30.3.05

-III-


Cependant, l'histoire n'allait pas tarder à s'accélérer. Je vous ai dit que le Préfet du prétoire, Cynégios, était venu à Alexandrie et avait interdit tous les cultes égyptiens et helléniques; il avait même été jusqu'à poser les scellés sur les portes des temples. On le disait complètement esclave de sa femme, plus bi­gote que toutes les "Vierges du Seigneur" réunies. Je crois plutôt que cette déci­sion venait de ce que Théodose était totalement soumis à l'évêque Ambroise, comme Archias me l'avait expliqué. Il devait d'ailleurs l'année suivante étendre à tout l'Empire l'interdiction de tous les cultes autres que chrétiens, ce qui revenait en somme à rendre le Christianisme quasi obligatoire. Partout, les bataillons de moines avaient entrepris de démolir systématiquement les temples, partout les dé­molisseurs et les incendiaires travaillaient sous la protection de l'armée : c'est ce qui s'était passé à Carrhes, Edesse, Apamée, Hiérapolis de Syrie, dont le tem­ple‑forteresse consacré à Apollon avait été rasé en attendant que ses pierres fus­sent utilisées pour la réparation des ponts et des aqueducs de la région. Vous sa­vez que ces démolitions méthodiques qui se déroulaient dans tout l’Empire d'Orient ont inspiré à Libanios d’Antioche son beau discours Pour les Temples.

Dans les deux principales villes de l'Empire, cependant, Rome et Alexandrie, (je mets à part Constantinople pour des raisons que vous comprenez tous), les sanctuaires restaient debout. Ceux d'Alexandrie étaient fermés, certes, depuis le pas­sage de Cynégios, mais intacts. Le prestigieux, immense et magnifique Sérapeion dressait toujours sa forêt de colonnes sur son acropole, au sommet d'un escalier de cent marches, entouré de très vastes portiques qui abritaient en particulier l'an­cienne bibliothèque du Musée reconstituée. Dans le sanctuaire aux murs recouverts de plaques d'or, d'argent et de bronze, la statue chryséléphantine du Dieu, identi­fié à la fois à Zeus, Pluton et Osiris, oeuvre colossale exécutée d'après un modèle jadis sculpté par l'illustre Bryaxis, ce chef d'oeuvre était intact. Certes les prêtres n’introduisaient plus solennellement dans le temple, chaque matin, la sta­tue en fer du Soleil qu'un puissant aimant élevait ensuite jusqu'à la bouche de Sé­rapis; mais tous les jours le premier rayon de l'astre continuait à illuminer le superbe visage du Dieu à la barbe épaisse et à la chevelure puissante surmontée du boisseau, et faisait étinceler les pierreries de ses yeux. Tandis que pour un Hel­lène comme Olympios, la fermeture du sanctuaire était intolérable, pour des fanati­ques comme Ambroise ou Théophile c’est le fait qu’ il ne fût pas détruit qui appa­raissait scandaleux, surtout en raison des motifs par lesquels on justifiait son maintien.

En effet, plus d’un demi‑siècle après que la foi au Christ fût devenue la religion des Empereurs, sinon de l'Empire, le peuple romain restait persuadé, dans son immense majorité, que le salut du monde, dont Rome avait été le centre, dépen­dait des sacrifices faits à Jupiter Capitolin dans son sanctuaire national, même si ces sacrifices n'étaient plus célébrés au nom de l'Etat par l'Empereur, Souverain Pontife. Le peuple égyptien, de son côté, ne doutait pas un seul instant que les crues annuelles du Nil qui fécondaient la terre et permettaient de nourrir le mon­de, ne fussent dépendantes du culte rendu au divin Sérapis, protecteur de l’Egypte tout entière. De très vieilles prophéties, attribuées à Hermès Trismégiste, annon­çaient que le pays deviendrait un désert quand il abandonnerait ses Dieux; peut-­être même que le fleuve, au lieu de l'eau bienfaisante, l'inonderait de sang. Quant à la statue du Dieu, ce sont d'épouvantables catastrophes cosmiques que provoque­rait instantanément l'impie qui oserait porter sur elle une main sacrilège. Le dis­cours Pour les Temples de Libanios, paru quelques années plus tôt, m’ avait paru ex­trêmement courageux et même émouvant, mais aussi un peu maladroit, dans la mesure où il reprenait, à propos des temples de Rome et d'Alexandrie, tous ces arguments qui ne pouvaient qu'exaspérer les chefs fanatiques de l’Eglise chrétienne.

Comme on pouvait s'y attendre, Théodose, une fois de plus, céda. Il interdit les cultes romains et, trois mois plus tard, ceux d'Alexandrie. En principe, cela ne changeait rien puisque les sanctuaires étaient déjà fermés. Mais l'audace de l'évêque Théophile se trouva décuplée par le décret impérial : cette fois la démo­lition qu'il désirait avidement devenait possible.

*

Un matin, quand j'arrivai au cours de Claudien, il n'était question parmi les élèves que d'une provocation scandaleuse à laquelle l'évêque s'était, paraît ­il, livré la veille. Hiéron n'était pas là. C'était un élève nommé Hésychios qui racontait ce qu'il avait vu, entouré par tous nos condisciples : même le rhéteur Claudien tendait l'oreille et demandait de temps en temps une précision. De toute évidence, il avait compris qu'il aurait du mal à faire son cours ce jour‑là.

Hésychios, malgré son nom, était dans un état d'extrême agitation. Il racontait que Théophile avait obtenu de l'Empereur, l’autorisation de transformer en église un temple de Dionysos. Comme toujours, il fallait commencer par "purifier" le lieu : l'évêque, entouré d'un groupe de moines, avait donc commencé à vider le sanctuaire de tout son mobilier et de ses objets sacrés. A une petite distance, se tenait un attroupement de cent ou deux cents personnes, selon Hésychios, Hellè­nes et Chrétiens mêlés; au premier rang se tenait Hiéron, les bras croisés, contenant difficilement sa rage. Au fur et à mesure que les objets du culte étaient sortis et jetés à terre par Théophile et ses acolythes, la foule devenait nerveuse. Applaudissements et huées commencèrent à se mêler. Hésychios vit Hiéron et ses voisins échanger injures et bientôt coups de poing. Finalement, l'évêque, remontant de la crypte, sortit en brandissant deux vans mystiques et leur contenu, les sym­boles phalliques. Il en saisit un et le jeta à la foule en criant, l'air mauvais: "Voilà ce qu'adoraient ces pourceaux !" Il avait évidemment choisi les objets les plus incompréhensibles pour des profanes, donc les plus scandaleux.

C'en était trop. Les rires des Galiléens furent vite couverts par les mur­mures puis par les hurlements des Hellènes dont la foule se trouva soudain grossie par l'arrivée d'une colonne impressionnante conduite, précisa Hésychios, par un prêtre du Sérapeion, Olympios. Des coups furent échangés, des couteaux brandis, puis la bagarre devint générale : elle continuait encore à la nuit tombante. Un cri courut enfin : "Au Sérapeion !" Et la colonne des Hellènes prit la direction du sanctuaire, abandonnant sur place des morts, mais emmenant de nombreux otages. Hésychios, épouvanté, s'était enfui dès le début de la bagarre et n' avait aperçu la fin des événements que de loin.

