt pour l' expédi­tion, quand la perquisition a eu lieu, mais les sbires sont partis satisfaits a­vec mes copies et n'ont pas cherché autre chose. C'est cet exemplaire que j'ai u­tilisé, l'autre soir, pour ma lecture chez Pylémène. Mets toutes ces oeuvres en lieu sûr: elles seront plus en sécurité en Egypte qu’ ici. Et à mon tour de te dire, à toi qui possèdes de tels brûlots : prends garde à toi.