En un instant, la salle de cours fut désertée : nous n'aurions décidément pu assimiler, ce jour‑là, les règles des clausules rythmiques et de la chironomie. Je partis avec Hésychios et Claudien le Jeune : les alentours du Baccheion offraient un spectacle affreux. Des cadavres jonchaient le parvis du temple, exposés au soleil brûlant de juin. D'autres avaient, semblait‑il, été enlevés pendant la nuit et traînés dans les flaques de sang qui finissaient de sécher. Tous les meu­bles et objets sacrés gisaient à terre dans un indescriptible désordre : je revois dans la poussière des sortes de grandes ailes faites d'une étoffe noire et luisan­te, des corbeilles, des fruits, et une substance qui ressemblait à de la pâte à pain qu'avait écrasée une sandale et qui avait sans doute été un des phalli... Tout à coup j'entendis un cri derrière moi : debout près d'un des cadavres, Hésychios tremblait de tous ses membres : « C'est Hiéron ! », cria‑t‑il d'une voix tragique. Je me précipitai, ainsi que Claudien : c'était bien Hiéron. Le pauvre garçon avait les yeux grands ouverts; il avait été poignardé en pleine poitrine et s'était affalé sur le dos, bras écartés... Je le revis à mes côtés, dans la campagne d'Oxy­rhynque, pendant les quelques jours qu'il avait passés chez nous; je l'entendais me dire sur les berges du Nil : "La philosophie consiste à libérer la flamme di­vine emprisonnée dans notre enveloppe mortelle. Il est honteux de s'attacher à d'autres corps comme le nôtre." Pauvre Hiéron ! Il n'avait voulu connaître aucune des joies de notre monde sublunaire. Si au moins quelque chose de lui subsistait au‑delà des sphères célestes successives ! Si au moins l'étincelle divine qui l' a­vait animé avait rejoint l'Ether infini, sa patrie perdue ! Les Dieux seuls, les Dieux auxquels il avait cru, les Dieux, émanations de l’Un transcendant, savaient ce qu'il était advenu de lui...

Hésychios tremblait comme une feuille, les yeux fixés sur le cadavre : "On ne peut pas le laisser là ainsi, lui dis‑je. Allons au Sérapeion. Je connais un peu Olympios. Il ne doit pas savoir que le pauvre Hiéron a été tué".

Prudemment, Claudien déclara qu’il préférait rentrer, de sorte qu’ Hésychios et moi montâmes seuls vers le Sérapeion. Olympios et ses partisans avaient trans­formé le temple en forteresse. J'aperçus un attroupement au sommet du grand esca­lier dont les marches étaient jonchées de cadavres, derrière des hommes casqués, armés de boucliers et de lances : tout avait donc été prévu pour soutenir un véri­table siège. En bas, les ruelles de Rhacotis étaient presque désertes. Deux ou trois hommes qui observaient les lieux du coin d'une rue nous firent signe de loin d'être prudents. Nous nous approchâmes d’eux.

‑ Attention, me dit un petit gros, rouge de peau et noir de poil, s’ils vous voient, ils vont descendre et vont vous emmener comme otages.

‑ Les misérables ! murmurait un autre entre ses dents. Je me demande ce qu’ attend Romanos pour les déloger.

‑ Il attend les ordres d’ Evagrios, dit le premier, qui attend les ordres de Théo­dose.

Romanos était le duc commandant militaire de l’Egypte et Evagrios le Pré­fet Augustal représentant de l’Empereur. Vous voyez que ces pauvres bougres connaissaient assez mal le fonctionnement des institutions romaines.

J'interrogeai du regard Hésychios qui manifestement n'en menait pas large. Je pris donc les devants et il me suivit. Nous traversâmes la rue et commençâmes à monter les marches en enjambant les cadavres. Derrière notre dos, les autres nous traitèrent de fous. Deux des hommes en armes descendirent à notre rencontre et nous saisirent sans ménagement.

‑ Je veux voir Olympios, dis‑je. Son ami Hiéron a été tué hier soir et son cada­vre est en train de pourrir devant le Baccheion.

‑ Tu feras ce qu'on te dira, me répondit le soudard.

Et nous montâmes les marches, les lances dans les reins, au milieu d'une foule brusquement muette qui nous dévisageait.

Je n'oublierai jamais le spectacle que je découvris en arrivant sur l'es­planade du Sérapeion. J'avais souvent parcouru les immenses portiques qui entou­raient le temple : ils étaient devenus un lieu de supplice. Les hommes d'Olympios y avaient crucifié tous les Chrétiens qu'ils avaient pu prendre et qui, je le suppose, avaient refusé de sacrifier. Des croix avaient été dressées le long des co­lonnes. Certains des suppliciés avaient été cloués, d'autres seulement attachés, pendus par les bras. J'ai encore en mémoire un de ces malheureux dont l'agonie s' achevait : au bord de l'asphyxie, il avait des espèces de soubresauts dérisoires comme pour aspirer une ultime gorgée d'air, puis sa tête retomba. On nous poussa dans le sanctuaire.

J'avoue que je fus saisi d'une crainte sacrée en découvrant dans la pénombre l'immense idole aux yeux étincelants. Sérapis était assis, avec à ses pieds Cerbère, le gardien des enfers. Au pied de la statue, quelques braises brillaient sur un autel. Les lances nous piquèrent le dos et, au fond du temple, une voix cria :

‑ Si vous n'êtes pas des chiens de Galiléens, vous allez sacrifier au divin Sé­ rapis .

Toujours suivi d'Hésychios, je m'avançai vers l'autel auprès duquel, de­bout, se tenait un homme au crâne rasé, tout de blanc vêtu, et en qui je reconnus le grammairien Ammonios, prêtre du Dieu Thot. Il nous désigna une coupelle d'or pleine d'encens. Je saisis quelques grains du bout des doigts et les jetai sur le braises : la fumée monta vers les narines du Dieu. Derrière moi, Hésychios m'imi­ta. Je m'approchai d'Ammonios :

‑ Hiéron a été tué, lui dis‑je (Il tressaillit.) Olympios ne doit pas le savoir. (Il me fit signe qu’ en effet il ne le savait pas) On ne peut laisser son cadavre sans sépulture : il est devant le temple de Dionysos.

Ammonios rappela les porte‑lance et donna un ordre bref.

Et c'est ainsi que nous nous trouvames enrôlés, Hésychios et moi, parmi les défenseurs du Sérapeion. Je me rendis vite compte que nous nous étions embar­qués à la légère dans une aventure qui pouvait très mal finir. Car enfin, tous ceux qui étaient là s'étaient bel et bien mis hors la loi. Non seulement nous oc­cupions un temple fermé par décision imperiale, mais nous étions tous coresponsa­bles des crimes qui y avaient été commis. Fuir ? Au pied du grand escalier nous vîmes bientôt non seulement des hommes en armes mais des machines de guerre : la colline du Sérapeion était bouclée. L'abattement commença vite à se lire sur les visages. Toute cette foule.dormait à même le sol, sous les portiques, et les réveils matinaux étaient amers. Naturellement, il ne pouvait être question de lais­ser indéfiniment les cadavres des suppliciés pourrir en plein soleil : ils furent donc décloués, détachés, posés à plat sur les dalles, puis descendus dans les cryptes. Et l'attente reprit.

Un jour, on vit arriver, entourés d'une impressionnante escorte militaire, le Préfet Augustal et le Commandant militaire de l'Egypte. Debout sur le parvis du temple, ils s'adressèrent à la foule. Evagrios rappela les lois en vigueur. Les temples étaient fermés en exécution d'un édit impérial. Tous les sacrifices aux "idoles" étaient interdits. En conséquence,. nous étions invités à 'évacuer les li­eux. Ce discours modéré, où il n'était pas question de châtiment, nous laissa per­plexes. N'était‑ce pas un piège ? Fallait‑il accepter ce compromis ? Chacun se mit à en discuter avec son voisin. Il s'ensuivit un brouhaha que Romanos affecta de prendre pour un murmure de désapprobation. "Dans ces conditions, dit‑il, nous al­lons en référer à l'Empereur." Et les deux hommes partirent encadrés par les sol­dats, en majorité des Goths, reconnaissables à leurs poignards, à leurs boucliers pointus et à leurs longues épées à lame plate. Mais le bruit courut qu'il y avait aussi parmi eux des Huns.

L'interminable attente recommença et les nerfs furent vite à vif. Il fal­lut rationner l'eau et les vivres, bien qu'Olympios eût rassemblé de quoi soute­nir un long siège. Des disputes se produisirent, les uns reprochant aux autres d’avoir fait preuve d'intransigeance face aux propositions raisonnables d'Evagri­os. Au pied du grand escalier, la foule grossissait : Théophile avait appelé en renfort les robes noires de la vallée de Nitrie, qui étaient arrivées par centai­nes. Nous étions pris au piège. Les hommes déambulaient par petits groupes, désoeuvrés, inquiets. Je trouvai un jour Hésychios en larmes, effondré au pied d'une co­lonne. Nous allions tous être massacrés, me dit‑il, et il pensait à la douleur de ses parents. De temps en temps, Olympios tentait de nous redonner espoir, mais ap­paremment il le perdit lui‑même assez vite et sa dernière intervention fut lamen­table : dans un discours probablement inspiré de Porphyre, il rappela que les ima­ges des Dieux n'étaient par elles‑mêmes que des objets matériels qui ne devaient leur pouvoir qu'à la force surnaturelle qui les habitait : celle‑ci, ajouta‑t‑il, pouvait parfois les déserter; c'était peut‑être le cas pour la statue du grand Sérapis. Après quoi, on ne le vit plus. On apprit bientôt qu'il avait quitté le temple par une issue secrète pour gagner l'Italie. Plus tard, les Chrétiens ex­ploitèrent à fond cette désertion pitoyable : ils allèrent jusqu'à raconter qu'u­ne nuit, Olympios avait entendu dans le Sérapeion une voix qui chantait l'allélu­iah ! Toujours est‑il que sa fuite produisit sur les assiégés un effet désastreux et chacun se mit à chercher les portes secrètes, les escaliers dérobés et les sou­terrains inconnus.

Un jour enfin, arriva la réponse de l’Empereur. Elle fut lue par le commandant de la légion qui bloquait le Sérapeion, en présence d'une foule énorme. Car les Chrétiens qui attendaient depuis des semaines au pied des marches et dont la grande majorité était constituée par les moines de Théophile, avaient envahi en masse l'esplanade du temple, contenue par les boucliers et les lances des Goths Le discours de Théodose fut un de ces chefs d' oeuvre dont il était seul capable. Il commençait par saluer les victimes de la folie criminelle des Hellènes : ils étaient morts pour leur foi au Christ; ils étaient donc devenus de saints martyrs. Aux criminels, l'Empereur condescendait à pardonner dans l'espoir, affirmait‑il avec le plus grand sérieux, que sa clémence hâterait leur conversion à la vraie foi. Manifestement, après l'affaire du stade de Thessalonique, l'année précédente, Théodose ne tenait pas à ce qu'Ambroise lui infligeât une seconde pénitence publique, risque qu'il ne courait d'ailleurs guère... Enfin, considérant que les temples des idoles étaient à Alexandrie la cause des troubles publics, l'Empereur donnait aux autorités de l'Etat et de l’Eglise l'ordre de les raser.

Un hurlement de triomphe des moines accueillit cette péroraison. Ils sautaient de joie, s'embrassaient, fraternisaient avec les soldats. Théodose faisait porter toute la responsabilité aux Hellènes et les temples des "démons" allaient enfin être démolis : que pouvaient‑ils souhaiter de plus ? Quant à nous, qui pou­vions craindre d'être tous passés au fil de l’épée, nous respirions : nous étions sains et saufs. Nous quittâmes les lieux entre deux rangées de soldats, sous les huées des moines.

La suite, je l'ai apprise par oui dire ou je l'ai vue en badaud. La des­truction des temples commença immédiatement, sous la protection de l'armée, comme partout. On vit les moines grimpés sur les toits, armés de barres de fer, jeter à terre les tuiles et les charpentes, puis les architraves et les colonnes, tambour après tambour. La grande statue de Sérapis apparut en plein soleil, émergeant des décombres. Elle était faite d'une armature de bois sur laquelle avaient été fixées les plaques de métaux précieux, les morceaux d'ivoire, les pierreries... Les murs du sanctuaire furent dépouillés de leurs plaques d'or et d'argent qui furent pres­tement évacuées sous bonne escorte. C’est alors, paraît‑il, qu’apparurent, gravés dans la pierre les mystérieux caractères empruntés à l'écriture des anciens Egyp­tiens, qui avaient la forme d’une croix et signifiaient, dirent les gens capables de les lire, "vie future". Les moines triomphèrent bruyamment, comme s’ils avaient été les premiers à enseigner l'existence d'une vie après la mort Et comme si les inventeurs des hiéroglyphes avaient pu savoir par avance comment mourrait un jour un charpentier galiléen que ses fidèles appellent aujourd'hui le "Christ".

Le Sérapeion, comme tous les autres temples d'Orient, à l' exception de ceux qui avaient été transformés en églises, fut rasé. Les démolisseurs ne laissè­rent debout qu’une colonne d’un des portiques à titre de témoin, pour marquer l’emplacement de ce qui avait été le plus beau temple d'Egypte. Restait la statue du Dieu. Personne n'ignorait les prédictions terribles qui la concernaient. Chacun pensait aux catastrophes cosmiques que provoquerait celui qui oserait porter la main sur elle. Un jour pourtant, on vit arriver Théophile, petit homme sec à visa­ge de rapace, à la tête d'une équipe de gros bras, armés de haches et de massues. Perdu dans la foule qui avait envahi les décombres, je regardais cette statue de­vant laquelle j'avais fait monter la fumée de l'encens. Elle, qui paraissait immen­se dans la pénombre du temple, était étriquée maintenant qu'elle étincelait en plein soleil sur cette vaste esplanade encombrée de gravas, de pierres, de tuiles, de fûts de colonnes et de morceaux de charpente enchevêtrés. Théophile et ses dé­molisseurs approchèrent de l'idole après avoir escaladé les ruines. La foule rete­nait son souffle. Puis il y eut un cri : "La terre va trembler !" Théophile écla­ta de rire et lança : « Boniments de femme saoule ! » Il fit un signe : une hache s'abattit, fendant une plaque dorée. De l'endroit où je me trouvais, le bruit du coup fut à peine perceptible. Quelques secondes passèrent : la terre ne trembla pas. Alors les haches s'activèrent, s'acharnèrent : la statue fut éventrée; les démolisseurs prenaient seulement le temps de récupérer les plaques de métaux pré­cieux. Quant à l'armature de bois,. elle tombait en poussière et une nuée de rats en sortit précipitamment. Théophile se tenait les côtes, à moitié mort de rire.

Dans les semaines qui suivirent, la destruction de tous les temples alex­andrins fut achevée. Les pillards osèrent même s'attaquer au prestigieux Mausolée d'Alexandre le Grand, le conquérant que tous les Egyptiens honoraient comme un Dieu. Des morceaux de la statue de Sérapis, du moins de son armature de bois, fu­rent brûlés dans les rues. Tous les objets sacrés en métal précieux, toutes les statues de bronze furent envoyés à la fonte. Théophile n'en préserva qu'une seule: celle de Thot‑Hermès, le Dieu‑babouin dont Ammnios avait été le prêtre : il la fit dresser sur une des places de la ville avec une inscription prenant à témoin les générations futures du degré de bassesse où étaient tombés les Hellènes pour adorer de tels Dieux. J'appris peu après qu'Ammonios et Helladios s'étaient exilés ici à Constantinople où ils avaient repris leur métier de grammairiens. L'informa­tion était exacte et je les ai retrouvés peu après mon arrivée dans cette ville, quelques années plus tard.

C'était fini. La prédiction d'Antonin et l'oracle d'Hermès‑Trismégiste s'étaient réalisés. Au printemps suivant, la crue du Nil fut magnifique : de Syène au Delta, toute la partie fertile de l'Egypte ne fut plus qu'un immense lac et, au sommet de leurs buttes, les villages furent cernés par les eaux bienfaisantes pendant plusieurs semaines. Mon père m'écrivit que les nilomètres d'Oxyrhynque a­vaient indiqué la hauteur idéale de seize coudées. Les Chrétiens recommencèrent donc à triompher lourdement. Quant aux Hellènes, les moins abattus d'entre eux affectèrent de plaisanter sur le thème : "Le Nil est un vieux gâteux qui ne conr­trôle même plus ses urines." Mais il y eut aussi beaucoup d'inscriptions pour le baptême.

Au lendemain des événements du Sérapeion qui m'avaient fait perdre plu­sieurs semaines de cours, le rhéteur Claudien me proposa de faire partie de la petite équipe de ses assistants aussitôt après l'interruption de l’été : je vous ai déjà dit la fierté que j'en ressentis. Je n'aurais désormais plus besoin de l'ar­gent de mon père. J'allai à Oxyrhynque, cet été‑là, pour lui annoncer mes succès : il avait épousé Comito et mon frère lui‑même était marié. La vieille Philista é­tait toujours là, plus pieuse chrétienne que jamais : je la revis avec émtion et je me gardai bien de lui dire que j'avais jeté des grains d'encens sur l'autel de Sérapis

*

A la rentrée, Claudien le jeune me dit qu'il avait pris la décision irré­vocable de partir pour Rome : après ce qui s'était passé au printemps, il ne pou­vait décidément plus rester à Alexandrie. Il avait achevé de traduire dans la langue des Romains les deux premiers chants de l'épopée qu'il avait commencée sur l'enlèvement de Perséphone, oeuvre sur laquelle il comptait beaucoup pour se fair connaître quand il arriverait dans l'ancienne capitale de l'Empire.

‑ Si je te comprends bien, lui dis‑je, tu penses qu'Ambroise de Milan est plus tolérant que Théophile d'Alexandrie ?

‑ Certes pas, me répondit Claudien. Ce que je pense, c'est que Rome reste un bastion de l’hellénisme, et un bastion inexpugnable, à la différence d’ Alexandrie. Le Sénat romain est massivement attaché au mos majorum, comme on dit là‑bas. Des hommes éminents comme Symmaque, Nicomaque Flavien et quelques autres, tiennent tête aux Chrétiens, y compris aux Empereurs chrétiens, depuis plus de dix ans. Crois‑moi : Rome, elle, ne tombera pas.

Je racontai cette conversation à Archias qui n'aimait pas la suffisance et la vanité de Claudien et ne lui parlait guère. C'était un jour où il m'avait invité dans la belle maison qu'habitait sa famille dans le quartier juif et où il m’avait même présenté à ses parents : les récents événements avaient rapproché tous les adversaires de l'intolérance chrétienne : nous étions donc installés à l'ombre sur la terrasse qui dominait l'arrière du cap Lokhias et ses palais, l'île d'Antirhodos, au milieu du grand port, et, de l'autre côté, la grande synagogue d'Alexandrie entourée de son jardin. Entre nous se trouvait une petite table chargée de friandises. Quand je résumai à Archias ce que m'avait dit Claudien, il haussa les épaules :

- Pourquoi voudrais‑tu, me dit‑il, que Rome reste un îlot de tolérance dans un océan de fanatisme ? L'hellénisme va disparaître partout. Tu connais bien l'é­dit que vient de promulguer Théodose ?

Archias faisait évidemment allusion au fameux édit interdisant tous les cultes autres que le christianisme, en privé ou en public, sur toute l'étendue de l’Empire. Désormais les Hellènes tombaient sous le coup de la loi et le christianisme devenait la religion officielle de l'Empire romain.

- Il y a une chose que je m'explique mal, lui dis‑je, c'est que l'Empire s'achar­ne sur l'Hellénisme et que, vous, il vous laisse en paix...

Archias sursauta :

‑ En paix ? Une paix toute relative, avoue‑le. Regarde ce petit esclave, là‑bas : s'il venait à se convertir à la religion de Moïse et que nous le fassions circoncire, mon père, son propriétaire, serait passible de la peine de mort. Je le serais moi‑même, s'il me prenait fantaisie d'épouser une chrétienne, ce qui, je te rassure, n'est pas dans mes intentions. Tu savais cela ? Notre statut, autrefois libé­ral, j'en conviens, se dégrade à vue d'oeil et cela ne fait à mon avis, que pré­céder une persécution en bonne et due forme : je m'y attends. Tu me parles de "l'Empire" : il n'y a plus d'Empire. Les Empereurs ne sont plus que des marionnettes entre les mains des évêques. Et les évêques veulent tout : ils ne feront pas seulement disparaître tous vos Dieux et tous vos temples; le reste suivra : les gymnases, les théâtres, les écoles et les livres. C'est d'ailleurs commencé : re­garde ce qui s'est passé au Sérapeion.

Je reconnaissais mot pour mot ce que m'avait dit un jour le malheureux Hiéron. Et je pensais aux milliers de livres de la bibliothèque du Sérapeion rassemblés sur l'esplanade du temple avant sa démolition et transformés en un immense brasier.

- Mais vous, insistai‑je, vous ? Pourquoi tolèrent‑ils votre existence ?

Archias tendit la main et saisit une poignée de dattes blondes qu'il se mit à sucer avec application

‑ Nous leur sommes utiles,. du moins pour le moment. Car nous sommes l'exception qui doit confirmer la règle. La règle, c'est que tout le monde doit devenir chré­tien. Tout le monde sauf nous, naturellement. Car tu connais la chanson : les Juifs, qui étaient invités au festin, ne sont pas venus; on a donc été chercher les autres. Quand tous les autres seront entrés dans la salle du banquet, il ne restera plus que nous dehors. Et ce jour‑la, je te le dis, je ne donne pas cher de nous.

‑ Et que réponds‑tu quand ils vous disent que c'est parce que vous avez refusé l'invitation qu'ils se sont tournés vers les autres ?

Archias sourit :

‑ Connais‑tu les livres chrétiens ? me dit‑il.

‑ Un peu.

‑ As‑tu lu ce que dit un moment ce Jésus qu'ils appellent le "Christ" ? Il dit à ses disciples : "N'allez pas sur le chemin des nations, mais allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d'Israël." Je sais bien que, d'un bout à l'autre, ils lui font dire tout et le contraire de tout, mais tout de même ! S'il a dit cela, (et quelque chose me fait penser qu'il a dû le dire), alors la parabole du festin n’est pas de lui. Je serais assez curieux de savoir ce qu'en pense Théophile... Ceci dit, je vois un avantage pour vous dans ce qui vous arrive.

‑ Pour nous ? De qui parles‑tu ?

‑ Des Hellènes. N'en fais‑tu pas partie ?

‑ Si je le savais ! Je commence à ne plus très bien savoir où j 'en suis. Mais enfin admettons : et alors ?

Archias parut surpris et je me dis qu'il y avait sans doute de quoi. Il reprit :

‑ Eh bien regardez ce qui nous est arrivé à nous, et prenez exemple : nous n'a­vions, nous, qu'un temple, celui de Jérusalem. Quand il a été démoli, quand nos prêtres ont dû cesser d'exercer leur ministère, nous n'avons pas disparu pour au­tant : nous nous sommes repliés sur nos synagogues, nous avons fait bloc autour de nos rabbins, de notre Livre, de notre loi. Du reste, les Juifs dispersés à travers le monde, c'est‑à‑dire les plus nombreux, y étaient habitués depuis longtemp Vous n'avez plus de temples, mais il vous reste vos philosophes.

- La philosophie n'est pas une religion.

- Avec beaucoup de philosophes stoiciens, puis platoniciens, vous n'étiez pas très loin d'une religion. Vois Plotin, Porphyre ou Jamblique.

- Ce n'est pas ainsi que je conçois la philosophie, lui dis‑je. Au beau temps de l’hellénisme, avant la contamination chrétienne, les Grecs avaient au moins quatre grandes écoles philosophiques, sans parier des petites. Et tu sais bien qu'elles se disputaient entre elles vigoureusement. C'est cela, pour moi, la philosophie : le débat et le libre choix. C'était d'ailleurs autrefois ce qui distinguait les Grecs des Barbares : nulle part ailleurs on ne trouvait cette pluralité de doctri­nes qui pouvaient librement s'exprimer, comme de cultes religieux qui se toléraient très bien entre eux.

‑ On trouve, paraît‑il, cela en Inde, si j'en juge par ce que me dit mon père.

‑ Alors, il faudra bientôt se réfugier dans ce pays car chez nous, on ne trouvera bientôt plus qu'une seule philosophie, comme aussi une seule religion.

‑ A part la nôtre, fit Archias un peu amer.

Il ajouta qu'en d'autres temps, j'aurais fait un bon prosélyte, mais que de nos jours le prosélytisme, c'était fini. Je répliquai que j'aurais sans doute été un aussi mauvais Juif que j'étais un mauvais Hellène et que j'avais failli ê­tre un mauvais chrétien. Je repris :

‑ Aujourd'hui, tout le monde est platonicien. Même votre Philon l'a été. Même les Chrétiens le sont sans vouloir l'admettre, encore qu'Augustin le reconnaisse à de­mi‑mots. Eh bien, moi, je me sens plutôt proche de ces "Académiciens" d'autrefois qui se réclamaient eux aussi de Platon, mais qui, tu le sais, enseignaient la « suspension du jugement ». Je me demande parfois si ce n'est pas là le dernier mot de la sagesse.

En m'entendant citer Philon, Archias avait fait la moue. Les Juifs d'Ale.­xandrie avaient beaucoup changé depuis quelques siècles, au fur et à mesure que l'Empire changeait d'attitude à leur égard. Philon, me dit‑il, avait voulu séduire ses lecteurs romains : il avait donc passé sous silence tout ce qui, dans les cro­yances des Juifs, pouvait les choquer, par exemple l'attente du Messie. Chez Phi­lon, le Judaîsme était devenu une sorte de philosophie, facilement acceptable par les Grecs : c'est ce qu'Archias lui reprochait aujourd'hui avec aigreur. Lui au contraire, revendiquait, dans sa foi, tout ce qui était inacceptable par quicon­que n'était pas Juif. Je ne sais s'il y croyait toujours, mais il le brandissait comme un défi, soulignant sa différence avec ceux qui, de protecteurs qu'ils a­vaient été autrefois, étaient devenus des persécuteurs de son peuple. De plus, en m'entendant parler de "suspension de jugement", il me jeta d'un ton sans appel :

‑ Je hais le fanatisme plus que personne, mais le scepticisme est une philoso­phie médiocre. Avoue que personne n'a jamais fait l’Histoire, bonne ou mauvaise, en suspendant son jugement.

*

J'ai beaucoup repensé à ce que m'avait dit Archias et en particulier à sa phrase : "Vous n'avez plus de temples, mais il vous reste vos philosophes." Je ne savais plus très bien où j'en étais. J'avais rompu mes fragiles racines chrétien­nes, sans me sentir vraiment "hellène", si l'on entend par ce mot une véritable foi dans les anciens Dieux. Même renouvelé par les savantes exégèses des Platoni­ciens ou des Stoïciens, le discours sur les Dieux me laissait perplexe. Peut‑être étais‑je mal informé ? C’est peu de temps après avoir commence a exercer mes nouvelles fonctions d'assistant du rhéteur Claudien que je décidai de suivre l'ensei­gnement de "la" philosophe, comme tout le monde l'appelait à Alexandrie, et j'é­tais loin de me douter que ce choix allait bouleverser ma vie.

Hiéron m'avait parlé d'Hypatie, aux jours, déjà lointains, de son passage à Oxyrhynque. Avait‑il suivi ses cours ? Jamais je ne lui en avais parlé : il é­tait un peu tard pour m'en repentir, mais il était encore temps d'entreprendre mon initiation philosophique.

On parlait beaucoup d'Hypatie dans Alexandrie. Elle professait un cours public, rétribué par la cité. Son père Théon, maintenant très âgé, avait été un des plus savants astronomes du Musée mais il était également versé dans les scien­ces divinatoires. La philosophe, elle, ne considérait les mathématiques et l'astronomie que comme un enseignement "propédeutique" préparant aux sublimes mystères de la philosophie. On chuchotait même qu'elle donnait un enseignement « ésotérique » à quelques privilégiés. Hypatie récusait la "théurgie" des Jamblique et des Maxi­me d'Ephèse : elle parcourait les lieux vertigineusement élevés qu'avait autrefois hantés le grand Plotin, maître éminent qui avait dit : "Ce n'est pas à moi d'aller vers les Dieux. C'est aux Dieux de venir à moi", et qui quatre fois, selon son disciple Porphyre, avait eu le privilège de parvenir à l’ union mystique avec l'UN qui n'a ni forme ni visage et qui est situé au‑delà même de l'Intelligible.

Il va de soi que, pour les Chrétiens qui la haïssaient, Hypatie incarnait l'aveuglement et l'obstination diaboliques des Hellènes. Et comme c'était une fem­me, ils ne se privaient pas d'en faire une dévergondée, une "louve", quoiqu'elle fût très exactement le contraire. Mais une femme et, qui plus est, une jeune fem­me, qui enseignait devant des auditoires exclusivement masculins, pouvait‑elle ê­tre autre chose qu'une dévergondée ? J'ajoute qu'elle avait l'habitude d'arborer l'accoutrement des anciens philosophes, le petit tribonion d'étoffe grossière que portaient autrefois les cyniques, ces prêcheurs sales, hirsutes et dépenaillés qui allaient de ville en ville, bâton à la main et, à l'épaule, une besace conte­nant quelques poignées de lupin, enseignant le mépris des richesses et de toutes les valeurs reconnues par la société. En bonne platonicienne, Hypatie professait un profond mépris du corps et, comme jadis Socrate, c 'était la « beauté intérieure » qu’elle demandait aux Dieux. Elle n'était ni sale ni dépenaillée comme les anciens cyniques, mais il eût évidemment été contraire à ses principes de soigner sa mise. Contrairement aux cyniques, elle n'allait pas nue sous le tribonion : c'eût été excès de provocation. Mais elle portait une tunique accordée au manteau, c'est‑à-­dire aussi courte que lui, ce qui n'avait pas peu contribué à la réputation de "louve" que lui avaient faite les moines.

Avant de l'avoir vue, je pensais à Hypatie comme à une femme, presque com­me à une déesse. Hiéron m'avait parlé d'elle comme d'une incarnation d'Athéna. Pourquoi pas Héra ou la déesse "ouranienne" des Syriens ? Quelle fut pas ma sur­prise, à la première leçon que je suivis, de voir apparaître la Psyché de la légende ! Hypatie était une toute jeune fille, guère plus âgée que moi, admirablement intelligente, prodigieusement savante, certes, mais toute menue et qui, loin de défier ses auditeurs en les fixant droit dans les yeux, avait un maintien étonnamment modeste et réservé. Sa voix était claire, assurée, mais c'était presque une voix d'enfant, une sorte de murmure berceur ou de chant dont chaque mot était com­me savouré avant d’ être prononcé et qui, comme la voix d 'Antonin à Canope, me met­tait des frissons dans tout le corps. Jamais l'expression homérique "des paroles douces comme le miel" ne me parut plus appropriée. Hypatie était belle, mais d'une beauté naturelle, sans apprêts; elle ne donnait aucun soin à son visage ni à sa chevelure et je me disais que, passée par les mains des maquilleuses, des coiffeu­ses, des parfumeurs et des bijoutiers, elle eût pu être une des femmes les plus admirées de la cour de l'Empereur ou l'épouse comblée du Préfet Augustal.

Je perdis la tête aussitôt et je la perdis durablement. Les médiocres a­mours que j'avais connues jusque là me parurent honteuses. Je pris en haine la femme un peu sotte dont j'étais l'amant depuis plusieurs mois. Mais hélas, Hypatie m'ignorait absolument. Un jour que je voulus, à la fin d'une de ses leçons, lui demander une précision sur un point de son exposé , elle me fit une réponse qui me parut d'autant plus sèche qu'elle ne me regarda pas plus que si j'avais été un de ses esclaves. Comment l'approcher ? J'y songeais des nuits entières sans trouver de réponse et', comme on dit, je mangeais mon sang.

J'en vins à envisager d'avoir recours aux pratiques de la magie, bien qu’elles me rendissent ‑ je le savais ‑ passible du bûcher. Peu après mon arrivée à A­lexandrie, du temps de nos sorties galantes à Canope, un de mes condisciples de chez Claudien avec lequel j'étais lié d'amitié, m'avait dit un jour à demi‑mots qu'il devait se rendre chez une sorcière de la ville : il était repoussé par la belle qu'il convoitait et il en souffrait le martyre; je l'avais accompagné dans les ruelles qui entourent l’Iseion et je l'avais vu entrer dans une maison que je pourrais, me disais‑je, facilement retrouver. Jamais je ne lui avais reparlé de cette visite, mais il m'avait dit un jour que la belle farouche avait fini par se laisser attendrir.

J'étais donc déjà, vous le voyez, gravement malade, mais ce n'était rien à côté de la folie qui s'empara de moi, quelques mois après, quand Synésios et Herculien vinrent se joindre au groupe des fidèles de la Divine. L'auditoire était jusque là très mêlé ( même des personnages en vue d'Alexandrie assistaient parfois aux leçons ) mais je n'avais encore trouvé personne avec qui j'eusse envie de fra­terniser. Théotecne était sympathique mais ses cheveux blancs lui donnaient l'air d'un vieillard. J'avais l'impression que Théodose donnait à ses essais littéraires plus d'inportance qu'ils n'en méritaient. J'aimais bien Athanase et Galos mais je les trouvais un peu légers. Un jour donc, arrivèrent Synésios et Herculien, deux jeunes gens avec qui, en d'autres circonstances, je me serais lié immédiatement d'une indéfectible amitié.

Herculien, qui est devenu depuis haut‑fonctionnaire en Egypte, était issu d'une très riche famille de ce pays. Au cours d'un voyage dans la Cyrénaïque, il avait rencontré Synésios, fils d'un propriétaire terrien de cette province : Syné­sios l'avait reçu chez lui et, l'entendant vanter les charmes de la grande ville et la réputation de "la" philosophe dont il avait déjà suivi les leçons, avait fi­ni par l'accompagner. Synésios faisait plus vieux que son âge parce qu'il était un peu corpulent, et surtout parce qu'il était affligé d'une calvitie précoce dont il affectait de plaisanter mais dont, je crois, il souffrait. C'était un fin let­tré plein d'humour : il savait Homère par coeur mais son grand homme était Dion surnommé Chrysostome. Tu le sais, mon cher Pylémène, toi qui le connais bien, c'est Dion qu'il a pris comme référence dans le livre où il a entrepris de s'expliquer sur lui‑même et qu'il a justement intitulé Dion. Et comme Dion a écrit un Eloge de la chevelure, eh bien, Synésios avait entrepris un Eloge de la calvitie qu'il a publié depuis. Il nous en lisait parfois des extraits qui nous amusaient d'autant plus qu'il affectait une emphase de ton qui contrastait avec le comique du sujet. Car il était pince sans rire et l'on ne savait jamais trop avec lui quand il était sérieux et quand il, plaisantait. C'était le cas par exemple quand il prétendait n'avoir de goût que pour la chasse. Je dois dire qu'il avait un art consommé pour nous raconter ses parties de chasse dans les déserts de sa Cyrénaï­que à laquelle il était passionnément attaché. Cyrène, vous le savez, a été fondée par des colons doriens venus jadis de Théra et Synésios en tirait argument pour prétendre, avec une fatuité affectée, qu'il descendait des Héraclides, sinon d'Hé­raclès en personne. Jamais je n'ai vu quelqu'un assaisonner ses propos de plus de « sel attique » que ce soi‑disant Spartiate.

Je surpris un jour, entre les habitués du cours d'Hypatie, une conversa­tion qui portait sur la Divine. Cette femme me paraissait si exceptionnelle, si sublime, elle occupait à ce point mes pensées et mes rêves que je m'étonnais qu'on pût en parler avec détachement comme on l’ eût fait, de la crue du Nil ou du dernier édit de Théodose. Alors comment pouvait‑on en plaisanter ? Herculien était en train de dire qu'Hypatie lui paraissait avoir gagné en beauté pendant les mois où il a­vait été absent d'Alexandrie. Alors Synésios claironna ( mais sans doute plaisan­tait‑il, comme d'habitude ) que cela signifiait certainement qu'elle avait sacrifié à Aphrodite. Il s'y connaissait. L'amour avait un effet immédiat sur la beau­té des femmes. En tout cas, il avait, lui, une soeur, Stratonice, dont la beauté déjà grande avait encore redoublé quand elle avait épousé son militaire de mari. Au point qu'il lui ferait un jour élever une statue à Cyrène où il la ferait re­présenter en Cypris‑Aphrodite, peut‑être même en Hélène, pour rendre hommage à ses ancêtres spartiates.

Moi qui en étais venu à perdre le sommeil tant j'étais rongé par ma passion, j'enviais le détachement et l'insensibilité de Synésios. Je savais qu'il admirait profondément la philosophe, mais comment faisait‑il pour ne pas en être amoureux ? Comment pouvait‑on ne pas en être aussi follement épris que moi ? Ce qui me trou­blait le plus, c'est que Synésios avait trouvé le moyen, lui, d’approcher la Divi­ne : il avait entrepris de construire un de ces planisphères célestes que les as­tronomes appellent "astrolabes", parce que, disait‑il avec une solennité qui, comme toujours, pouvait bien être affectée, "la science du ciel est une introduction à la science de Dieu." Cet instrument, il le fit ensuite exécuter en argent, une fois revenu dans sa Pentapole natale et je l'ai vu, ici, à Constantinople : il l'avait amené avec lui, tu dois t'en souvenir, mon cher Pylémène, quand il vint en ambassade et il en fit cadeau à un fonctionnaire du Palais Sacré afin d'obtenir u­ne audience auprès de l'Empereur. Pour l'heure, il n' était question que d’en fai­re les plans, d'exécuter les calculs et de dessiner l'appareil : pour cela, Syné­sios avait besoin des conseils de la philosophe qui, je crois, se piqua au jeu. Je les voyais s'enfermer pendant des heures pour travailler à la préparation du chef d'oeuvre et je crus devenir fou de jalousie. Comme je ne pouvais parler à personne de ma passion et de la souffrance qu'elle me faisait éprouver, j’ étouffais littéralement avec mon secret.

L'astrolabe terminé, Synésios déclara ( mais était‑il sérieux ? ) qu'on avait tout de même, et fort heureusement, fait bien des progrès depuis Hipparque qui en était resté aux premiers balbutiements. Peu de temps après, il fut admis aux entretiens "ésotériques" de la Divine, et ma jalousie redoubla. Il obtint qu'Herculien y fût admis également, ce dont, je pense, il dut se repentir plus tard; car j'ai su qu'il avait vigoureusement reproché à son ami d'avoir trahi des mystères sacrés. Quand je fus admis moi‑même à ces entretiens ( je suppose que ce fut en qualité d'ancien défenseur du Sérapeion que j'obtins cette faveur ) je com­pris qu'on devait en effet garder sur cet enseignement confidentiel un secret aus­si "religieux" que celui qu'on exigeait autrefois des initiés d'Eleusis, compte tenu de l'atmosphère de délation et de terreur que les mouchards de Théophile fai­saient régner dans la ville. Car Hypatie profitait de ces leçons réservées à des personnes sures pour commenter les livres interdits, comme ces Oracles chaldaïques qui, malgré leur nom, étaient devenus, vous le savez, un des livres saints des "Hellènes".

La Divine semblait toujours faire aussi peu de cas de moi. J'avais d'ail­leurs acquis la conviction qu'elle ne vivait que pour « déterrer l'oeil de l'âme », comme disait Synésios, et je ne croyais plus du tout qu'elle eût "sacrifié à A­phrodite", comme il l'avait insinué, peut‑être en plaisantant. Mais il me parais­sait impossible qu'un être humain normal pût être totalement exempt d'attirance physique pour son semblable. Après. tout, me disais‑je, son génial père Théon, lui­-même, avait bien dû éprouver un jour une passion terrestre, puisqu'entre deux traités d'astronomie et de mathématiques, il avait engendré sa fille. J'attendais le moindre signe, guettais le plus fugitif de ses regards. Rien. Je suis aujourd'hui convaincu que ni Synésios, ni Herculien, ni qui que ce soit d'autre, n'était mieux traité que moi, mais cela ne m'apportait aucun apaisement.

Je décidai de faire le premier pas, persuadé que, si j'attendais qu'elle me fasse signe, je risquais d'être plus vieux que Tithon avant d'avoir connu le bonheur. Un jour donc, je m'enhardis. Je restai après les autres, à la fin d'une leçon ésotérique et, le coeur battant, Je m'approchai d'elle en déclamant sur un ton probablement ridicule des vers de l’Hippolyte d'Euripide que j'avais tant bien que mal adaptés à ma situation :

Quand j'eus été blessé par le mal de l'amour

Je voulus tout d'abord taire ou cacher mon mal

Puis j'entrepris d' en triompher par ma vertu.

Mais en vain..

Si ma conduite est belle, qu'elle soit vue de tous.

Honteuse, qu'elle échappe aux regards des témoins.

Hypatie dut penser que j'étais fou, mais dans son regard, je lus surtout de la surprise.Elle prit ses livres, haussa les épaules et tourna les talons.

Alors, parvenu au dernier degré du désespoir, j'allai à Canope. La‑bas, tout avait changé : le temple d'Isis, près duquel se trouvait la maison de la ma­gicienne, avait été rasé, tout comme le Sérapeion où tant de pélerins étaient ve­nus implorer la guérison et où tant d'entre eux l'avaient obtenue. Sur leur empla­cement, on avait bâti de hideuses bâtisses pour les robes noires. La cabane d'An­tonin, au bord de la mer, était toujours là, mais n'avait plus ni porte ni fenêtre.

Je réussis à trouver la magicienne qui, contrairement à ce que j'avais i­maginé, n'était pas une vieille ridée, noirâtre et borgne. C'était une femme d'â­ge mur, mais plutôt belle encore, et qui me parut bienveillante. Je lui racontai mon histoire et lui rappelai la visite de mon ami pour un motif semblable, trois ou quatre ans plus tôt.

‑ Serais‑tu capable d'aller déposer quelque chose dans la tombe d'un mort ?, me demanda‑t‑elle en me fixant droit dans les yeux.

‑ De quel mort ?

‑ De quelqu'un qui est mort et que tu connaissais.

Je pensai à Hiéron. Je savais où Olympios et Ammonios l'avaient fait in­humer. Je répondis donc par l'affirmative. Alors la femme, après s'être assurée que je savais écrire, alla chercher une petite plaque de métal qu'elle me tendit ainsi qu'un stylet pointu et très dur. La lamelle était faite d'un métal tendre mais très lourd, sans doute du plomb, et elle était percée d'un petit trou.

Elle me demanda mon nom et celui de mon père, puis me posa les mêmes questions à propos de la femme que j'aimais. J’hésitai, mais je savais que le rite n’avait de sens que si je disais la vérité. Je citai donc le nom de la philosophe. La sorcière ne broncha pas : ce nom ne lui disait manifestement rien.

‑ Répète après moi ce que je vais te dire, m'ordonna‑t‑elle, puis écris tous les mots que tu auras prononcés.

Elle commença donc à me dicter un texte relativement long dans lequel j’adjurais les Dieux infernaux, mais aussi Eloï, Adonaï, Iao, Sabaoth et quelques au­tres, d’éveiller l'esprit de Hiéron pour qu'il suive partout Hypatie, fille de Thé­on et la lie à moi, Eumène d'Oxyrhynque, fils d’Apollonios, par un amour insépa­rable. Je suppliais l’"esprit du mort Hiéron" d’ empêcher Hypatie, fille de Théon, de manger, de boire et de dormir, jusqu'à ce qu'elle vienne à moi et à moi seul, de la traîner par les cheveux, par les entrailles, jusqu’ à ce qu’ elle ne me quitte pas et que je la possède, soumise pour la durée de ma vie. Si l'esprit du mort Hi ron accomplissait cela, je le libérerais.

Après quoi la magicienne prit une petite statuette d'argile représentant une femme nue sur laquelle elle accomplit toute une série de passes en prononçant des paroles que je ne comprenais pas, à l'exception des noms des Dieux infernaux, hellènes et barbares, que j'avais écrits sur la tablette de plomb et que je recon­naissais à mesure qu'elle les prononçait. Ensuite elle saisit une fine cordelette avec laquelle elle ficela étroitement la statue avec des noeuds compliqués serrés très fort. Elle en passa le bout dans le trou de la lamelle de plomb sur laquelle j'avais écrit le "charme", et fit un dernier noeud. Enfin elle déposa le tout, statuette et "charme", attachés l'un à l'autre, dans un petit pot de terre cuite qu'elle me tendit :

‑ Tu déposeras cela, me dit‑elle, dans la tombe de ton ami en répétant les paro­les que tu as écrites.

Hiéron était inhumé dans une vaste nécropole souterraine située à l’ouest d'Alexandrie, au‑delà de la porte de la Lune. On y descendait par des rampes hélicoïdales d'où rayonnaient de longues galeries sur plusieurs étages. J'appris à respirer par la bouche grande ouverte dans ce lieu sinistre où l'odeur était insupportable. De chaque côté des galeries, les corps reposaient dans des cellules alignées et superposées, fermées par des dalles verticales qu'il n'était pas très difficile de déplacer. Bien sûr, je ne pouvais déposer mon pot de terre aux pieds du mort que lorsque je serais assuré de ne rencontrer personne dans ces catacombes. Je revins donc, par une nuit sans lune, une torche de résine dans une main et la poterie dans l'autre, en récitant une fois de plus les paroles que je connaissais par coeur et je fis exactement ce que m'avait prescrit la sorcière.

Une semaine plus tard, Hypatie me paraissait toujours aussi belle et ap­paremment elle n'était pas affaiblie par les insomnies et les privations. Cepen­dant je m’enhardis à nouveau et, cette fois, follement confiant dans l'efficacité du charme, je me montrai plus entreprenant. Resté seul avec elle comme la premiè­re fois, je lui jurai que je l'aimais d'un amour qui me rendait fou. Je lui pris les mains, je voulus l'enlacer,. l'embrasser... Elle se débattait comme une démone, jouait des poings avec une force que je ne lui aurais pas soupçonnée, et finit par méchapper. Elle recula de plusieurs pas. Alors je vis une chose extraordinaire : elle souleva sa tunique et tira d'entre ses cuisses un linge tout maculé de sang. Elle le brandit dans ma direction en me criant :

‑ C'est ça que tu aimes, mon garçon ! Tu trouves que ça en vaut la peine ?

Elle s'avança, les yeux étincelants de colère et me jeta le linge à la fi­gure :

‑ Désormais, je t'interdis, me dit‑elle, de mettre les pieds ici.

Et elle sortit en claquant la porte.

La honte, plus encore que le désespoir, m'empêcha de retrouver mes esprits pendant plusïeurs ]ours. La fièvre me brûlait les tempes et je ne pus reparaître d'une semaine chez le rhéteur Claudien. Quand j'allai un peu mieux, je pris le parti d'aller raconter à Synésios le secret dont j'étouffais. Je lui racontai mon aventure, sans souffler mot, bien sûr, de ma visite à la magicienne de Canope. Synésios se contenta de sourire. Puis il me dit que j'avais décidément bien mal profité des leçons de la Divine. J’en convins et lui demandai de tranmettre mes excuses à Hypatie.

Un jour, il me fit savoir que la philosophe me pardonnait et m'autorisait à reparaître à ses leçons. Mais je n'y mis plus jamais les pieds.